Leur atelier est niché depuis près de vingt ans au cœur d’un quartier d’habitat social, Les Dervallières, à Nantes. Fraîchement diplômées des Beaux-Arts, les trois plasticiennes de la compagnie La Luna ont fait, en 1992, un choix peu banal : créer des œuvres d’art en faisant participer des habitants aux prises avec des difficultés économiques et sociales (1). Les artistes ont pris place dans un appartement du quartier, dans le cadre d’une convention avec le bailleur social Nantes habitat. « Il y avait encore pas mal de logements vacants et le quartier commençait seulement à être rattaché au centre ville par des lignes de bus. On était aux prémices de la rénovation urbaine », explique Marie Rolland, l’une des trois fondatrices. Après avoir pris le temps de rencontrer les associations et les habitants, les plasticiennes ont peu à peu démontré qu’elles pouvaient, à leur manière, participer à la lutte contre l’exclusion. « Ce qu’on a proposé aux travailleurs sociaux, qui doutent de plus en plus du sens de leurs actions, c’est d’aider les personnes à se remettre debout intérieurement en découvrant des savoir-faire pas immédiatement utiles. »
Cette expérience, qui s’appuie sur les ressources créatives des habitants, est loin d’être isolée. Aux quatre coins de la France, acteurs culturels, associations et travailleurs sociaux s’emploient à tisser des liens entre la culture et le champ social. Dans un rapport publié en 2007, l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) constatait que si l’accès de tous à la culture « n’a pas fait l’objet d’une stratégie politique nationale, une myriade d’initiatives ponctuelles participe à cet objectif, de façon variable, sur le territoire » (2).
Une première façon d’y parvenir consiste à accompagner les personnes fragiles, isolées ou démunies vers les grands équipements culturels (opéras, théâtres…). Angers a été l’une des premières municipalités à manifester ce souci de la découverte artistique. En 1998, son adjoint aux affaires sociales lançait la charte « Cultures et solidarités ». Refondée en février dernier, elle réunit aujourd’hui 20 partenaires culturels et 33 associations caritatives ou de quartier. Elle permet d’abord aux associations partenaires de proposer à leurs usagers des places de spectacle vivant au tarif unique de 2 €. L’an dernier, près de 5 000 places ont été distribuées par ce biais. « Nous souhaitons toucher des personnes en difficulté financière, isolées ou repliées sur elles-mêmes qui ne participent pas ou plus à la vie de leur quartier », explique Marianne Prodhomme, adjointe au maire et déléguée à la charte « Cultures et solidarités ». Mais « l’objectif de la charte n’est pas simplement d’amener des personnes au spectacle, souligne l’élue. Nous cherchons à créer du lien entre les gens pour qu’ils se sentent des citoyens à part entière. » La charte encourage les partenaires culturels et sociaux à travailler ensemble pour accompagner les habitants et surtout les rendre partie prenante : visites des coulisses de l’opéra, rencontres entre artistes et habitants, ateliers de pratiques artistiques ou installation temporaire d’un artiste ou d’une troupe dans un quartier prioritaire. « Nous avons vécu une expérience très forte dans le quartier du Grand Pigeon, témoigne Marianne Prodhomme. Une compagnie de cirque était venue s’y installer avec son chapiteau pendant dix jours, alors qu’elle était en train de créer son spectacle. Les retours des habitants ont été une vraie source d’inspiration. C’est du donnant-donnant qui enrichit et valorise tout le monde. »
La même logique prévaut à Lyon, qui possède depuis 2004 une charte de coopération culturelle réunissant 19 grands équipements artistiques. Dans cette municipalité à l’offre culturelle étoffée, l’initiative était partie d’un constat : alors que les 20 plus importants équipements lyonnais comptaient pour 98 % du budget culturel de la ville, les actions financées dans ce cadre dans les quartiers n’en représentaient que 0,3 %… Le document triennal engage donc les partenaires à inscrire dans leur projet des actions en direction des populations défavorisées. Outre une politique tarifaire adaptée, ces engagements se traduisent par des projets collaboratifs. Par exemple, l’opéra de Lyon a conduit entre 2008 et 2010 un vaste projet associant 350 habitants de Lyon, Oullins et Vénissieux baptisé Kaléidoscope (3). Après deux ans de travail, amateurs et professionnels ont donné naissance à un spectacle inspiré de l’Odyssée d’Homère. De la même manière, chaque grand événement culturel lyonnais (biennale de la danse, par exemple) s’accompagne d’un travail avec les associations de quartier pour associer les habitants. « C’est un travail lent, difficile à mesurer mais cela change la vie et la ville », assure Georges Képénékian, adjoint au maire de Lyon chargé de la culture.
