Les mouvements de chômeurs, de précaires, de groupes défavorisés préfigurent-ils des formes nouvelles de luttes sociales ?
J’en suis convaincu. On assiste depuis quelques années à une internationalisation des mouvements sociaux. Il y a eu les « indignés », le « printemps arabe », les marches européennes de chômeurs… Un processus est en œuvre, même s’il est extrêmement lent. D’ailleurs, les populations ont de plus en plus de raisons de se mobiliser. Des publics que l’on considérait autrefois comme inaptes à l’action collective apparaissent régulièrement dans le débat public, même de façon éphémère. Mises bout à bout, les initiatives émergentes, y compris les émeutes en banlieues que je range dans la même catégorie, participent au renouvellement de la protestation. Leurs revendications sont souvent particulières et leur champ d’action spécifique, mais on ne peut pour autant les considérer comme des mouvements marginaux tant les questions que ces initiatives soulèvent sont centrales pour le devenir des sociétés. Bref, à bien des égards, les « marginaux » sont aujourd’hui au cœur de certaines transformations de l’action collective.
Ces mouvements émergent depuis une vingtaine d’années. Comment expliquer ce phénomène ?
Les chômeurs se sont en réalité mobilisés assez régulièrement au cours de l’histoire récente, de façon sporadique, mais les politologues ont trop souvent ignoré les travaux des historiens dans ce domaine. Il est vrai que l’étude de ces mouvements n’a longtemps concerné que la période des Trente Glorieuses, pendant laquelle il y a eu peu de mobilisations de chômeurs. Mais il suffit de remonter à l’entre-deux-guerres pour se rendre compte que de tels mouvements ont existé, que ce soit en France, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis.
Est-ce vrai pour tous les pays ?
Pas partout. Dans certains pays, à ma connaissance, il n’y a eu aucun mouvement de ce type, ou de façon très limitée. Il se trouve que la France est le pays européen où, au cours des vingt-cinq dernières années, on a observé le plus de mobilisations de chômeurs et de précaires. On peut citer également l’Allemagne. En Finlande, en 1994, un mouvement initié par des chômeurs a constitué la manifestation nationale la plus importante depuis la Seconde Guerre mondiale. Il est intéressant de constater que c’est dans les pays socialement les plus développés, là où les chômeurs sont les mieux protégés – même si tout est relatif –, que ces mouvements ont été les plus forts. En revanche, il n’y a pas eu de mobilisation des chômeurs en Pologne, alors que c’est l’un des pays où le taux de chômage est le plus élevé de l’Union européenne. Pour que les chômeurs se mobilisent, ils doivent être relativement protégés. Faute de quoi ils se trouvent dans des états de détresse, de désocialisation, et dans des logiques de survie qui constituent des handicaps quasiment rédhibitoires. La deuxième explication renvoie aux théories de la frustration relative. Là où les espoirs ont été le plus déçus, la frustration peut servir de levier pour l’action. C’est un peu le paradoxe de ces mouvements. Dans les pays où le chômage est objectivement plus dur, s’il n’y a pas eu d’espoir d’amélioration, il n’y a pas non plus de déception. Ceux qui se mobilisent le plus sont aussi les plus déçus.
Dans un contexte de montée du chômage et de la précarité, on pourrait croire que ces mouvements ont le vent en poupe…
Ils sont au contraire dans un reflux très net en France. Il n’y a pas eu de mobilisation de chômeurs significative depuis longtemps. Encore une fois, il s’agit de mouvements cycliques dans lesquels il est difficile de maintenir un leadership durable. En outre, depuis l’affaire des « recalculés » de l’Unedic, en 2003, leurs actions sont devenues davantage juridiques. Ce qui a d’ailleurs été payant puisque le gouvernement avait alors été obligé de réintégrer un certain nombre de chômeurs dans leurs droits. Mais ce reflux renvoie surtout aux caractéristiques sociologiques des populations concernées, qui cumulent les difficultés et les handicaps. Elles peuvent se mobiliser un temps, en fonction d’un contexte social et politique particulier. Mais dès lors qu’un gain politique, même minime, est obtenu, le mouvement s’affaiblit. Ainsi, en 1998, lorsque le gouvernement Jospin a débloqué un fonds d’urgence sociale et concédé une prime de Noël, du jour au lendemain quasiment plus personne n’était dans la rue. Il faut dire qu’il est très difficile de mobiliser des gens à partir d’une situation – le chômage ou la précarité – que tout le monde souhaite éviter ou quitter. Il faut donc une conjonction de circonstances incroyablement favorables pour que ces populations accèdent à une certaine visibilité politique. Chaque fois qu’on a le sentiment que ces organisations ont le vent en poupe, elles s’effondrent.
