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Professionnels sous tension

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Le conseil général du Pas-de-Calais a mis en place depuis 2004 le service départemental d’accompagnement professionnel personnalisé, qui accueille et soutient les personnels sociaux et médico-sociaux en difficulté. Il organise également des groupes d’expression pour échanger sur les pratiques professionnelles.

« C’est une écologie du travailleur social. » Annie Fruchart, chef du service départemental d’accompagnement professionnel personnalisé (SDAPP) (1), est persuadée de la pertinence de la démarche initiée par le conseil général du Pas-de-Calais. La mise en place d’espaces de répit et de réflexion pour ceux dont la tâche est d’écouter et d’aider, voilà le cœur du métier de ce service innovant. « Rester professionnel n’est pas si facile quand certains cas que nous rencontrons ont des résonances personnelles. Il faut pourtant s’autoriser à parler de ses émotions, sinon on les ramène le soir à la maison, on est envahi tout le reste de la semaine », complète Annabelle Devresse, conseillère en accompagnement, auparavant assistante sociale en caisse d’allocations familiales. Elle se souvient de sa propre expérience : « Le chef de service nous apportait une réponse institutionnelle, mais toute la partie d’analyse, de confrontations de cas, avec la vision de chacun, nous n’en avions ni le temps ni l’instance. »

C’est justement à ce manque que répond le SDAPP. Comme lors de ce groupe d’échange de pratiques, organisé régulièrement. C’est un jeudi matin de décembre, à Lens, dans des locaux du conseil général, hors des bureaux habituels des participantes. Elles sont assistantes sociales, infirmières de protection maternelle et infantile, mais aussi secrétaires, et se sont inscrites pour dix séances dans l’année. C’est l’heure du bilan de la séance précédente. Patricia Gacquerre, conseillère en accompagnement, ancienne assistante sociale au sein du département, demande des nouvelles à l’une d’entre elles. Le cas est complexe : l’ex-compagnon d’une mère suivie vient d’être mis en examen pour pédophilie. Or l’un des enfants de celle-ci avait évoqué lui aussi des attouchements, ce que la mère n’a jamais voulu croire. Et la plainte qui avait suivi un signalement avait alors été classée sans suite. Problème : ni la mère ni l’enfant ne sont au courant de cette nouvelle affaire, seule la travailleuse sociale le sait. Que faire ? Cette dernière voudrait réhabiliter la parole enfantine sans que la mère se sente trahie. Sur une suggestion du groupe, et en accord avec son chef de service, elle a envoyé une note d’information au procureur de la République. Elle est soulagée, même si Catherine Schor, la psychologue qui coanime la séance, la prévient : « Le plus difficile est à venir. Comment reconstruire cette cellule familiale, avec la mère qui se protège contre sa culpabilité et l’enfant qui ne se sent pas cru ? » Patricia reprend, doucement : « Je pense que tu vas mieux, en tout cas. C’était une situation avec laquelle tu étais encombrée. »

Un lieu pour se décharger

Les trois heures de la séance passent vite, sans temps morts. Tasses de café et tranches de gâteaux posées sur la table confortent le côté discussion à bâtons rompus. Une assistante sociale confie : « Nous avons toujours le nez dans le guidon, nous sommes cloisonnés et réfléchissons en termes de service. C’est important de se poser et d’avoir le regard des autres. » Approbation du groupe. « On est souvent seuls, on trouve rarement un chef de service disponible quand on rentre de visite, explique une autre. Ici, on peut prendre du recul par rapport à nos ressentis. » Ne pas juger trop hâtivement une personnalité qu’on ne comprend pas, comme cette mère de famille nombreuse qui sort en boîte de nuit tous les week-ends. Ou comme cette femme suivie en psychiatrie ambulatoire, dont on ne connaît pas la pathologie et dont la logique des actions n’est pas immédiatement perceptible. Elles résument : « Nous avons trouvé un lieu pour nous décharger. »