Au-delà de la découverte de grandes œuvres artistiques, la pratique du théâtre, de la photographie ou de l’écriture peut être un levier d’insertion. Anne de Margerie, responsable de l’animation du réseau « culture » à ATD quart monde en est intimement convaincue. Bibliothèques à même la rue, ateliers de peinture ou de chant sont autant de moyens de « redresser la tête ». A Angers, l’antenne d’ATD quart monde, partenaire de la charte « Cultures et solidarités », a mené un travail de deux années réunissant une musicienne, un écrivain et un groupe de personnes en grande précarité. Ces dernières ont écrit des chansons à partir de leurs expériences, se sont produites dans plusieurs manifestations et se sont déplacées pour voir des spectacles et rencontrer d’autres artistes. « On a à la fois une valorisation des personnes, de leur expérience, et une mise en lien avec les autres », se félicite Marianne Prodhomme.
Dans le champ du travail social, peu de recherches ont encore été menées sur la place et la fonction des pratiques artistiques dans les dispositifs d’insertion. Christophe Pittet, professeur à la Haute Ecole de travail social de Fribourg (Suisse), s’y est intéressé dans le cadre d’une thèse de doctorat en sociologie à l’université de Strasbourg. Il a suivi une quarantaine de jeunes de 18 à 25 ans bénéficiaires du revenu d’insertion dans le canton de Vaud (Suisse). Ces derniers ont participé durant neuf mois du programme « Scenic Adventure », géré par la société coopérative « Démarche », à Lausanne. Afin de mettre l’art au service de la réinsertion, il vise à remobiliser les jeunes en leur proposant de s’engager dans l’élaboration d’un spectacle présenté au public. Durant six mois, ceux-ci sont répartis dans divers ateliers (stylisme, décoration, multimédia…) et modules artistiques, encadrés par des professionnels (équipe socio-éducative, coachs, équipe artistique). Ces activités sont complétées par des démarches de recherche d’une formation ou d’un emploi. Pour ces jeunes au niveau scolaire faible, avec peu d’estime de soi et des troubles du comportement ou psychoaffectifs, l’investissement dans des activités artistiques permet d’offrir une réponse nouvelle à leur sentiment de disqualification. « Le pinceau ou l’appareil photo sont des objets qui ne font pas peur et que l’on peut investir positivement, souligne Christophe Pittet. Cela pose un cadre suffisamment rassurant, contenant, qui favorise l’expression de la personne. » Ces activités permettent ainsi aux jeunes usagers de « recréer des liens, d’activer l’imaginaire et de se projeter avec d’autres ». Cette parenthèse créative, qui diffère l’entrée dans la vie professionnelle, peut également servir d’« espace intermédiaire, où le jeune peut encore jouer, s’investir dans une perspective ludique ». Elle agirait comme une sorte de rite initiatique entre la vie scolaire et le monde professionnel pour ces publics qui n’ont pas eu accès à la vie professionnelle. Elle permettrait enfin de se fonder une identité pour soi, et non pour autrui. Comme ce jeune homme investi dans la préparation des costumes, qui s’est affirmé dans sa passion pour la mode et a pu se construire une identité positive malgré sa situation économique instable.
