Vous avez invité 12 pédagogues, français et étrangers, à raconter leurs expériences. Quels sont ces extrêmes auxquels ils se confrontent ?
Il s’agit souvent du contexte dans lequel se déroule l’action, à l’image du projet « Question d’équilibre » avec les enfants des rues au Portugal. Ce peut être aussi les situations individuelles des jeunes, leurs difficultés propres, comme avec l’expérience d’insertion de mineurs délinquants en Pologne. Souvent, c’est le caractère même du projet qui est extrême. Toutes les actions décrites s’enracinent dans des prises de position pédagogiques risquées et originales. D’une façon générale, nous voulions montrer que, même dans des situations très difficiles, dans des contextes parfois violents, il est possible d’innover, de trouver des réponses pédagogiques.
Vous exposez notamment une expérience de prévention de la violence par les activités de combat auprès de jeunes en difficulté, à Roubaix. En quoi cette action vous paraît-elle emblématique des pédagogies de l’extrême ?
D’abord, par sa simplicité apparente. Les jeunes pratiquent une activité qui leur parle, à savoir les sports de combat. L’équipe du centre d’activité sportive utilise ce support pour les faire entrer dans un collectif et travailler l’éducatif. Par ailleurs, l’originalité de cette action réside dans le fait que ses fondateurs ont trouvé des modalités de collaboration avec les acteurs locaux, notamment avec la municipalité, qui leur permettent de préserver la marginalité apparente de leur structure. Cette expérience fonctionne parce que, aux yeux des jeunes, il s’agit d’un lieu anti-institutionnel. Enfin, ce qui me paraît emblématique, c’est que ce travail repose énormément sur le groupe. Un accompagnement individuel existe mais tout commence avec l’envie des jeunes d’appartenir au collectif, avec ses codes et ses rituels.
De même, pourquoi avoir retenu le projet portugais « Question d’équilibre » ?
Ricardo Martinez, son fondateur, a choisi de travailler avec des jeunes vivant à la rue quasiment sans attaches. C’est un public non captif très difficile. Il est intéressant de noter que cette expérience, qui utilise notamment l’escalade, comporte un côté bricolage, comme souvent dans les actions décrites. Ricardo Martinez et son épouse sont partis de rien, sans argent ni lieu. Pendant plusieurs années, ils ont travaillé avec des bouts de chandelle. Enfin, le côté réflexif de leur démarche est caractéristique. Face à des situations paraissant impossibles à gérer, on parvient à interroger des postures, des modes de relations et à construire un nouvel équilibre avec les jeunes. Ricardo Martinez raconte qu’un jour des jeunes viennent chercher à manger alors qu’ils n’avaient pas voulu aider à préparer le repas. Il prend alors la décision assez violente de jeter la nourriture à la poubelle. Il explique qu’à ce moment-là il s’est rendu compte que, pour que les choses fonctionnent avec ces jeunes, il fallait que ça leur coûte. C’est ce que j’appelle le caractère réflexif de l’expérience. On part d’une situation difficile, on expérimente une réponse et un bout de théorie finit par émerger. Face à des jeunes dont on a l’impression qu’ils sont en opposition avec la loi et l’institution, au lieu de se lamenter, on engage un dialogue. C’est simple et, pourtant, on a souvent du mal à le faire.
Dans ces pédagogies de l’extrême, vous dites que la notion d’éducabilité est essentielle. Pour quelle raison ?
Toutes ces initiatives reposent sur la conviction que chacun est éducable, c’est-à-dire qu’il peut apprendre, grandir et progresser. Lorsqu’on utilise le terme « incasables » pour parler de jeunes très difficiles, on sous-entend que rien n’est possible avec eux. Or nous pensons au contraire qu’il reste toujours des choses à tenter. Non seulement des outils pédagogiques existent qui en ont fait la démonstration mais, de plus, des travaux scientifiques attestent de l’existence de cette éducabilité cognitive, grâce à laquelle chacun peut évoluer dans ses apprentissages et son rapport aux autres. Si l’on ne partage pas cette conviction, en tant qu’éducateur, on est en danger, au mieux, de ne rien faire et, au pis, de se retrouver dans des situations difficiles.
L’idée que tous les jeunes sont éducables n’est-elle pas une évidence ?