La réflexion sur la nécessité d’un soutien aux travailleurs sociaux du conseil général s’est engagée dès 2003. L’institution vivait alors une phase de réorganisation importante : mise en place des 35 heures, regroupement des services du département en grands pôles (2) et, dans le champ social, création de neuf antennes décentralisées, les maisons départementales de la solidarité (MDS). Ce vaste chantier générait des inquiétudes dans les équipes. Un cabinet de consultants extérieurs a alors été chargé d’un audit. « Nous nous interrogions sur ce qu’il fallait déployer pour maintenir la qualité de service pour l’usager et assurer le confort de travail des agents, tout en réduisant le temps de travail », rappelle Annie Fruchart, assistante sociale de formation, conseillère technique en adoption au début de sa carrière au département, puis chef de service. Les conclusions de l’enquête ont révélé le besoin des professionnels d’exprimer leur ressenti et d’être reconnus et valorisés dans leurs pratiques. Ils demandaient un soutien sur la mise à jour de leurs connaissances et sur l’analyse et le diagnostic des situations.

Le mal-être après Outreau

Au même moment, l’affaire d’Outreau créait l’inquiétude dans les services sociaux du département, avec la mise en cause des professionnels chargés de l’accompagnement des enfants de l’une des personnes mises en cause. Ils avaient cru et relayé les accusations portées par ces mineurs contre une dizaine de notables, curé, notaire, boulangère, tous ensuite acquittés. « C’était un contexte particulier, avec tout le mal-être des agents directement impactés par cette affaire », se souvient Jean-Louis Hotte, directeur de la MDS du secteur Lens-Liévin, un autodidacte du social, titulaire d’un DEA de géographie. « Les personnels se demandaient quelle attitude avoir par rapport aux médias, et comment gérer un procès d’assises », précise-t-il.

La décision de créer un service dédié à l’accompagnement des professionnels sociaux et médico-sociaux est définitivement prise : le 1er juin 2004, le SDAPP naît et Annie Fruchart est recrutée pour assurer son déploiement. Il sera effectif un an après, avec cinq missions : le soutien juridique ; le suivi des professionnels, en individuel ou en collectif ; l’accueil des nouveaux arrivants ; le développement des compétences via la création de référentiels pour les formations en interne et la mise à disposition d’actes de colloques ; et, enfin, la capitalisation des acquis. « Le SDAPP est ouvert à tous les agents du pôle Solidarité, explique la chef de service. Ce qui veut dire une grande diversité des métiers : nous nous adressons aux assistantes sociales, aux éducateurs spécialisés, aux secrétaires et administratifs, aux professionnels de la santé, infirmières, sages-femmes et puéricultrices des PMI, ainsi qu’aux cadres. » Soit un ensemble de 1 800 personnes.

En plus de la chef de service et d’une secrétaire, le SDAPP compte quatre conseillères en accompagnement professionnel, anciennes assistantes sociales. Elles ont choisi un métier nouveau, avec une fiche de poste pointue : « Il faut bien connaître le secteur médico-social. Cinq ans d’expérience est un minimum en dessous duquel je ne descendrai pas, confie Annie Fruchart. Avoir été formé à la supervision et à la direction de groupes est également nécessaire. » La petite équipe est mobile et multitâche. Chaque conseillère a son territoire à couvrir, mais ne dispose pas d’un bureau fixe dans l’une ou l’autre des maisons de la solidarité qui maillent tout le Pas-de-Calais. Elle se déplace au gré des rendez-vous fixés, avec ordinateur portable en bandoulière et téléphone professionnel dans la poche. Ce qui n’implique pas un travail solitaire : des réunions d’équipe se tiennent deux fois par mois le mercredi, à Arras ou à Saint-Omer, pour éviter que ce soit toujours les mêmes qui se déplacent. Des points réguliers et informels se déroulent par téléphone, entre conseillères ou avec la chef de service, qui a pour règle de se tenir disponible. Et, chaque mois, une séance de supervision a été instituée.

« J’ai fait le choix de la proximité, car il fallait que les conseillères fassent leur place, que le personnel s’approprie le service offert, justifie Annie Fruchart. Mais il fallait également veiller à ce qu’elles ne se fassent pas absorber par ce qui se jouait au quotidien » dans les services où elles auraient pu être installées. Les conseillères en accompagnement se doivent d’être dans une distance subtile. « C’est un positionnement à la fois dedans et dehors. Il faut poser le cadre que nous allons garantir au professionnel, assurer la confidentialité de ce qui va être partagé, alors que nous appartenons à l’institution, affirme Annabelle Devresse. Pleurer devant ses collègues ou son chef de service peut être difficile. » Cette volonté de protéger l’agent est une autre raison de ce nomadisme volontaire : si les conseillères disposaient de leur bureau attitré, on aurait vite fait de savoir qui leur rend visite. Ce qui aurait été un frein important, par crainte du jugement d’autrui.