Sébastien Castells, chef de service dans une association d’aide aux sans-abri à Mulhouse, salue également ce processus de « renarcissisation » des personnes à travers les activités artistiques. « Cela permet aussi de rencontrer le professionnel autrement que derrière un bureau. D’autant que certaines personnes ont écumé tellement de dispositifs d’aide… » Le fait de passer d’une relation duelle à une relation collective, faisant appel au potentiel de l’usager, permet de ne plus placer le professionnel dans la posture de celui qui sait et détient le pouvoir. « La relation de confiance qui s’instaure permet ensuite d’entamer des démarches moins ludiques comme la recherche d’emploi », souligne Sébastien Castells. De telles initiatives permettent aussi aux travailleurs sociaux de renouer avec l’invention, la créativité et de disposer ainsi d’un espace de liberté (voir page 35). « A force d’être pris par le quotidien, les objectifs, on devient des experts en écriture mais on perd l’idée de rencontre avec les usagers. »
Ces actions collectives et artistiques sont néanmoins déstabilisantes. « On est sur des sables mouvants, reconnaît Sébastien Castells. Mais il faut que les professionnels acceptent de prendre des risques et d’être secoués. Car, même si on n’arrive pas au bout du projet, tout le monde en retire des choses. » D’où la difficulté d’évaluer ce type d’actions. « Si on prend pour seul critère le degré de participation des personnes, que faire de celles qui viennent tout le temps sans réellement s’investir et de celles qui ne sont venues que trois fois, mais pour qui cela a changé des choses ? »
Convaincu par l’apport des démarches artistiques au travail social, Sébastien Castells a fondé l’association Sens scrupule avec des professionnels du théâtre (4). Elle propose notamment des interventions dans les centres de formation en travail social. « En ce moment, on monte un projet théâtral avec 45 futurs éducateurs spécialisés. C’est l’occasion d’éprouver cette expérience avant de faire vivre un tel projet avec des usagers. » Depuis avril dernier, il a monté « Anna scrupul’hom », une compagnie d’éduc’acteurs qui se produit au plus près des personnes en difficulté (5). « On a joué pour les sans-abri lors du festival d’Avignon, mais aussi dans un chantier d’insertion, raconte-t-il. Notre objectif, c’est d’aller vers les gens pour désacraliser le théâtre et les amener vers l’extérieur. »
Reste qu’« il faut sans cesse aller chercher des financements », déplore Sébastien Castells, qui regrette que ces actions demeurent ponctuelles. « Je me souviens d’avoir travaillé six mois avec des demandeurs d’emploi. Après la représentation, les usagers avaient exprimé un mieux-être et une plus grande confiance. Mais faute de continuité, je ne sais pas si cela leur a permis d’entreprendre de nouvelles démarches ou de retrouver un emploi. » Surtout, les bénéfices des activités artistiques pour l’insertion sont parfois difficiles à expliquer aux financeurs, en quête de résultats tangibles : « On a du mal à expliquer ce que l’on fait. » A ATD quart monde, Anne de Margerie dénonce une baisse drastique des financements, notamment depuis la crise. « On a tort de considérer que la culture n’est que la cerise sur le gâteau pour les personnes démunies. Cela traduit une profonde méconnaissance de l’importance de la culture pour la vie des gens » (voir encadré, ci-dessous). A Angers, même si la ville consacre 165 000 € par an aux actions de la charte « Cultures et solidarités », Marianne Prodhomme reconnaît que le manque de moyens l’empêche de répondre à toutes les demandes.
Mais l’obstacle n’est pas exclusivement financier. Comme l’expliquait en 2007 le rapport de l’IGAS, « les enjeux de l’accès à la culture des personnes en situation de pauvreté ou d’exclusion restent insuffisamment perçus : leurs préoccupations vitales sont ailleurs et ce sont celles-ci qui mobilisent les acteurs sociaux. Ces enjeux sont encore moins pris en compte spontanément par les acteurs culturels, gardiens avant tout de l’excellence artistique. » A Lyon, les bonnes intentions de la charte de coopération culturelle sont diversement mises en œuvre sur le terrain, comme en témoigne une évaluation réalisée en 2009. Sur les 90 engagements proposés par les 20 institutions signataires, 40 % ont été réalisés, 40 % étaient en cours de réalisation et 20 % ne l’étaient pas encore. Dans cette évaluation, les structures culturelles disent mobiliser de 0,2 à 12 % (pour la bibliothèque municipale) de leurs ressources financières et humaines. Un premier tiers des équipements semblait ainsi durablement engagé dans la politique de cohésion urbaine et sociale, un second tiers restait en phase d’expérimentation ou réalisait ponctuellement des actions et un dernier tiers n’avait pas véritablement avancé dans la voie proposée.
