Dès l’origine, la BD est apparue porteuse de valeurs positives, comme la solidarité. Comment expliquez-vous ce tropisme ?
En réalité, la thématique de la solidarité n’apparaît pas tout au début de l’histoire de la bande dessinée. Il s’agit alors essentiellement de vignettes comiques publiées dans les journaux. En France, l’une des premières bandes dessinées, Les facéties du sapeur Camember, illustre bien cette veine. Ce n’est que petit à petit que le thème de la solidarité a émergé car la BD a été vue assez tôt comme un média destiné aux enfants. Elle devait donc avoir le souci d’éduquer et de refléter des valeurs morales, positives, sportives. Pendant de nombreuses années, il a ainsi existé une véritable proximité entre la BD et les mouvements de jeunesse, en particulier catholiques, mais aussi communistes, avec un réel enjeu idéologique. Aujourd’hui encore, la BD reste très utilisée dans cette optique, notamment pour évangéliser des pays africains.
La BD cherche désormais davantage à rendre compte des problèmes sociaux ou des conflits. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Elle est devenue un média, un art à part entière, et, comme tout média, elle rend compte de la réalité du monde en proposant aussi bien des œuvres de fiction que des reportages ou encore des journaux intimes. La BD, comme d’ailleurs la télévision, est un média populaire qui reflète le monde dans sa diversité. Et dans le secteur de l’édition, c’est le genre qui marche le mieux. Pourquoi un tel succès ? Tout d’abord parce qu’il existe une sorte d’isomorphisme entre BD et lien social. Nous sommes dans une société individualisée de masse. On veut s’épanouir seul tout en étant dans un monde de plus en plus interdépendant. La BD, c’est un peu cela : un agir créatif solitaire qui nous relie néanmoins aux générations qui, avant et après nous, ont lu ou liront Astérix ou Tintin. En outre, la BD porte un regard critique sur la société libérale dans laquelle nous nous trouvons. Pour un coût ridicule, elle propose une mise à distance, transportant le lecteur dans d’autres temps et d’autres lieux. En entrant dans le dessin, on se rend compte que la société pourrait être différente. Par exemple, Gaston Lagaffe est dans la réalité de la vie de bureau mais, en même temps, il montre que la société pourrait être un peu plus enchantée et solidaire.
Justement, au travers de Gaston Lagaffe, mais aussi de deux autres classiques, Tintin et Lucky Luke, votre ouvrage aborde la question du rapport à l’argent et au travail…
Cette partie, réalisée par des économistes reconnus, montre que ce que l’on appelle les « lois économiques » sont en réalité des décisions politiques appuyées sur une vision idéologique du monde. Par exemple, Tintin ne travaille jamais. Il est reporter mais on ne l’a jamais vu dans une salle de rédaction et il n’a, semble-t-il, aucun souci pour ses frais de mission. En même temps, il passe son temps à lutter contre toutes sortes de trafics, allant de la drogue jusqu’à la fausse monnaie ou aux fausses œuvres d’art. Ce faisant, de façon sous-jacente, il alerte sur le danger des mouvements spéculatifs. Gaston Lagaffe, lui, n’arrête pas de tout casser dans son entreprise et pourtant il n’est jamais licencié. Il refuse les contraintes du travail et milite pour une économie sans monnaie sur un modèle clairement solidariste du don et du contre-don. Enfin, dans Lucky Luke, on voit que pour gagner de l’argent on peut jouer au poker, dévaliser des banques, chercher des filons d’or, etc. Dans son univers, l’argent est omniprésent, avec de nombreux personnages en quête effrénée de richesse. Tandis que Lucky Luke, lui, passe son temps à essayer de remettre de l’ordre en se montrant altruiste mais aussi assez désabusé. Ce n’est pas un hasard si certains mouvements alternatifs, notamment des organisations intervenant dans le domaine de la finance solidaire, utilisent volontiers le média BD. C’est moins cher que de faire un film pour mettre à distance les prétendues lois économiques qui nous gouvernent.