Ni contrôle ni sanction

Le service a dû faire ses preuves – « prendre son bâton de pèlerin », comme le disent les conseillères – pour gagner la confiance des travailleurs sociaux. « Au début, on nous considérait comme les “bœufs-carottes” de l’institution » (le surnom de l’inspection générale des services dans la police), s’amuse Annabelle Devresse. Alors que le SDAPP n’a aucune mission de contrôle, ni aucun pouvoir de sanction. Ces peurs ont désormais cédé : « Se faire accompagner ne signifie pas qu’on est en faiblesse, ni en manque de compétences, insiste Annie Fruchart. Nos métiers sont en tension, constamment en face de la souffrance, de la détresse, de la violence. Il faut prévenir le burn-out » (syndrome d’épuisement professionnel). Elle déroule le scénario classique : un excellent professionnel, reconnu par tous, à qui l’on confie de ce fait tous les cas difficiles, qui se retrouve avec un agenda surchargé et des situations complexes à gérer. Il se met en retrait, n’a plus le temps de se former et finit par fuir le rapport avec l’usager, car il n’arrive plus à être dans l’empathie et tient des discours disqualifiants. Il vit dans une anxiété permanente. «  Le burn-out se solde avec de longs temps d’arrêt maladie, de dix-huit mois à deux ans », alerte Annie Fruchart.

Annabelle Devresse précise : « Nous avons un rôle de veille sur le bien-être du personnel et d’évaluation des risques psychosociaux. » Ce qui veut dire que le SDAPP peut être mobilisé sur des événements graves, comme le décès subit d’un salarié ou l’agression d’un agent. « Nous nous mettons alors à disposition dans la journée », souligne la conseillère.

Il ne faudrait cependant pas réduire le SDAPP à ces cas extrêmes. Les dispositifs de suivi sont utilisés au quotidien. Dans la boîte à outils du service, vient d’abord le débriefing psychologique, en entretien individuel. Un salarié prend rendez-vous avec l’une des conseillères en accompagnement pour confier ses difficultés, qu’elles concernent les usagers, ses collègues ou sa hiérarchie. En 2010, ont été menés 572 entretiens individuels, contre 249 en 2006. Le service propose aussi des séances de coaching en vue d’un procès d’assises, afin de préparer un professionnel à cette confrontation avec la justice. La conseillère explique par exemple ce que la cour attend du travailleur social ou comment se déroule le témoignage à la barre.

Viennent ensuite les accompagnements en collectif. Un contrat de supervision peut être « mis en place sur une situation identifiée, par exemple un service où il y a eu des deuils répétitifs parmi les personnes suivies », explique Annie Fruchart. La supervision commence par une évaluation de la problématique. Se déroulent ensuite cinq séances de trois heures de discussion en petits groupes, avec une conseillère du SDAPP et un consultant extérieur. Au final, un bilan, consigné dans un rapport, mesure la plus-value de l’intervention. « Il faut un temps d’accueil des émotions, et ce temps ne peut pas être celui de la décision », glisse Annie Fruchart. Sept contrats de supervision ont été menés en 2010, concernant 65 professionnels.

Des groupes d’expression libre

Autre forme d’intervention, les groupes d’expression. Ils réunissent une fois par mois, sur dix séances de trois heures, des professionnels de métiers et de territoires différents, sous la direction d’une conseillère en accompagnement et d’un intervenant extérieur, souvent un psychologue. Les deux règles essentielles : la bienveillance, car il ne s’agit pas de juger ceux qui se confient, et l’absence de supérieurs hiérarchiques, pour que la parole soit libre. Ces groupes d’expression ont, dans un premier temps, accompagné le changement, afin que les salariés expriment leur colère, leurs fantasmes à propos de la réorganisation en cours au conseil général. Ce cap passé, les groupes trouvent d’autres usages, comme ceux sur les pratiques professionnelles. Dans le courant de l’année 2010, se sont tenus 12 groupes d’expression, pour un total de 105 personnes. Enfin, le SDAPP intervient en accompagnement d’une équipe, à la demande d’un chef de service ou d’un salarié, sur des cas de conflits entre professionnels ou d’agressivité des usagers.