La composition de ces groupes, dites-vous, ne correspond pas nécessairement à leur dénomination. C’est-à-dire ?
En réalité, les chercheurs ne sont pas d’accord entre eux sur la question de savoir si ces groupes s’organisent réellement eux-mêmes ou s’ils sont plutôt organisés par d’autres acteurs, en particulier issus des organisations syndicales. A mon sens, nous sommes dans l’entre-deux. Je ne crois pas à l’existence de mobilisations spontanées au sein des populations à faibles ressources. Il est bien rare que des « professionnels du militantisme » ne soient pas impliqués. Lorsque j’ai travaillé sur les marches européennes de chômeurs, j’ai observé que les militants étaient, certes, des chômeurs mais avec un profil assez atypique. Il s’agissait souvent de personnes déjà engagées syndicalement ou de chômeurs étudiants ayant un niveau de formation très supérieur à la moyenne des chômeurs. Disons qu’une certaine frange d’exclus sociaux, dont les caractéristiques sociologiques sont assez spécifiques, n’en constituent pas moins les forces vives de ces mouvements.
Quelle est la position des syndicats à l’égard de ces organisations ?
Ce qui se joue dans la relation entre les groupes de précaires et les organisations syndicales est notamment la capacité à se poser comme interlocuteur légitime vis-à-vis des pouvoirs publics. Surtout en France, où les syndicats sont, en dépit de leur désaffection croissante, les seuls représentants légitimes des salariés. Pour l’heure, nous restons dans un système largement verrouillé. Néanmoins, les syndicats ne peuvent pas ignorer la généralisation préoccupante du précariat. C’est même, me semble-t-il, l’une des possibilités de renouvellement de l’engagement syndical en France. Les grandes centrales sont donc un peu tiraillées. En ce qui concerne les chômeurs, les choses sont un peu moins ambiguës. La plupart des syndicats, à l’exception de la CGT, disent ne pas avoir vocation à les mobiliser. Les chômeurs, rappellent-ils, ont vocation à réintégrer le monde du travail.
Faut-il voir aussi dans ces mouvements une certaine remise en cause des services sociaux ?
Les organisations de chômeurs et précaires sont l’expression d’une tentative d’autonomisation des populations en difficulté. Leurs militants se montrent donc souvent assez critiques à l’égard de l’action sociale, parfois perçue comme une forme d’encadrement, de mise sous tutelle, d’intrusion. Les choses apparaissent toutefois plus complexes car, à la lecture des contributions de l’ouvrage, on s’aperçoit qu’il n’est pas rare que des militants soient investis à la fois dans la représentation des chômeurs et dans le travail social. C’est l’une des raisons pour lesquelles ces organisations ont tant de mal à fonctionner. Elles sont traversées par des clivages très forts.
Les mouvements de précaires et de chômeurs sont-ils audibles par une population inquiète pour son propre sort ?
Je pense que oui. Le mouvement des « indignés » est même très audible. De ce point de vue, nous sommes dans une configuration, si j’ose dire, plutôt favorable. La crise actuelle rend en effet l’ensemble de la population très réceptive à ce genre de mouvements, même si la question de leur influence politique reste posée. Cela dit, il n’y a pas de filiation directe entre les « indignés » et des mouvements tels qu’AC ! ou le Mouvement national des chômeurs et précaires. Il s’agit d’une nébuleuse très éclatée dont le point commun est la dénonciation du caractère intolérable d’un certain nombre d’inégalités sociales et la contestation du système économique capitaliste. Ils se retrouvent aussi dans la difficulté à tenir un discours alternatif crédible et à élaborer un programme d’action.
Docteur en sciences politiques, Didier Chabanet est chercheur à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Il a dirigé, avec Pascale Dufour et Frédéric Royall, l’ouvrage Les mobilisations sociales à l’heure du précariat (Ed. Presses de l’EHESP, 2011). Il est également l’auteur, avec Jean Faniel, de The Mobilization of The Unemployed in Europe. From Acquiescence to Protest ? (Ed. Palgrave Macmillan, 2011).