La BD a longtemps été mal considérée par les pédagogues. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Tout média nouveau suscite de prime abord de la méfiance. Cela a été le cas du cinéma et de la télévision, et c’est vrai aujourd’hui pour Internet. Et comme la BD s’adressait essentiellement à la jeunesse, il fallait la contrôler, voire la censurer. Mais les choses ont beaucoup évolué (1). Dans une société où l’image et le son dominent les autres médias, la BD permet d’accéder à toutes sortes d’univers tout en respectant le rythme de l’enfant. Avec le cinéma et la télévision, on est dans une sorte de sidération. La bande dessinée, elle, ne s’impose pas. L’enfant peut construire la narration à son propre rythme en passant d’une case à une autre, en construisant mentalement l’histoire, les sons… La BD se situe ainsi entre le livre et le cinéma. Il y a du texte et, en même temps, c’est un dessin qui nous confronte au regard de l’autre. La BD est également un formidable moyen d’accéder à la lecture. En effet, contrairement à une idée reçue, la lecture d’une BD est tout sauf facile et spontanée. Associer ensemble l’image et le texte nécessite de maîtriser un code complexe. Lire des BD nécessite un apprentissage, donc un effort cognitif et intellectuel, qui peut permettre un accès plus facile au livre. En revanche, contrairement à ce que l’on croit, la BD n’est pas nécessairement un média propice à la transmission de messages de prévention ou de sensibilisation en direction des enfants. En mélangeant l’image et le texte avec une interprétation à plusieurs niveaux, le message devient souvent trop complexe et peu audible.
Vouloir faire de la BD un support pédagogique ou un vecteur de messages, n’est-ce pas dénaturer son authenticité ?
Comme tout média, la BD est complexe et peut être utilisée à différentes fins. Ainsi, elle est actuellement très en vogue dans la communication d’entreprise, dans une perspective de management. Des agences de communication spécialisées conçoivent des BD destinées aux salariés d’entreprises ou à leurs clients. Mais toutes les industries culturelles se trouvent en tension entre, d’une part, la créativité et l’exigence artistique – s’il n’y en a pas, les gens finissent par se lasser – et, d’autre part, la nécessité de séduire le plus grand nombre afin de faire des bénéfices. Au final, beaucoup de produits ne sont pas de très bonne qualité, mais cela offre aussi quelques chefs-d’œuvre. Sachant que le principal avantage de la BD est son faible coût de production qui autorise une très grande liberté de création.
La BD s’est intéressée à toutes sortes d’univers professionnels, mais apparemment jamais au travail social. Pour quelle raison ?
Dans certaines BD, comme Tendre banlieue, on trouve des personnages de travailleurs sociaux. Mais ils ne sont pas les personnages centraux, comme dans des séries consacrées à des psys, des infirmiers ou des travailleurs de l’humanitaire. L’idée d’une BD sur le travail social n’a pas émergé, peut-être parce que, derrière cette appellation, il n’existe pas de métier aussi reconnu que peuvent l’être les professions de médecin ou d’infirmier. Mais c’est sans doute une piste à explorer. En revanche, la BD s’est emparée de toutes sortes de sujets sociaux, qu’il s’agisse des jeunes de banlieue ou des personnes handicapées. Mais il faut reconnaître que la diversité n’y émerge que lentement. Le premier superhéros noir n’est apparu aux Etats-Unis qu’en 1965.
Finalement, la BD est-elle un reflet ou une critique du lien social ?
Un peu les deux, et c’est pour cela que le sujet est passionnant. La BD participe au lien social en tant que média, industrie culturelle et aussi univers de passionnés. Et, dans le même temps, elle autorise une dimension critique qui me semble bien plus forte que dans les autres médias parce qu’elle remet en cause le temps et l’espace, qu’il s’agisse de notre temps et de notre espace de lecture mais aussi de ceux qui sont proposés par le scénario. En outre, l’apparition de romans et de reportages graphiques qui peuvent atteindre plusieurs centaines de pages permet de rendre compte de la chair du monde. Je constate que l’on fait davantage confiance à la subjectivité d’un auteur armé de son seul crayon qu’à un enregistrement diffusé par les médias d’information. L’idée d’une subjectivité assumée au plus près des gens est aussi l’avantage de la BD et, plus généralement, de la presse écrite. Ce n’est pas un enregistrement du monde. On coconstruit l’histoire avec l’auteur. On regarde un regard et, ce faisant, on change soi-même un peu son propre regard.
Eric Dacheux est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand. Il y anime le groupe de recherche « Communication et solidarité ». Avec Sandrine Le Pontois, il a dirigé l’ouvrage La BD, un miroir du lien social. Bande dessinée et solidarités (Ed. L’Harmattan, 2011). Il est également l’auteur, avec Daniel Goujon, de Principes de l’économie solidaire (Ed. Ellipses, 2011).
(1) Un grand concours de la BD scolaire, ouvert à tous les établissements scolaires, est organisé depuis plusieurs années dans le cadre du festival d’Angoulême.