Le SDAPP ne dispose pas de budget propre pour financer ses actions, et c’est un choix. « Ce serait un confort qui me priverait de partenaires », sourit Annie Fruchart. Elle préfère construire les projets en coordination avec les services concernés – une manière de les impliquer. Les groupes d’expression sont ainsi financés à hauteur de 55 000 € sur le budget des formations. Le service d’accompagnement a de ce fait tissé des liens forts avec le service des ressources humaines. Un comité de suivi réunit tous les deux mois le SDAPP, la médecine de prévention et les ressources humaines pour croiser les appréciations sur différentes situations de salariés en difficulté. Le SDAPP travaille aussi main dans la main avec le bureau de la mobilité et de l’insertion, créé en mars 2007 au sein du service des ressources humaines. Ce bureau est chargé de mener les bilans de carrière, d’aider les agents dans leur orientation et dans leur reclassement éventuel. « Les conseillères en accompagnement professionnel connaissent les contextes et les équipes », assurent les trois conseillères en mobilité du département, toutes psychologues du travail de formation. Une vraie plus-value par rapport aux autres pôles du conseil général, où l’équivalent du SDAPP n’existe pas. « Elles savent quelles sont les exigences requises, les charges de ­travail, quel type de management est à l’œuvre. Ce sont des informations précieuses quand un salarié veut changer de service. Elles sont nos relais sur le terrain. » Autre avantage à la présence du SDAPP : « Il est plus facile pour les professionnels de nous interpeller, car une confiance s’est installée », estiment leurs collègues des ressources humaines.

Côté syndical, le service a plutôt bonne presse. « Nous avons des retours positifs de la part des agents sur l’action et l’écoute qu’offre le SDAPP, note Michèle Manouvrier, secrétaire adjointe CFDT au conseil général. Il les aide à prendre du recul quand il y a des situations de conflit, ou des difficultés relationnelles, que ce soit avec des usagers ou au sein d’une équipe. » Elle voit cependant une limite à l’action du service, quand la situation difficile d’un agent a à voir avec sa hiérarchie. « Ce sont toujours des cas plus délicats pour le SDAPP, même s’il est aussi là pour aider au niveau du management. Mais il faut alors une demande de l’encadrement. » Jean-Louis Hotte, le directeur de la MDS du secteur Lens-Liévin, livre lui aussi une bonne appréciation : « Je suis totalement satisfait du fonctionnement du SDAPP sur l’accompagnement des professionnels quand ils rencontrent des situations lourdes, quand l’agent se retrouve personnellement en difficulté. » Il pose cependant un bémol : « L’existence de ce service d’accompagnement peut compliquer la relation hiérarchique. Il peut y avoir la tentation d’aller voir le SDAPP quand cela ne va pas avec son chef de service, avec des mécanismes d’utilisation de contre-pouvoirs. » Avec, en filigrane, la question de la légitimité de certaines saisines du SDAPP, qu’il voudrait voir mieux cadrées. Mais ce n’est pas dans la philosophie du service, qui affiche son souci de proposer un accueil inconditionnel. Jean-Louis Hotte reconnaît toutefois « l’honnêteté du SDAPP, qui ne s’oppose pas à la hiérarchie ». Cette inquiétude des cadres expliquerait l’impact moindre du service à leur niveau. Ils sont d’ailleurs encore peu à s’inscrire à des groupes d’expression. « Ce n’est pas un exercice facile, il faut accepter le regard de l’autre sur sa pratique professionnelle, remarque Patricia Gacquerre. On peut être sur des certitudes, et il faut du courage pour admettre qu’on peut se tromper. »

Notes

(1) SDAPP : 14, place Jean-Moulin – 62000 Arras – Tél. 03 21 21 64 22.

(2) Les pôles Solidarité, Appui institutionnel et proximité territoriale, Développement des ressources, Aménagement du territoire et développement durable, Infrastructures, mobilité et patrimoine départemental, et Réussites citoyennes.

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