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Des femmes en mouvement

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Dans le XVIIIe arrondissement de Paris, l’association Adage a développé depuis trois ans une série d’actions pour accompagner des femmes en grande précarité sur le chemin de l’insertion sociale et professionnelle. Avec un mot d’ordre : leur permettre de choisir leur parcours de vie. Une démarche qui lui a valu l’un des prix de la Finance solidaire 2011.

Ce jeudi matin, Lydia Charcellay, formatrice depuis plus de quinze ans dans le secteur sanitaire et social, a profité de la journée mondiale du sida pour récupérer des journaux gratuits consacrant un dossier à ce sujet. Elle les distribue à la petite quinzaine de personnes assises devant elle, salariées du chantier d’insertion. Au menu, une revue de presse pour récolter toutes les informations et une petite synthèse à faire. Cette infirmière de formation enchaîne ensuite avec un cours de biologie destiné à préparer le groupe aux concours d’entrée aux écoles d’aides-soignants ou d’auxiliaires de puériculture. Dans une salle attenante, Marie-Christine Kauffmann, formatrice linguistique, travaille avec un groupe de femmes migrantes sur l’utilisation des formes pronominales en français, tandis qu’à côté une assistante de service social reçoit une jeune femme dans un petit bureau pour faire le point sur ses difficultés administratives et celles qu’elle rencontre avec ses enfants en matière de logement.

Dans les couloirs clairs et bordés de baies vitrées de l’association Adage (1), installée en bordure des boulevards extérieurs dans le XVIIIe arrondissement de Paris, on croise essentiellement des femmes. Cela n’a rien d’un hasard. Adage a ouvert ses portes en 2008 dans ce quartier classé en « politique de la ville » pour accompagner les femmes en grande précarité sur le chemin de l’insertion sociale et professionnelle. L’idée de créer cette structure est née de la rencontre de deux femmes : Sandra Gidon, qui travaille depuis une vingtaine d’années dans le domaine de l’insertion professionnelle des publics en difficulté, et Caroline de la Bretesche, alors bénévole au sein des Equipes Saint-Vincent. Après avoir monté ensemble une première action pour aider les femmes exclues des dispositifs de droit commun à accéder à un emploi ou à une formation, elles décident de créer Adage. « Nous voulions être dans un quartier dit “sensible” pour pouvoir accompagner au mieux ces publics extrêmement fragilisés, et nous avons été aidés par la délégation à la politique de la ville et à l’intégration, qui souhaitait voir un opérateur dans le domaine de l’emploi s’implanter ici », explique Sandra Gidon, directrice d’Adage. Dans ce quartier de la porte Montmartre-Moskova habitent plus de 40 % de familles monoparentales et près d’un tiers de la population y vit sous le seuil de pauvreté. Des chiffres « terribles », souligne Sandra Gidon, qui l’amènent à lancer une première action dès 2008 en direction des jeunes mères en grande difficulté. « La mission locale accueillait un grand nombre de très jeunes femmes avec des enfants en bas âge et qui habitaient seules ou chez leurs parents. Comme elle ne savait plus comment faire avec ce public, j’ai proposé de monter des groupes de parole. »

Concilier maternité et travail

A travers ces groupes de parole qui réunissent, deux après-midi par mois, une petite dizaine de jeunes mères âgées de 16 à 25 ans, l’équipe d’Adage travaille les questions liées à la parentalité et à l’insertion. Il s’agit notamment d’aider ces femmes à vivre le mieux possible leur vie professionnelle et leur rôle de mère en trouvant les moyens de concilier ces deux facettes de leur vie. Pas facile, en effet, pour elles de se préparer à entrer dans le monde du travail, souligne la directrice d’Adage : « Ces jeunes mamans font toutes les démarches liées à leur situation de précarité, elles se démènent pour essayer de tout régler et, en même temps, ne prennent pas le temps d’emmener leurs enfants au square pour jouer avec eux. Elles pensent que c’est un luxe qu’elles ne peuvent pas se permettre. » Forte de ce constat, l’équipe a mis en place des sorties durant les vacances scolaires pour aider les mères à nouer avec leurs enfants des relations ludiques.

