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Insertion : l’efficacité gangrenée par la performance

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Dans leurs exigences vis-à-vis des acteurs de l’insertion, les pouvoirs publics entretiennent une confusion entre efficacité et performance, pointe Philippe Labbé, sociologue et ethnologue, chercheur associé au Laboratoire d’analyse du développement, des espaces et des changements sociaux (LADEC) de l’université Rennes-2 (1). Si la première constitue un objectif incontestable, la seconde, à l’inverse, lui apparaît contre-productive.

« Telle la houle rongeant la dune, la répétition incessante de la performance comme critère ultime et incontestable d’évaluation de l’intervention sociale creuse les consciences, réussit invasivement et intrusivement à occuper une place dans le raisonnement. A la répétition, “mère des études”, dit-on, se conjugue le sens commun, ici la fausse évidence. Ainsi, lorsque Xavier Bertrand fustige des “taux d’insertion” variant de 20 à 70 % selon les missions locales, on est tenté de se dire que, même avec des pondérations sur la base des contextes, certaines sont moins bonnes que d’autres, qui, subséquemment, devraient faire des efforts… et que, si elles ne le font pas, eh bien, pour ne pas sanctionner les courageuses ou meilleures – “winners” –, il faut blâmer les traînardes – “losers”. Notons que l’on pourrait aider ces dernières… mais cela n’entre pas dans l’idéologie de la performance et de la compétition qui adule les champions. Ainsi, un entraîneur américain disait que, pour faire un champion, il jetait un panier d’œufs contre un mur et, s’il en restait un intact, il en faisait ce champion; quant aux autres… Or, outre que le social s’adresse aux œufs fêlés ou cassés, on ne peut ni doit raisonner comme cela. Entendons-nous: il ne s’agit pas de refuser le principe d’une évaluation (encore qu’il nous faudrait, plus qu’il n’est possible ici, distinguer l’évaluation “bon grain” de celle “ivraie”, purement quantitativiste et déterministe), pas plus que de nier des fonctionnements variables selon les structures sociales ; il s’agit de viser une amélioration de la qualité du service mais en contestant, ici et radicalement («“à la racine”), la performance comme critère d’évaluation. Non seulement la performance n’a rien à faire dans le social mais elle gangrène l’efficacité et donc, y compris selon le pur calcul comptable de la technostructure, est contre-productive.

Lorsqu’on interroge les motivations des professionnels de l’insertion, un thème occupe la majeure partie des réponses : être utile socialement. La recherche de l’efficacité n’est donc pas un problème: jamais on ne rencontrera un professionnel déclarer qu’il se satisfait de ne servir à rien !

L’efficacité renvoie aux résultats et, par rétroaction, à la reconnaissance. Accueillir, accompagner des éclopés de la vie dont le point commun est d’être non pas “en difficulté” mais “mis en difficulté”, fait de la culture du résultat une obligation déontologique, une éthique professionnelle.

Un pas vite franchi

Mais, mais… il y a un hiatus. Car, ne l’entendant pas de cette oreille, les financeurs franchissent allègrement l’écart entre cette “culture du résultat” et l’obsession quantitative de l’“obligation de résultat” qui participe d’une croyance fétichiste dans un système de contrôle si sophistiqué que rien ne saurait lui échapper… contre toute raison (2). Fondée sur une méconnaissance totale de ce qui, face à une personne en demande d’insertion, est ou n’est pas possible, immédiatement ou plus tard, elle raisonne en causalité, “A” – le conseiller – sur “B” – le demandeur d’emploi – devant produire “C” – l’insertion –, alors que, dans les relations humaines A sur B donne toujours C’… et que ce “prime” est le signe de la liberté de l’individu. Avec ce déterminisme, l’obligation de résultat s’oppose à la pédagogie contractuelle du projet : même soft, le professionnel imposerait au demandeur d’emploi ce que le décideur lui impose. La seule explication que l’on trouve à ce raisonnement causal est sa simplicité… ou, spécifiquement lorsqu’il s’agit d’insertion professionnelle, le fait que l’on se soucie comme d’une guigne de la qualité de ce qui est proposé, l’essentiel étant d’insérer n’importe où – dans des secteurs “en tension”, cela n’en sera cependant que mieux car on satisfera “les besoins de l’appareil productif” – et vite. On est très loin, à ce moment, d’une conception de l’insertion professionnelle qui ne s’en tienne pas au job ou au bad job mais qui revendique, eh oui, pour des personnes peu qualifiées également, un emploi de qualité.