Pas pour tout le monde. Certains ont baissé les bras, comme ces politiques qui semblent nous dire que l’éducation n’est pas nécessairement la solution et que, parfois, tout ce que l’on peut faire, c’est de limiter la casse. Les éducateurs que je rencontre, et ils sont nombreux, sont heureusement encore pleinement dans une logique d’éducabilité. Mais ils doivent faire face parfois à des situations si difficiles qu’ils peuvent avoir tendance à l’oublier. Lorsqu’on vous confie des jeunes en urgence pour seulement quinze jours ou trois semaines, le temps manque pour construire un projet. On comprend alors que les éducateurs se sentent en difficulté. Si nous réaffirmons que tous les jeunes sont éducables, ce n’est évidemment pas sans moyens mais avec du temps et un cadre favorable.
Une autre notion commune à ces expériences est la médiation…
Les situations, l’environnement, les activités, tout peut faire médiation entre celui qui éduque et celui qui grandit. Or la médiation est moins présente aujourd’hui dans notre modèle éducatif et pédagogique très psychologique et centré sur la relation interpersonnelle entre l’adulte et le jeune. Mais dans la perspective d’une construction du rapport à la loi, cela ne suffit pas. L’éducatif consiste aussi à instituer de la distance. C’est la raison pour laquelle de nombreuses équipes éducatives utilisent des activités telles que l’escalade, la voile ou d’autres activités à risques. Elles offrent des épreuves que l’on va dépasser ensemble et qui vont faire grandir. Les règles de fonctionnement, les principes, les manières d’entrer en relation, tout est conditionné par la tâche à accomplir vers un but commun. C’est la grande richesse de ces outils de médiation.
Une troisième notion clé est l’anticipation…
En caricaturant un peu, on peut dire qu’il existe deux modèles de gestion des situations extrêmes dans les espaces éducatifs. Dans le premier, la situation est stable, vous faites votre travail éducatif, mais un jour ça explose. Il y a un incident, des insultes, une bagarre. Une fois l’événement passé, on réagit avec une réponse a posteriori. Et ça recommence. L’autre possibilité consiste à anticiper le fait que la bagarre va survenir en créant des outils, un cadre, des espaces de parole, des activités qui permettent de réguler les microconflits et d’éviter ainsi qu’un conflit très important ne survienne.
A quelles conditions une institution éducative peut-elle s’approprier cette démarche ?
La mise en place de ce qu’on appelle la pédagogie institutionnelle n’est apparemment pas très difficile. Il n’y faut pas des moyens très importants ni des outils théoriques très complexes. La difficulté est qu’elle repose sur une culture. Il est nécessaire de changer de posture, de trouver ces fameux contre-pieds dont je parlais, d’entrer dans une autre démarche. Cela signifie, entre autres, de passer d’une approche psychologisante centrée sur le sujet à la mise en avant du collectif. Ce qui implique de modifier l’organisation, les structures, les horaires, les rotations d’équipe, la circulation dans l’établissement, etc. Autant de choses qui deviennent centrales. Or cela ne se décrète pas. Il faut l’expérimenter. Lorsque cela marche, c’est en général parce qu’un ou deux éducateurs ont déjà expérimenté cette logique ailleurs et insufflent cette dynamique dans l’institution. Mais il faut une pratique pédagogique et un accompagnement spécifique pour faire entrer cette culture au sein des équipes éducatives.
Ces pédagogies de l’extrême sont-elles modélisables ?
Pas sous la forme d’une méthodologie. Ainsi, l’un des invariants des projets que nous citons est l’attention apportée par leurs responsables à la question de l’ambiance. Depuis toujours, pour les pédagogues et les éducateurs, le climat du groupe est un indicateur essentiel. Or c’est typiquement l’une de ces choses sur lesquelles on ne peut pas légiférer, qu’on ne peut pas traduire en bonnes pratiques. Plus on technicise l’éducation à travers des recettes toutes faites en renonçant à faire preuve de créativité, moins on se préoccupe de ce qui n’est ni évaluable ni objectivable, mais qui est pourtant essentiel à la pédagogie.
Sébastien Pesce est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Cergy-Pontoise. Il a été enseignant et éducateur à l’école expérimentale de la Neuville, à Chalmaison (Seine-et-Marne), inspirée de la pédagogie institutionnelle. Avec Rémi Casanova, il a coordonné Pédagogues de l’extrême. L’éducabilité à l’épreuve du réel (Ed. ESF, 2011). Ils ont également publié Pédagogie alternative en formation d’adultes (Ed. ESF, 2010).