Pour les plasticiennes du collectif La Luna, leur démarche alliant exigence esthétique et participation des habitants demeure mal comprise dans l’univers artistique. « Passer par le champ social pour créer est disqualifiant », regrette Marie Rolland, qui pointe le clivage entre les milieux artistique et social. « Alors que l’on considère comme une chance de s’appuyer sur les richesses des habitants pour nos créations, on se heurte à l’idée que l’art doit forcément être élitiste », ajoute sa collègue plasticienne Laure Coirier. Pour Georges Képénékian, à Lyon, la France serait l’héritière d’une vision « un peu descendante, à la Malraux, de “la culture pour tous”. Si cette maxime s’est récemment muée en “la culture pour chacun”, il faut aller plus loin. Les cultures que l’on pense minoritaires sont de vraies cultures. Il faut les remettre dans le champ culturel et mettre en commun toutes les expériences. » Il précise toutefois qu’il ne s’agit pas de mettre sur le même plan une fête de fin d’année dans une école et un travail mêlant amateurs et artistes professionnels autour de l’opéra.
Anne de Margerie, d’ATD quart monde, regrette que la voix et la mémoire des plus pauvres soit si peu entendue. Plusieurs initiatives permettent cependant de tisser du lien entre des mondes qui ont tendance à s’ignorer. A Marseille, l’association Adelies mène depuis plus de un an une action de médiation pour tenter de réduire la distance entre les institutions culturelles et les jeunes du quartier de la Belle-de-Mai (6). Tout a commencé par le constat de tensions entre les jeunes de ce quartier populaire et les structures culturelles installées sur une friche industrielle, drainant un public de spectateurs extérieurs au quartier. « L’attitude des jeunes peut être liée au sentiment de ne pas avoir accès à un objet qui pourrait être le leur, décrypte Patrick Maillard, directeur de l’Adelies. La culture ne devant pas être réservée à une partie de la population, on a pensé qu’il fallait faire tomber une cloison. » L’association a donc embauché deux médiateurs socio-culturels pour prendre contact avec les jeunes et les différents acteurs du quartier. Ainsi, un groupe de jeunes filles, qui avait pris pour habitude de danser à même la rue, provoquant des embouteillages, a été mis en lien avec une artiste qui leur a proposé un atelier de danse. L’association a également comme projet d’installer un chantier d’insertion au cœur même de la friche industrielle, afin que différentes populations puissent se croiser au quotidien. Mais la proposition est restée pour l’instant lettre morte. « Il faudra du temps pour que les représentations changent des deux côtés », convient Patrick Maillard.
