Loin d’être un effet indésirable du libéralisme économique, la dette, dites-vous, en serait au contraire l’un des principaux rouages…
La logique du crédit, en effet, ne relève pas d’un excès. Elle se trouve au cœur du système. Il faut rappeler que la dette actuelle des Etats est en grande partie la conséquence de la crise des subprimes née aux Etats-Unis. Tout le monde semble l’avoir oublié mais les Etats ont alors dû sortir beaucoup d’argent pour éviter la faillite des banques privées. Or ce qui a amené cette crise des subprimes, c’est bien le projet néolibéral dont l’objectif principal consiste à remplacer le salaire et le salaire social, autrement dit les services publics comme la santé, l’éducation ou l’aide sociale, par le crédit. Le prototype de ce système a été mis en place pour la première fois au Chili après 1973. Le gouvernement de Pinochet avait fait appel aux néolibéraux appelés les « Chicago Boys ». Et l’une des premières choses qu’ils avaient instaurées était le recours massif au crédit. Vous n’aviez plus droit à l’éducation ou à la santé. Vous deviez contracter des crédits pour tout cela. La crise des subprimes procède de la même logique. On donne à tout le monde la possibilité d’obtenir un crédit pour acheter un logement. Mais cela suppose que ce système puisse continuer à s’étendre à l’infini. Ce qui n’est pas le cas. Les banques privées se sont trouvées exposées et les Etats sont intervenus massivement en s’endettant encore plus. Le système financier s’est alors retourné contre eux. C’est délirant !
Cette économie de la dette ne concerne pas que les Etats…
En effet, les agences de notation s’intéressent aussi aux organismes sociaux tels que l’Unedic, ou aux collectivités comme les départements et les grandes villes (1). La logique du crédit a pénétré très en profondeur dans les rouages de la société. Chaque institution publique, parce que l’Etat se refuse à monétiser la dette sociale, est contrainte d’avoir recours au crédit, et doit donc être notée par les agences. Et si demain celles-ci estiment que l’Unedic ou certains départements ne sont pas bien gérés, le coût de leur crédit va se renchérir. La conséquence étant que le montant des allocations risque de baisser, et celui des impôts locaux d’augmenter.
En quoi la dette constitue-t-elle une relation de pouvoir ?
En ce sens qu’elle se superpose aux relations salariales et à celles entre le citoyen et l’Etat. Elle est transversale. Tout le monde est endetté. On nous serine d’ailleurs qu’à sa naissance chaque Français a déjà sur sa tête plus de 20 000 € de dette. Et en Italie, avec les nouvelles mesures d’austérité, chaque foyer fiscal va payer 2 000 € par an, soit l’équivalent de deux mois de salaire d’un ouvrier, pendant trois ou quatre ans. Vous devez adapter votre consommation et votre style de vie à l’obligation du remboursement de la dette. C’est une logique de domination.
La dette, écrivez-vous, s’approprie le temps des gens. De quelle façon ?
Le crédit est une promesse de richesses futures. C’est ce que rappelait l’historien Georges Duby lorsqu’il expliquait qu’au Moyen Age l’usure était interdite car le créditeur s’appropriait le temps du débiteur jusqu’à extinction de la dette. Or Dieu seul est censé disposer du temps. Ce que l’on vous prend, c’est le futur, parce que vous êtes obligé de travailler pour rembourser. Dans les années 1980, la situation était différente, avec un crédit qui était d’abord une façon d’ouvrir des possibilités. Mais avec la crise les choses se sont inversées. On a l’impression de ne pas avoir de futur à cause de cette masse d’argent que l’on doit rembourser. Il n’y a plus de perspective.
Vous faites l’hypothèse que la relation sociale ne se fonde pas sur l’égalité, l’échange, mais sur l’asymétrie dette-crédit. C’est-à-dire ?
C’est une idée de Friedrich Nietzsche, reprise par Félix Guattari, selon laquelle l’archétype de la relation sociale n’est pas l’échange économique, comme le pensent les économistes, ni l’échange symbolique sur le modèle du don et du contre-don, comme l’affirment les anthropologues. C’est la dette. Dès 1990, Gilles Deleuze écrivait que le problème de l’aliénation n’est plus celui des hommes enfermés à l’usine ou à l’hôpital, selon la conception de Foucault, mais bien celui de l’homme endetté. La carte de crédit étant le symbole de cet endettement à vie.
