« Le travail social est en recherche de sens. Les travailleurs médico-sociaux se disent en perte de repères, entre déontologie professionnelle et éthique personnelle d’une part, respect du droit et des procédures d’autre part. Et régulièrement le poids de l’institution ressurgit comme un obstacle à la qualité du travail, et générateur de démotivation. D’un côté, les travailleurs sociaux sont invités à faire preuve d’initiatives, à inventer de nouvelles modalités d’accompagnement, à innover ; de l’autre, il leur est demandé d’optimiser leurs interventions, de rechercher plus d’efficience dans leurs pratiques, de contribuer à la bonne maîtrise des dépenses sociales. Cela ne correspond plus à la conception qu’ils avaient de leur profession.
De plus, ces attentes peuvent être considérées comme autant d’injonctions paradoxales, à un moment où la prévention des risques psychosociaux devient une préoccupation partagée ; nous avons donc sans doute à nous interroger sur des actions peut-être plus spécifiques à mettre en place au niveau des acteurs du social, qui ne font pas exception en matière de risques encourus.
Les cadres ont sans conteste, eux aussi, un rôle à tenir en cette période tourmentée qui s’installe.
Pour échanger avec eux en formation, sur le terrain ou lors de colloques, je remarque que la plupart des travailleurs sociaux, s’ils soulignent la difficulté de faire face à de nouvelles problématiques et à des usagers parfois violents, mettent bien plus en avant la charge de travail, le sentiment de ne pouvoir être présents partout, et surtout le trop grand nombre de dispositifs, de rapports écrits, ainsi que la complexité croissante du formalisme et la multiplication des procédures jugées aussi inutiles que chronophages. Triste tableau, qui ne correspond pas du tout à l’idée qu’ils se faisaient de la profession lorsqu’ils l’ont choisie, ni à ce qu’elle était au début de leur carrière. Sommes-nous face à une évolution incontournable des métiers du social, ou assistons-nous à une dérive ?
La réponse n’est sans doute pas à envisager de façon aussi binaire, et la synergie entre les équipes et leur hiérarchie peut être déterminante dans l’approche qui peut en être faite.
Les métiers sociaux et médico-sociaux ont évolué, c’est incontestable. D’avantage d’écrits sont demandés, notamment par les magistrats, et la complexité croissante des situations requiert, non pas nécessairement des spécialisations qui renforceraient une sectorisation de l’accompagnement social, mais à tout le moins des connaissances parfois plus spécifiques, qui peuvent être partagées au sein d’une même équipe. Une rapide analyse à laquelle je m’étais livrée avec mon équipe lorsque j’occupais un poste de cadre à l’aide sociale à l’enfance m’avait montré que le temps de travail des éducateurs était globalement réparti comme suit : un tiers pour le transport, un tiers pour les écrits professionnels, un tiers (seulement, pourrait-on penser) auprès des jeunes, de leurs familles ou des assistants familiaux.
Même si cette proportion est à nuancer, combien de candidats qui passent les sélections dans les IRTS ont cette représentation de leur future profession ? Nous pouvons certes agir pour que le temps passé auprès des usagers soit maximal. Mais il ne sera jamais de 100 %. Il n’est d’ailleurs pas incongru qu’une partie du travail soit consacrée à la rédaction d’écrits professionnels ou à aller à la rencontre des usagers les plus défavorisés et les moins mobiles. Encore faut-il qu’il reste aussi du temps pour quelques rencontres partenariales, et des moments de prise de recul, par exemple par le biais de l’analyse de la pratique.
Ce qui fait l’évolution des professions du social, ce n’est peut-être pas uniquement la réduction du temps passé auprès des usagers, mais aussi le ressenti d’une bureaucratisation. Ne serait-ce que pour assurer une équité de traitement à l’usager, une harmonisation des pratiques est incontournable, pas une uniformisation.
Des procédures sont utiles, si elles ont été travaillées collectivement, étape incontournable à leur appropriation, et si personne ne perd de vue qu’elles sont un moyen d’atteindre des objectifs préalablement fixés, pas une fin en soi. C’est sans doute là que réside le risque de dérive le plus grave aujourd’hui, et d’ailleurs pas uniquement dans le travail social. Démarche qualité, chartes, référentiels, tableaux de bord… peuvent être des outils formidables, s’ils restent vivants. Nous aurons d’ailleurs besoin, dans les mois qui viennent et qui s’annoncent difficiles pour les finances des collectivités territoriales, d’indicateurs qui montrent l’importance du travail social dans le maintien de la cohésion d’une société.
Or, si nous sommes en général plutôt bien outillés en indicateurs d’activité (nombre de personnes reçues, nombre de bénéficiaires suivis…), nous le sommes assez peu en indicateurs qualitatifs. Il est vrai qu’il est plus facile de montrer qu’un kilomètre de route a été rénové que de mesurer l’effet d’un accompagnement auprès d’une personne âgée par exemple. Mais ce n’est pas parce que c’est difficile que c’est impossible. Le secteur social peut au contraire être un formidable terrain d’expérimentation d’une autre forme de conduite des politiques publiques et de management des équipes.
Si nous n’y prenons pas garde, nos équipes risquent d’imploser. Nous aurions tort de considérer les risques psychosociaux comme la nouvelle marotte des consultants en management.
Les travailleurs sociaux sont en effet particulièrement exposés aujourd’hui, pour au moins trois raisons, qui sont autant de facteurs de risques.
