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« Les outils d’évaluation de la dangerosité peuvent être dangereux »

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Evaluer la dangerosité d’un individu… Aux yeux de bien des magistrats et des responsables politiques, l’idée paraît séduisante. Fondé sur des études statistiques, le système des échelles actuarielles vise justement à établir des scores de dangerosité. Des outils qui ne sont pas à rejeter mais qui doivent être maniés avec précaution en raison des risques qu’ils présentent, prévient Christophe Adam, psychologue et criminologue belge.

Sur quel principe reposent les échelles actuarielles ?

Elles utilisent des analyses statistiques afin de prédire le risque de récidive chez une personne ayant commis un crime ou un délit. Ces échelles ne sont pas nécessairement informatisées. Elles se présentent sous la forme de grilles comportant un certain nombre d’items pour lesquels il faut cocher « oui » ou « non », ou indiquer un score. Le nombre d’items varie selon les échelles, généralement de 20 à 30. Selon les cas, ces items peuvent être pondérés entre eux. Il existe trois générations d’échelles. La première intégrait des items factuels, comme les antécédents judiciaires, le sexe, l’âge, etc. Par la suite, on a conçu des instruments de jugement clinique structuré, permettant de recueillir de façon assez exhaustive des informations plus qualitatives, par exemple sur le parcours professionnel ou encore sur la vie sexuelle de la personne. Enfin, une troisième génération intègre des facteurs de protection. C’est-à-dire tout ce qui aide à se protéger du risque de récidive, comme le fait de disposer d’un environnement familial stable.

Comment sont construites ces échelles ?

Elles sont validées grâce à des études statistiques donnant lieu à d’importantes recherches psychométriques auprès de la population pénale. Comme ces outils sont principalement d’origine anglo-saxonne, ces études sont réalisées auprès de la population pénale nord-américaine. Des études de validation sont actuellement en cours en Belgique et, je crois, en France, mais je n’en ai encore vu aucune publiée. Ce qui pose un sérieux problème méthodologique aux praticiens européens. Une échelle validée pour les populations américaines est-elle adaptée chez nous ? Sans compter que certains items, une fois traduits, ne correspondent pas nécessairement aux termes d’origine. Une autre difficulté est que les études de validation dépendent d’études factorielles, qui, dans la technique statistique analytique, aident à mesurer l’influence de plusieurs facteurs sur une variable, en l’occurrence le risque de récidive. Or, dans bien des cas, elles ne reposent que sur des corrélations et ne permettent donc pas de tirer des conclusions sur des rapports de cause à effet (1).

Comment sont collectées les informations utilisées dans les échelles ?

Il existe deux méthodes qui peuvent être complémentaires. Tout d’abord, le recueil à partir des sources officielles telles que le dossier pénal. On trouve ensuite l’entretien clinique, durant lequel on peut aborder des questions d’ordre privé avec des questions parfois assez intrusives. Ce qui renvoie à un problème déontologique. Pour ma part, j’indique à la personne qu’elle est tout à fait libre de ne pas répondre à mes questions, mais je ne suis pas certain que tous mes collègues partagent ce point de vue. Les gens peuvent aussi mentir. La plupart du temps, on essaie donc de compléter les informations en les recoupant avec d’autres sources.

Qui utilise ces instruments ?

Les échelles actuarielles renvoient à la psychométrie, c’est-à-dire à la mesure du psychisme. Ce sont plutôt les psychologues qui les utilisent. Les experts psychiatres ne sont pas nécessairement dotés d’instruments de prédiction du risque de la récidive. Ils travaillent la plupart du temps à partir de l’entretien clinique, mais ils peuvent utiliser des techniques complémentaires comme les échelles. Les policiers, les infirmiers ou les éducateurs, pour peu qu’ils bénéficient d’une formation ad hoc, peuvent aussi y avoir recours. Il n’est pas nécessaire d’avoir une formation clinique de pointe pour cela.

Beaucoup de psychiatres refusent ce système, estimant qu’il ne tient pas compte du sujet…

En réalité, c’est un certain usage de ces outils qui élimine le sujet. Si l’on a le fantasme que ces échelles vont prédire avec exactitude le risque de récidive, on se trompe. Mais sur le terrain, elles peuvent être utiles entre assistants sociaux, psychologues ou psychiatres, à partir du moment où, en les croisant avec d’autres données, elles les obligent à une discussion clinique et les aident à structurer la collecte des données biographiques. Le risque consiste en réalité à les pratiquer de manière isolée en leur donnant tout pouvoir. Ce sont alors des outils extrêmement dangereux. Ma crainte est qu’à partir du moment où le décideur impose ce type de technique, un certain nombre de personnes vont estimer qu’il n’est plus nécessaire de s’impliquer dans une relation clinique afin de comprendre la personne que l’on a en face de soi. Comme si les chiffres parlaient par eux-mêmes. Personnellement, lorsque j’utilise une échelle, je ne communique jamais au magistrat de résultats sous forme de score de dangerosité.

