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« Mesurer la délinquance sur une courte période est dénué de sens »

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S’il est une question sur laquelle il est difficile de se faire une opinion, tant elle déchaîne les passions et les commentaires approximatifs, c’est bien celle de la mesure de la délinquance. Il est nécessaire de la replacer dans une perspective scientifique et d’observer les évolutions sur le temps long, plaide le chercheur Philippe Robert, qui publie avec Renée Zauberman un ouvrage très clair sur ce sujet complexe.

Existe-t-il un indicateur unique permettant de mesurer l’évolution de la délinquance ?

Il n’existe aucun indicateur plus crédible que d’autres. Il faut au contraire disposer de plusieurs chiffres et les confronter les uns aux autres. En outre, parler de la délinquance en général n’a pas de sens. Il est nécessaire d’étudier les statistiques contentieux par contentieux. J’ajoute qu’une comparaison des chiffres sur une courte période, un an ou même deux ou trois, est dénuée de sens. Par exemple, on sait que la délinquance contre les biens baisse depuis quelques années. Mais elle avait explosé entre 1960 et 1985. De telle sorte que la baisse actuelle est loin de compenser cette forte hausse. Si l’on ne compare pas les données sur le long terme, on peut affirmer n’importe quoi.

Certains estiment que la politique dite du chiffre impulsée par le ministère de l’Intérieur tend à fausser les statistiques de l’activité policière. Quel est votre point de vue ?

Les déformations dans l’enregistrement des faits par les services de police et de gendarmerie sont aujourd’hui assez bien connues. Ce que l’on peut dire, c’est que l’usage de plus en plus poussé des statistiques pour mesurer la performance des services incite à la déformation, par les agents de base pour se couvrir contre les exigences de leur hiérarchie, et par cette dernière pour essayer de rendre des résultats conformes aux objectifs. On peut dire que plus les statistiques servent à l’évaluation des performances, moins elles sont utiles à la mesure. Par ailleurs, on oublie qu’en matière de violence, notamment, le nombre incroyable de lois nouvelles promulguées, surtout depuis 1995, a élargi le périmètre des délits. La statistique de police dans ce domaine a donc perdu tout intérêt. Elle indique l’extension du droit et n’apporte pas d’information sur l’évolution réelle des pratiques.

Mesurer l’activité de la justice ou de la police n’équivaut pas à appréhender la totalité de la délinquance…

Mesurer la délinquance est toujours une question d’appréciation. Par exemple, quelqu’un vole une voiture la nuit et la ramène au matin exactement au même endroit et en bon état. Si le propriétaire ne s’aperçoit pas qu’elle a été déplacée, y a-t-il eu vol ? Il faut bien que des gens constatent le délit. Autrement dit, tous nos comptages ne sont que des points de vue provenant des victimes, des auteurs, des policiers, des procureurs… Jusqu’à celui du juge à qui l’on a confié le pouvoir de dire si telle ou telle situation correspond aux critères de la loi. Ces différents points de vue expliquent qu’il existe plusieurs mesures de la délinquance, qu’il faut confronter pour aboutir à une vision la plus exacte possible de la réalité.

Justement, de quelles sources d’information dispose-t-on aujourd’hui ?

Outre les chiffres de l’activité policière et des décisions de justice, les enquêtes de victimation constituent la source la plus connue. Elles sont menées auprès d’un échantillon représentatif de la population. On demande à ces personnes si elles ont été victimes de tel ou tel délit durant un certain laps de temps. Il existe aussi des enquêtes de délinquance autoreportée qui posent la question inverse : durant une certaine période, avez-vous commis tel ou tel acte délictueux ? Elles servent surtout à mesurer la délinquance juvénile. On utilise aussi des enquêtes en santé publique, par exemple pour étudier la consommation de produits prohibés, et des études économiques qui évaluent le coût de la délinquance et des dépenses engagées pour la prévenir. En matière d’homicides volontaires, le recueil obligatoire des causes de décès reste très utile. Et la liste ne s’arrête pas là. Mais aucune de ces données ne couvre toutes les incriminations.

Comment croise-t-on ces données de natures très différentes ?