Pour nombre d’entre elles, l’un des points d’achoppement à une véritable démarche d’insertion est aussi la grande difficulté à se séparer, même pour quelques heures, de leurs enfants. « Pour certaines femmes en situation de grande précarité, la seule certitude dans leur vie est la présence de leur enfant, et il leur est très difficile de le laisser pour se mettre en quête d’une formation ou d’un emploi. Avec Sandra Gidon, nous travaillons autour de cette idée de séparation, ou parfois simplement sur la question du “décollement”, qui permettrait de faire un premier pas vers cette séparation nécessaire », note Elodie Chidaine, assistante sociale au Centre d’action sociale de la Ville de Paris (CASVP), qui intervient à l’association douze matinées par mois. Pour aider les mères à faire ce premier pas, une « crèche éphémère » a d’ailleurs été créée au sein d’Adage afin d’accueillir les jeunes enfants un après-midi par semaine.

Des dispositifs diversifiés

Dans le sillage de ces groupes de parole, l’association a développé toute une série de nouvelles actions fondées sur le principe d’une démarche globale dans l’accompagnement des personnes en précarité, et plus spécifiquement des femmes. Un éventail de dispositifs qui comprend des suivis individualisés et des ateliers collectifs conçus pour aider à l’insertion socioprofessionnelle des personnes, une action linguistique à visée professionnelle, un chantier d’insertion préparant aux écoles d’aides-soignants ou d’auxiliaires de puériculture ou encore des groupes de recherche d’emploi. Pour les femmes n’arrivant pas à intégrer les dispositifs de droit commun, l’association a également mis sur pied une action combinant travail d’élaboration du projet professionnel, ateliers de communication et stages en entreprise. Cette diversité répond à la volonté de l’équipe d’accueillir les femmes là où elles en sont de leur parcours de vie et d’agir à toutes les étapes nécessaires pour lever les obstacles à leur insertion sociale et professionnelle.

Illustration de cet accompagnement global, souple et individualisé que défend l’équipe, une action baptisée « Femmes en mouvement » a démarré en 2010. D’une durée moyenne de six mois, elle permet notamment à des femmes en situation précaire de rencontrer, dans les locaux de l’association, l’assistante sociale du CASVP et la directrice d’Adage lors d’entretiens individuels. Il s’agit, soulignent les responsables, de leur proposer un espace neutre où la parole puisse se libérer. « Dans toutes nos actions, nous assistons à une montée de la pauvreté qui s’accompagne d’une très forte pression institutionnelle. Par exemple, le remplacement de l’allocation de parent isolé par le RSA majoré est une catastrophe pour des femmes enceintes de sept mois, qui logent dans un hôtel insalubre et à qui l’on dit qu’il faut aller travailler. Du coup, nous voyons arriver des femmes qui disent simplement : “je veux travailler”, sans nous préciser qu’elles n’ont pas de mode de garde pour leurs enfants, qu’elles vivent dans un hôtel où il y a des rats, du plomb, ou bien qu’elles n’ont pas de lit pour faire dormir les enfants, de peur que l’assistante sociale vienne les prendre », déplore Sandra Gidon. Lors de ces « entretiens­diagnostics », il ne s’agit pas de traiter les situations, mais de réaliser un travail d’écoute et d’explication dans un cadre non institutionnel pour aider les femmes à exposer leur situation en toute liberté et à aborder des questions qu’elles ne posent pas habituellement aux travailleurs sociaux.

Pour Elodie Chidaine, ce positionnement essentiel vient compléter le travail d’accompagnement qu’elle assure au sein du CASVP : « C’est une autre façon d’aborder le travail social. Certaines personnes me demandent si elles ne vont pas perdre leurs droits en parlant à leur assistante sociale de leurs problèmes. Ici, nous avons pris le parti de les écouter et de les laisser dire exactement ce qu’elles veulent, en leur expliquant qu’il n’y a pas de risque ni d’enjeu dans ces entretiens. Du coup, la parole est libérée, devient plus “légère”. Cela me rappelle aussi à quel point, dans ma pratique quotidienne, il est important d’éviter toute position de pouvoir. » Grâce à cette écoute neutre, débarrassée des enjeux inhérents à un suivi traditionnel, les professionnels d’Adage ont une vision plus complète de la situation des personnes et repèrent mieux les freins qui gênent leur insertion sociale et professionnelle. Logements insalubres, malnutrition, isolement, violences familiales, soucis de santé non traités, difficultés d’accès aux droits… Par cette écoute particulière, l’équipe fait émerger des problèmes souvent dissimulés et peut mettre en place, dans un deuxième temps, un accompagnement global et adapté à la situation de chaque personne. Ainsi, pour la moitié des femmes reçues l’an dernier par l’assistante sociale, ces entretiens individuels ont débouché sur des ouvertures de droits.