A Nantes, la volonté de ne pas opposer « culture du centre ville » et « culture des quartiers » s’est traduite par un nouvel équipement culturel, appelé La Fabrique. Construit sur une friche industrielle de l’île de Nantes, il accueille des studios de répétition pour les artistes émergents, des salles de spectacles et le siège d’associations œuvrant au développement des musiques actuelles et des arts numériques. Mais ce laboratoire de créations a aussi vocation à essaimer dans les quartiers périphériques. Aussi, depuis un an, le quartier des Dervallières accueille-t-il sa propre Fabrique : dans une ancienne école, artistes, agents d’artistes et associations culturelles se sont installés pour créer, répéter, se développer et partager leurs expériences. Les plasticiennes du collectif La Luna y ont naturellement trouvé leur place. Comme elles, des artistes se sont appuyés sur les habitants pour concevoir une œuvre. Tandis que d’autres sont restés davantage en retrait. « On ne peut pas forcer les artistes à travailler avec les habitants, commente la plasticienne Marie Rolland. Mais leur présence est importante. Les gens prennent plaisir à pousser la porte de la Fabrique et à croiser des artistes. C’est un lieu qui les valorise. »
L’article 140 de la loi du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions souligne que « l’égal accès de tous, tout au long de la vie, à la culture, à la pratique sportive, aux vacances et aux loisirs constitue un objectif national. Il permet de garantir l’exercice effectif de la citoyenneté. La réalisation de cet objectif passe notamment par le développement, en priorité dans les zones défavorisées, des activités artistiques, culturelles et sportives […] L’Etat, les collectivités locales, les organismes de protection sociale, les entreprises et les associations contribuent à la réalisation de cet objectif. Ils peuvent mettre en œuvre des programmes d’action concertés pour l’accès aux pratiques sportives et culturelles. Au titre de leur mission de service public, les établissements culturels financés par l’Etat s’engagent à lutter contre les exclusions. »
Les effets de la pratique culturelle sur les personnes en précarité ne sont pas toujours palpables. Ce témoignage d’un permanent volontaire d’ATD quart monde, recueilli par le mouvement, essaie d’en rendre compte : « Quand j’ai connu Mme S., son mari et elle étaient en pleine tourmente. Il y avait les dettes, les difficultés scolaires de ses deux enfants qui venaient de revenir d’un placement en institution. La difficulté de s’expliquer avec les responsables de l’école, avec l’administration, l’incompréhension des voisins… Dans les dix années précédentes, la famille avait déménagé 13 fois, errant d’un village à l’autre, habitant souvent de vieilles maisons délabrées et même, pendant près d’une année, sous une tente aux abords d’un village.
A l’époque, j’avais du mal à comprendre pourquoi, au milieu de leur logement marqué par leur vie très difficile, il y avait un piano noir qui brillait… En fait, elle tenait absolument à ce que sa fille aînée puisse apprendre à jouer d’un instrument et elle s’endettait pour le lui permettre !
Aujourd’hui sa fille a 35 ans. Non, elle ne joue pas du piano mais elle suit actuellement et de manière passionnée, des cours de tango tout en y entraînant son mari qui est un homme plutôt timide. Et, tout en habitant son corps de santé fragile, marqué par la vie difficile – un corps qui crie à travers des vertiges et des migraines terribles –, elle danse !
Et elle bâtit sa vie. Il y a une solidité dans sa vie d’aujourd’hui : un travail la plupart du temps, un métier entre les mains, un couple qui tient la route.
J’ai une certaine confiance quand j’entends ça. Pas une garantie pour que sa vie ne soit plus jamais dans la tourmente. Mais je sais qu’elle aussi aura, dans les pires moments comme sa mère, quelque chose entre ses mains qui lui permettra de prendre du recul, de souffler, de laisser venir la force, de crier ou de hurler peut-être à travers l’art… »
Cette mère, qui a bénéficié des activités culturelles d’ATD quart monde, témoigne à son tour : « Jusqu’à 35 ans j’étais comme endormie, je traversais ma vie les yeux fermés et je subissais tout… » Aujourd’hui, elle est devenue artiste peintre. A ceux qui demandent pourquoi, elle répond : « Je peins pour exister. Non, même pas. Je peins pour ne pas être rien. »
L’accompagnement artistique permettrait aux professionnels de se ressourcer et de retrouver un sens à leur métier, telle est l’hypothèse formulée par Gérard Creux, sociologue, après une enquête auprès d’eux.