Comment définiriez-vous cet « homme endetté »?
En allemand, Schuld signifie à la fois « dette » et « faute ». L’homme endetté est d’abord un homme coupable. Il est responsable de sa propre situation. C’est la faute de la population grecque qui ne paie pas ses impôts et vit au-dessus de ses moyens. C’est la faute des Etats qui ont trop dépensé. Et surtout, c’est la faute d’un modèle social trop généreux qu’il faut réduire. Ce qui explique d’ailleurs l’importance prise par la question de la fraude aux prestations sociales. La dette induit une morale de la culpabilité, et même de la peur, bien éloignée de celle du travail, avec son binôme effort-récompense. Ce qui se passe est de votre responsabilité. Même si la vraie raison est plutôt à chercher du côté de l’impôt. Aux Etats-Unis, l’imposition des plus riches a très fortement baissé depuis les années 1980. On a littéralement donné des parts entières de PIB aux entreprises et aux riches. Le trou de la dette est en grande partie lié à ce mécanisme.
Quelles répercussions cette culpabilité a-t-elle pour les usagers des politiques sociales ?
La dette agit au cœur des institutions et chez les individus. Elle affecte leurs modes de vie et de pensée. Transformés en débiteurs, les usagers doivent rembourser l’Etat et les organismes sociaux par leur attitude. Ils doivent améliorer leur employabilité, honorer les rendez-vous qui leur sont fixés, prouver qu’ils recherchent effectivement un emploi… Ils doivent rendre compte de leur vie et de leur temps. J’ai travaillé auprès d’allocataires du revenu de solidarité active, et beaucoup expriment leur colère à l’égard de ce contrôle exercé sur eux. Le chômage n’est plus une condition sociale liée à un contexte économique. C’est une faute individuelle de personnes qui ne sont pas suffisamment employables. Ce renversement va de pair avec le projet néolibéral. On accuse les individus, et pas les conditions sociales et économiques.
Que peuvent faire les travailleurs sociaux pris dans ces contradictions ?
Ils sont dans une posture assez compliquée. D’un côté, le management des organismes sociaux les pousse dans le sens de cette morale et, de l’autre côté, les usagers sont dans des situations de plus en plus difficiles. D’autant que les politiques d’austérité actuelles risquent fort de faire augmenter le nombre des chômeurs et d’allocataires des minima sociaux. Je ne sais pas comment les travailleurs sociaux et les agents de Pôle emploi vont s’en sortir. Ils sont pris entre le marteau et l’enclume.
Vous proposez de « réactiver la lutte des classes ». De quelle façon ?
En réalité, la lutte des classes est réactivée par ceux qui ont l’argent. Le milliardaire Warren Buffet a d’ailleurs déclaré avec lucidité qu’il s’agissait d’une guerre de classes et que les riches sont en train de la gagner. Sur fond de chantage à la faillite, les plans d’austérité vont au bout du projet néolibéral avec des blocages, voire des réductions de salaire, des coupes dans les budgets sociaux et des privatisations. Mais cela risque d’être une victoire à la Pyrrhus car tout s’effondre. Nous sommes dans un cul-de-sac. On ne peut plus utiliser l’arme du crédit et on demande aux gens de rembourser sans introduire les politiques qui permettraient de produire les richesses futures. En Grèce, le mouvement de protestation avait comme mot d’ordre le refus de payer la dette, mais aucun mouvement politique fort ne revendique actuellement cette position et les outils traditionnels de la lutte sociale ne fonctionnent plus. Il faudrait inventer de nouveaux syndicats transverses à l’ensemble de la société. Il faudrait également repenser une démocratie reconfigurant le politique, le social et l’économique. Enfin, il ne s’agit pas seulement d’annuler les dettes ou de revendiquer la faillite, quand bien même cela serait utile, mais surtout de sortir de la morale de la dette et du discours de peur dans lequel elle nous enferme.
Maurizio Lazzarato est sociologue et philosophe. Il travaille de façon indépendante à Paris, où il poursuit des recherches sur le travail immatériel, l’éclatement du salariat, l’ontologie du travail, le capitalisme cognitif et les mouvements « postsocialistes ».
Il publie La fabrique de l’homme endetté. Essai sur la condition néolibérale (Ed. Amsterdam, 2011).
(1) Standard & Poor’s a d’ailleurs, le 7 décembre, placé la note AAA de l’Unedic « sous surveillance négative ».