C’est toute la difficulté. Le plus souvent, on ne croise pas, on juxtapose. Ce qui ne sert pas à grand-chose. Parfois, la comparaison directe est possible, comme pour les homicides volontaires, pour lesquels on peut comparer la statistique sanitaire des causes de décès avec les chiffres de la police. Mais souvent, pour confronter les chiffres, il faut les transformer. C’est le cas lorsque vous voulez comparer une enquête de victimation avec les statistiques de la police. Parfois, il faut même tout transposer dans une unité de compte différente. C’est ce que réalisent les économistes lorsqu’ils traduisent les données en unités monétaires pour comparer des choses qui, a priori, ne sont pas comparables.

Quelles sont les tendances actuelles de la délinquance ?

En ce qui concerne les homicides volontaires, les chiffres baissent depuis 1990. Ils n’ont jamais été aussi bas. Tous les indicateurs concordent sur ce point. Même chose pour les homicides involontaires dus essentiellement aux accidents de la route et du travail. Ils baissent depuis les années 1970 et sont à un niveau d’étiage. En ce qui concerne les coups et blessures, on estime qu’il y a eu une période de hausse mal documentée entre 1985 et 1995, mais leur niveau est très faible, sans tendance bien nette. En matière de violence, les seuls chapitres à la hausse sont les violences de basse intensité, à savoir les menaces, les injures, le racket et les vols violents. Pour ces derniers, il s’agit probablement d’un déplacement lié à la meilleure protection des logements et des véhicules. Il est devenu beaucoup plus difficile d’enlever une voiture à l’arrêt. La solution consiste donc à la prendre de force à son propriétaire. Mais cela ne représente pas un volume de contentieux très important. Les atteintes aux biens, qui sont en légère décrue après l’explosion de la période 1960-1985, restent en réalité le plus grand risque que courent les citoyens ordinaires. Mais tous n’y sont pas exposés de la même façon. Ainsi, le cambriolage touche surtout des populations assez favorisées ainsi que celles qui habitent dans les zones de relégation.

Et en matière de délinquance des mineurs, dispose-t-on d’une évaluation précise ?

Dans ce domaine, le principal indicateur est la part des mineurs de 18 ans dans les mises en cause par la police. Ce qui ne vaut pas grand-chose car la police n’enregistre pas toujours les faits. Par ailleurs, ce chiffre dépend beaucoup de l’attention portée à la délinquance des mineurs. Dans les années 1980, les parquets toléraient que la police règle une bonne partie des faits de petite gravité par une admonestation officieuse. A partir des années 1990, ils ont rapatrié ces affaires et, désormais, le rappel à la loi est effectué par les délégués du procureur. Ce qui se traduit par une hausse des chiffres mais n’implique pas nécessairement une augmentation de la délinquance juvénile. Concernant les jeunes, on a aussi utilisé les enquêtes de victimation et en santé publique. Le résultat est que les moins de 25 ans sont plus impliqués que les autres classes d’âge dans les affaires de violence. Ce qui n’est pas une grosse surprise. On observe que les jeunes sont aussi davantage victimes. Pour caricaturer, on pourrait dire que la violence est une affaire de jeunes. Quoi qu’il en soit, les enquêtes dont nous disposons ne permettent pas de dire s’il y a eu une augmentation des violences chez les jeunes au cours des 10 ou 12 dernières années. La majeure partie des délits qui leur sont reprochés sont plutôt de l’ordre des atteintes aux biens.

Selon vous, faut-il créer un organisme indépendant chargé de la mesure de la délinquance ?

Je ne sais pas si créer un tel organisme serait la meilleure solution. On risque d’aboutir à une grosse machine qui va s’épuiser dans ses problèmes de fonctionnement et dans les conflits qu’elle aura nécessairement avec les différentes administrations. Je me demande s’il ne serait pas préférable de confier à un petit panel de scientifiques confirmés le soin d’analyser les données disponibles et d’expliquer, dans un rapport annuel, ce que l’on peut en tirer. Mais quelle que soit la solution retenue, il est important de travailler sur le plus long terme possible, de confronter le plus de données possible et de faire en sorte que les chiffres soient immédiatement accessibles aux scientifiques. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Aujourd’hui, la politique consiste plutôt à briser la continuité des séries statistiques. Avec pour résultat de pouvoir faire dire n’importe quoi aux chiffres.

REPÈRES

Sociologue et magistrat, Philippe Robert est directeur de recherches émérite au CNRS (Cesdip). Il travaille sur les politiques de sécurité et la mesure de la délinquance. Avec Renée Zauberman, il publie Mesurer la délinquance (Ed. Presses de Science-Po, 2011). Il est également l’auteur de L’insécurité en France (Ed. La Découverte, 2002).

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