Plutôt que d’analyser les effets des conduites artistiques sur les usagers du travail social, Gérard Creux, attaché de recherche à l’IRTS de Franche-Comté, s’est intéressé, dans le cadre d’une thèse en sociologie (7), à l’impact de ces pratiques sur l’identité professionnelle des travailleurs sociaux. Entre 2006 et 2007, le chercheur a travaillé à partir d’un long questionnaire adressé à des professionnels intervenant auprès des familles (assistants de service social, conseillers en économie sociale et familiale…), dans l’éducation (éducateurs spécialisés, moniteurs-éducateurs…) et dans l’animation. Sur les 668 réponses obtenues, 60 % des intervenants font, ou ont fait, un accompagnement artistique. C’est le cas de 80,6 % des professionnels de l’éducation, 89,5 % des animateurs et seulement 31,3 % des praticiens centrés sur la famille.
Premier enseignement : 82,6 % des personnes interrogées disent éprouver un sentiment général de mécontentement dans leur métier. Parmi les raisons évoquées : le « manque de reconnaissance », le « manque de moyens », la « volonté de politiser l’action sociale » ou encore l’« instrumentalisation des travailleurs sociaux par des commandes qui nous inscrivent dans des injonctions paradoxales ».
Derrière ce discours critique général, Gérard Creux constate un sentiment d’usure plus fort chez les travailleurs sociaux n’ayant pas de pratiques artistiques. Les réponses au questionnaire font même apparaître deux points de vue opposés sur le travail social. Pour ceux qui mènent des actions artistiques, les termes qui reviennent le plus souvent pour décrire leur profession sont « observation » et « animation », alors que, pour les autres, ce sont « gestion », « technicité », « administration » et « contrôle social » qui apparaissent à plusieurs reprises.
Le même décalage peut s’observer au sujet des relations hiérarchiques. Le fait de les considérer comme « limitatives » est davantage celui de travailleurs sociaux qui n’ont pas de pratiques artistiques, quand les autres les jugent « constructives ». Gérard Creux l’explique par le fait que « la mise en place de projets artistiques nécessite l’accord du ou des supérieurs hiérarchiques », ce qui favorise les échanges et les relations entre les deux parties. En revanche, ces pratiques ne sont pas l’occasion d’une promotion hiérarchique. Le sociologue émet ainsi l’hypothèse que cette activité est « désintéressée » au sens carriériste du terme.
Gérard Creux constate également que 75 % des professionnels interrogés estiment que l’activité artistique entraîne « une transformation des relations avec les usagers ». Comme le raconte une assistante sociale dans un entretien individuel avec le sociologue, « la représentation de l’assistante sociale, ce n’est pas la personne qui fait du théâtre avec des gens. C’est quand même plus quelqu’un qui est derrière son bureau, qui travaille en individuel. » La pratique d’activités artistiques apparaît enfin comme « un espace de liberté dans le travail ». Elle permettrait aux travailleurs sociaux d’agir « comme ils l’entendent à un moment de leur travail, sans objectif de contrôle ».
Au final, Gérard Creux constate que les pratiques artistiques « peuvent contribuer à la construction ou plus exactement à la reconstruction identitaire des travailleurs sociaux ». Selon lui, celle-ci participerait à un « réenchantement du travail social » par opposition à la notion de « désenchantement du monde » définie par Max Weber en référence au monde moderne rationalisé et qui, peu à peu, deviendrait dépourvu de sens. En s’appuyant sur les travaux de l’école de Francfort, le chercheur émet l’hypothèse suivante : si le discours des professionnels ayant des conduites artistiques dans ce monde « administrant et administré » qu’est le travail social semble aujourd’hui consensuel, ne faut-il pas y voir au contraire une forme de « résistance stratégique »?
(1) La Luna : Tél. 02 40 58 07 19 –
(2) « Evaluation de l’application et de l’impact de la loi d’orientation du 29 juillet 1998 relative à la lutte contre les exclusions » – Mars 2007 – Disponible sur
(3) En savoir plus sur
(4)
(5)
(6) Adelies : Té. 04 91 12 21 55 –
(7) « Pour une analyse des conduites artistiques des travailleurs sociaux en milieu professionnel » – Université de Franche-Comté – Décembre 2009 – Voir aussi l’article in Les sciences de l’éducation – Pour l’ère nouvelle – Volume 39 – N° 3, 2006 – Disponible sur