Depuis quelques années, peu, la performance revient en leitmotiv dans les discours du changement. Un rapport semble à ce propos particulièrement révélateur, celui de Jean-Ludovic Silicani, le Livre blanc sur l’avenir de la fonction publique (3) dont la “synthèse” énonce qu’aux valeurs traditionnelles “s’est joint désormais tout un ensemble de valeurs émergentes, parfois empruntées à l’entreprise, comme la performance et l’efficacité…” Dans leur analyse, les partenaires sociaux n’ont d’ailleurs pas suivi ce raisonnement, pourtant semblant couler de source, rappelant que ce rapport était le “fil conducteur” et la “justification” de la RGPP (révision générale des politiques publiques) dont on connaît le postulat premier (“Moins d’Etat, mieux d’Etat”), l’idéologie (le marché hormis pour la socialisation des pertes, le service public jugé comme une charge et non comme un investissement), les modalités (le départ d’un fonctionnaire sur deux non remplacé…)… et les effets (des services publics dégradés et sous tension).

Observée en 2008 pour la fonction publique, cette confusion entre l’objectif incontestable d’efficacité et la performance devrait alerter les acteurs de l’insertion vis-à-vis desquels se rejoue ce même scénario. Car, point par point, l’idéologie de la performance s’oppose à leur culture et, plus largement, à celle de l’éducation populaire dont ils sont issus. Cela signifiant sans ambiguïté que, s’ils n’y résistaient pas, ils y laisseraient… pas moins que leur identité. Sans réexposer en détail le paradigme de l’insertion, on y trouve les valeurs de solidarité, de justice sociale, de liberté du sujet, de citoyenneté, d’utilité sociale, d’humanisme et, dans la mesure où ces structures fonctionnent en réseau, un principe de réciprocité et de coopération. A cela s’oppose la performance qui, selon les termes d’Alain Ehrenberg, promeut “l’idéal d’un individu-trajectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale, sommé de se dépasser dans une aventure entrepreneuriale” (4). La performance implique la compétition qui produit des gagnants et, donc, des perdants… Or l’insertion n’a que faire des gagnants sinon de permettre aux perdants de devenir des gagnants… ce qui, déductivement, invalide le principe même de ce clivage.

En sacrifiant, sous couvert de liberté voire d’épanouissement individuel, le paradigme de l’insertion sur l’autel de ce qui est plus un slogan qu’une valeur, plus une idéologie qu’une théorie, s’opère un basculement des motivations de l’action réduites à un calcul… celui, précisément, de l’homo œconomicus, il ne faudrait pas s’étonner par la suite que tout, absolument tout, soit mis en équation et réduit à la stricte dimension quantitative et utilitariste d’un rationalisme étriqué.

Tout à fait concrètement, l’identité du secteur de l’insertion ne résisterait pas à l’adoption du principe de performance pour, au moins, une raison très simple. Si l’efficacité est d’autant mieux atteinte qu’elle s’appuie sur des synergies (travailler en équipe au sein de la structure et en partenariat sur le territoire), la performance renvoie à l’exact opposé du chacun pour soi, c’est-à-dire seul contre tous: de finalité, le succès du demandeur d’emploi devient l’instrument du succès d’un dispositif; l’objectif n’est plus le service mais la rivalité. Le réseau est soluble dans la performance. Votre “partenaire” y est le susurrant Kaa vous fixant dans les yeux : “Aie confiance…”

« Décompétitiviser »

Il faut donc sans tarder résister, “décompétitiviser”, civiliser, socialiser et faire grandir les prosélytes de la performance qui, manifestement, souffrent d’un blocage au stade anal qui, comme on le sait, est celui de la compétition. Cela commence par le refus, sans transaction possible, de la performance et, synchroniquement, par la promotion d’une efficacité qui, d’ailleurs, est reconnue… hormis par ceux qui, précisément, voudraient tracter toute la société sur les terres de la compétition parce qu’ils considèrent la société comme un pur appendice du marché. Ce déni, faut-il le préciser, n’est pas un hasard. Il s’inscrit dans une idéologie où qui n’est pas le surhomme nietzschéen bascule comme surnuméraire. »

Contact : p.labbé.pennec@orange.frwww.plabbe.wordpress.com

Notes

(1) Et consultant au cabinet Pennec Etudes Conseils.

(2) Cf. la « loi de la variété requise » de W. R. Ashby démontrant qu’il est illusoire de rechercher le contrôle complet d’un système complexe.

(3) Voir ASH n° 2555 du 25-04-08, p. 19.

(4) Le culte de la performance – Editions Pluriel, 1991.

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