Le couplage de l’expertise psychiatrique classique avec l’analyse actuarielle vous paraît-il envisageable ?

Encore une fois, on peut se servir des échelles si c’est pour produire du sens clinique. Pas pour piéger quelqu’un dans une catégorie à risque. Car une fois que l’on a noté une personne, il est très difficile de revenir en arrière. J’utilise parfois ces échelles mais, dans certains cas, elles ne me servent à rien. De fait, il n’est pas rare que les personnes évaluent elles-mêmes leur propre dangerosité. C’est étonnant mais elles nous expliquent que, dans telle ou telle situation, elles risquent de « péter les plombs ». Parfois aussi, je me sers du résultat d’une échelle pour demander au sujet de se positionner lui-même et pour envisager avec lui la façon d’éviter des situations potentiellement à risque.

Mais la simplicité apparente de l’analyse actuarielle ne risque-t-elle pas de séduire les pouvoirs publics, ne serait-ce que pour des raisons d’économie ?

Nous sommes en effet confrontés à un fantasme lié aux chiffres et au pouvoir du quantitatif. J’ai coutume de dire que le quantitatif n’existe pas. C’est toujours, à un moment donné, de qualitatif dont il est question car les chiffres, il faut les interpréter. Le risque serait donc de se contenter d’indiquer un score dans un rapport remis au juge. Toute une politique bureaucratique risquerait de se développer en classant les gens en fonction de ce score. Ce serait terrible. Il existe un risque de simplification liée à des enjeux gestionnaires, avec un usage bureaucratique et aveugle de la technique. Le clinicien doit évidemment être vigilant afin de ne pas tomber dans ce piège. Les échelles actuarielles restent un instrument probabiliste et le risque d’erreur en fait partie. J’attends d’ailleurs le moment où l’on va devoir constater qu’elles aussi produisent des erreurs. Il faudra alors reconsidérer le pouvoir un peu magique que certains leur attribuent.

Ne court-on pas après l’utopie du risque zéro ?

C’est en effet l’idée qui se trouve en arrière-plan. Nous sommes dans un monde d’assurance tous risques. Peut-on encore prendre le risque de libérer un criminel sans la garantie absolue qu’il ne recommencera plus (2) ? Il existe en Belgique un système de libération conditionnelle et beaucoup de professionnels du milieu pénitentiaire défendent l’idée que, quand bien même il y aurait un risque à libérer une personne, ce serait préférable que de la laisser moisir en prison. Car on peut alors mettre en place un cadre soutenant avec une obligation de soins, un contrôle régulier par la justice, un projet d’insertion professionnelle… Autrement, lorsque la personne sortira de prison à la fin de sa peine, si rien n’a été préparé, elle sera peut-être tout aussi dangereuse que lors de son incarcération.

L’administration pénitentiaire française va généraliser un diagnostic à visée criminologique destiné à évaluer les condamnés. Est-on dans le même type de démarche ?

Sans doute, avec à la clé le risque d’aboutir à un score qui, cliniquement, n’aura aucune signification. Tous ces outils soulèvent, en outre, des questions sur le management de l’entreprise pénale. Ce qui va être soumis à contrôle, ce ne sont pas seulement les sujets que l’on essaie d’évaluer, mais aussi les professionnels. Par le biais de tous ces outils, parfois informatisés, on va vouloir les contrôler et surveiller l’application de ce qu’on appelle les « bonnes pratiques », reposant sur toutes sortes de normes de qualité.

REPÈRES

Psychologue et criminologue, Christophe Adam est maître de conférences à l’université libre de Bruxelles et chargé de cours invité à l’université catholique de Louvain. Il intervient également dans un service de santé mentale auprès de patients sous contrainte judiciaire.

Il a publié Délinquants sexuels et pratiques psychosociales (Ed. Larcier, 2011).

Notes

(1) La corrélation mesure l’intensité de la liaison qui peut exister entre deux variables. Un coefficient de corrélation élevé n’induit cependant pas une relation de causalité entre les phénomènes mesurés.

(2) Voir sur ce sujet l’interview de Christine Lazerges dans les ASH n° 2734 du 25-11-11, p. 40.

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