Dans le cadre de l’action « Femmes en mouvement », une partie des participantes vont ensuite travailler avec des membres de l’équipe sur la représentation qu’elles peuvent avoir de certains métiers et se confronter à la réalité en effectuant des stages pratiques en entreprise. « Nous défendons l’idée que l’individu peut évoluer tout au long de son existence à partir du moment où il traite les expériences qu’il vit », affirme Sandra Gidon. Chaque semaine, des ateliers collectifs autour de la communication verbale et non verbale sont également organisés par deux comédiens professionnels à l’intention des bénéficiaires de l’action ainsi que d’autres publics suivis à Adage. Les mises en situation imaginées par les comédiens visent d’abord à ce que ces femmes, dont beaucoup sont migrantes, intègrent les codes en vigueur dans le monde du travail et, plus généralement, dans la sphère publique. Certaines apprennent à utiliser les formules correctes pour répondre au téléphone à leur interlocuteur. D’autres travaillent, au travers de saynètes, la façon de s’adresser à leur supérieur hiérarchique ou à une secrétaire du service du personnel. D’autres, enfin, profitent de ces ateliers pour se familiariser avec les conduites à adopter lors des recherches de stage ou de travail.

Originaire du Cameroun, Nelly Kombou a poussé la porte de l’association sur les conseils du SAMU social. Enceinte, sans ressources et cherchant une aide pour régulariser sa situation, elle se souvient avec de grands sourires de ces ateliers de communication : « Cela m’a beaucoup aidée pour savoir comment me tenir pendant un entretien d’embauche, comment m’asseoir, quelles expressions avoir. Ils m’ont appris, par exemple, qu’on doit regarder dans les yeux la personne à qui on parle, alors qu’en Afrique on ne doit pas le faire », raconte la jeune femme. Psychologue de formation et encadrante technique chargée de suivre les personnes en chantier d’insertion sur leur lieu de travail, Viviane Helary a pu constater, à l’hôpital Bichat tout proche, les bénéfices de ces ateliers pour les salariées qui intègrent durant un an un service hospitalier. « Ce travail avec des comédiens est très intéressant pour ces personnes qui, au début, ne savent pas repérer un cadre ou le responsable du service et qui s’adressent à lui de façon familière. »

Lutter contre l’auto-exclusion

Le but de ces ateliers de communication est également de recréer du lien social. Le projet associatif défend en effet fermement l’idée qu’il n’est pas possible à une personne de s’insérer professionnellement si sa vie sociale s’est réduite comme une peau de chagrin. Difficile de tenir durablement dans un emploi lorsqu’on est complètement isolé, que l’on n’est pas allé au cinéma depuis quinze ans et que l’on ne sort plus de son quartier. « Pour certains groupes, nous organisons des sorties dans Paris afin que les participants découvrent la ville qu’ils habitent mais que, bien souvent, ils ne connaissent absolument pas, parce qu’ils ont peur de quitter leur quartier et qu’ils ne font que les quelques déplacements administratifs nécessaires, observe Caroline de la Bretesche, présidente d’Adage. Ce sont des femmes qui ne s’autorisent pas à entrer dans un musée ou à aller prendre un café. » Pour lutter contre ce phénomène d’auto-exclusion, Caroline de la Bretesche accompagne régulièrement, avec d’autres bénévoles, des groupes au cinéma, dans des musées, et visite avec eux des entreprises ou des services publics comme La Poste. Participer à des groupes, sortir de chez soi, apparaît comme « une découverte de ses possibles et permet, avec le renfort des apprentissages théoriques ou pratiques, de faire un pas supplémentaire vers des formations, des concours ou un emploi », précise Caroline de la Bretesche.

Toujours dans cette perspective d’accompagnement global des femmes en précarité, l’association a mis en place une action linguistique à visée professionnelle, intitulée « Un pas vers l’emploi ». Marie-Christine Kauffmann, la formatrice linguistique qui en est chargée, travaille entre autres sur le décryptage du vocabulaire utilisé dans les comptes rendus envoyés par Pôle emploi après le premier rendez-vous. Son objectif est de proposer à la quinzaine de femmes migrantes qui souhaitent accéder à l’emploi ou à une formation professionnelle un apprentissage du français lié à la vie quotidienne et au monde du travail. « Ce sont des femmes qui parlent souvent déjà plusieurs langues, mais qui ont appris le français sur le tas. Elles connaissent très peu le vocabulaire administratif et pas du tout le langage du travail », constate Marie-Christine Kauffmann.

Replacer la personne au centre

Comme les quatre autres professionnels permanents et les six intervenants vacataires travaillant pour l’association, Marie-Christine Kauffmann a été formée à la méthode d’orientation et d’insertion ADVP (2). D’origine canadienne, celle-ci est au cœur des pratiques professionnelles développées à Adage. Utilisée par les membres de l’équipe lors de l’élaboration des projets professionnels, elle vise à replacer la personne au centre du travail et favorise l’émergence de ses valeurs et de ses désirs pour l’aider à faire des choix de vie plus éclairés. S’inscrivant résolument à contre-courant des politiques actuelles en matière d’insertion professionnelle, qui tendent à orienter les personnes vers les secteurs d’activité en tension sans tenir compte de leurs choix, les responsables d’Adage estiment qu’il ne peut y avoir d’emploi durable sans cette approche préalable axée sur l’individu et sur ses aspirations réelles. Ancienne assistante sociale au sein d’une caisse d’allocations familiales, aujourd’hui chargée d’accompagnement pour l’action « Femmes en mouvement », Dominique Leconte affirme retrouver, par le biais de cette méthode, un sens qu’elle avait un peu perdu dans son ancien métier. « Je suis heureuse et fière de pouvoir mettre en place un accompagnement qui respecte la personne dans sa globalité, dans son rythme, et de ne pas être dans une certaine forme de violence, de maltraitance. » Au-delà des outils pédagogiques, la méthode ADVP permet à l’équipe d’adopter une posture commune qui place les personnes en situation de décider elles-mêmes de leur parcours de vie et d’être responsables de leurs choix. « Nous avons un socle commun de valeurs et de positionnements qui correspondent à ce que je cherchais sur le plan professionnel. Ici, les femmes qui sont en face de moi, même si elles sont en très grande difficulté, à la rue, sont autant que moi des sujets désirants et ont le droit d’avoir un travail qui les intéresse », souligne pour sa part Amélie Sandoval, chargée d’accompagnement socioprofessionnel sur le chantier d’insertion.

Récompensée en septembre dernier dans le cadre des Grands Prix de la Finance solidaire (3), Adage a accueilli plus de 130 femmes en 2010 et a permis à une partie d’entre elles de décrocher des contrats à durée indéterminée, de suivre des formations, des stages, d’accéder à un logement ou encore d’avoir une place pour leurs enfants à la crèche. Pour l’heure, l’équipe entend développer certaines de ses actions phares, comme le chantier d’insertion et « Femmes en mouvement », et aimerait accroître les financements apportés par les entreprises pour ses actions de formation et de bilan de compétences. Une manière de ne pas trop dépendre des mannes du public, mais aussi de rester fidèle aux valeurs d’Adage. « Il est essentiel que l’équipe puisse travailler avec d’autres publics pour ne pas avoir qu’une vision du monde et pour que des femmes en grande précarité puissent croiser à la machine à café des cadres en bilan de compétences. Il n’est pas question de faire un ghetto de femmes ou de pauvres », martèle Sandra Gidon.

Notes

(1) Adage : 17, rue Bernard-Dimey – 75018 Paris – Tél. 01 58 59 01 67.

(2) Activation du développement vocationnel et personnel.

(3) L’association a reçu le Prix coup de cœur de la Finance solidaire 2011, décerné par le journal Le Monde et l’association Finansol.

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