D’abord, une adaptabilité sans cesse sollicitée depuis plusieurs années. Sans énumérer toutes les modifications législatives qui ont bouleversé les pratiques, citons juste l’entrée en vigueur du revenu de solidarité active. La partie la plus “ressourçante” de l’intervention, celle pour laquelle il était possible de voir concrètement le fruit des efforts déployés, a été transférée à Pôle emploi, avec les résultats que l’on sait, cette structure manquant notablement de moyens, peut-être aussi de savoir-faire. Les travailleurs sociaux ont perdu là une forme d’équilibre dans l’exercice de leurs missions, et leurs interventions se sont centrées sur les publics les plus éloignés de l’emploi, donc les plus en difficulté. D’autres réformes n’ont pas produit des effets escomptés. C’est par exemple le cas de la loi de 2007 sur la protection de l’enfance, qui aurait dû limiter considérablement le nombre de placements ; il n’en est rien aujourd’hui. D’autres, enfin, ont été très franchement contestées, telle la loi sur la prévention de la délinquance de 2007, qui a bien failli mettre à mal de secret professionnel et la déontologie. Certaines de ces réformes, qui ont mobilisé les travailleurs sociaux, ont parfois été à l’origine d’espoirs, trop souvent déçus.
Un autre de ces facteurs de risques réside dans l’accroissement de la charge de travail. Il faut faire plus avec autant, peut-être bientôt avec moins.
La demande sociale explose, et les effectifs, dans le meilleur des cas, n’augmentent pas. Cette évolution majeure, due notamment à la crise, prend la double forme de plus de demandes exprimées, de plus de visites, de plus de sollicitations, mais aussi d’accompagnement de situations plus dégradées, d’apparition de nouveaux publics (personnes âgées pauvres par exemple), de gestion d’usagers plus vindicatifs, voire agressifs. Les travailleurs sociaux avaient déjà dû faire face à des changements de considération de la part des usagers : d’une relation d’aide, où il fallait parfois aller solliciter le futur bénéficiaire, ils étaient passés en quelques années à un accompagnement social, plus fondé sur l’autonomie de la personne ; puis ils ont connu les usagers réclamant l’application de leurs droits. Aujourd’hui, il n’est pas rare qu’ils aient face à eux des individus désespérés, en attente d’aides financières, refusant tous les accompagnements, qu’ils considèrent comme autant d’intrusions. Dans le même temps, et en quelques mois, la ressource publique s’est tarie, et le montant moyen des aides financières a bien souvent été limité. La prévention est devenue plus difficile à organiser, par manque de temps, les urgences prenant le pas sur tout le reste et renforçant le sentiment d’impuissance et de perte de sens.
Le troisième facteur tient aux caractéristiques de la profession, qui en font un secteur structurellement en mal de reconnaissance. Au regard des valeurs actuelles de notre société, nous pouvons, avec toute la prudence qui s’impose, avancer que le taux de féminisation extrêmement important des équipes n’y est sans doute pas étranger. Certes, les assistants de service sociaux ont de longue date été des assistantes sociales, terminologie qui a encore largement cours aujourd’hui, et que la réforme du diplôme n’est pas parvenue à changer. Nous pouvons faire le même constat sur la féminisation des titres de “conseillère en économie sociale familiale” et “technicienne en intervention sociale et familiale”. Mais les éducateurs sont à présent aussi largement des éducatrices. Les premiers éléments masculins sont bien souvent au niveau de l’encadrement, où ils monopolisent les postes de plus haut niveau. On note parallèlement un décalage entre le niveau d’études et sa reconnaissance statutaire. Dans la fonction publique territoriale, les travailleurs médico-sociaux appartiennent en grande majorité à la catégorie B du fait de leurs diplômes. Pourtant, leur niveau d’études leur confère a priori une grande autonomie, une capacité d’analyse et de décision. Férus de formation continue, d’analyse de la pratique, d’approche systémique, de médiation familiale…, ils se perfectionnent, accroissent leur niveau de compétences, aiguisent leur esprit critique, y compris envers leur hiérarchie, et surtout vis-à-vis de l’“Institution”. Or ils se retrouvent à gérer des dispositifs, quand ce n’est pas à distribuer des secours financiers d’urgence sans pouvoir se consacrer à l’accompagnement des personnes.
Pourtant, chacun a bien conscience que l’essentiel du travail social est ailleurs : dans le développement du lien social, dans la prévention de la précarité, dans l’aide à la parentalité…, dans des actions qui se mènent en partenariat. Les équipes se montrent davantage exigeantes, et estiment que la confiance qui leur est accordée est faible, leurs capacités de créativité étouffées.
Les travailleurs sociaux et médico-sociaux sont en perte de sens, c’est indéniable. Peut-être plus que d’autres catégories socioprofessionnelles. Contrairement à l’image qu’ils véhiculent, ils ne revendiquent pas par principe, mais bien parce que leurs inquiétudes sont fondées. Parce qu’ils ont choisi leur métier par conviction et pour s’engager dans l’action citoyenne et sociétale, ils nous alertent sur la dérive de notre société en général. Pour les accompagner dans leur besoin de reconstruire du sens, nous avons à effectuer un changement de posture, à la fois politique et institutionnel, et plus précisément managérial.
C’est peut-être parce que le social est une des compétences obligatoires des conseils généraux que nombre d’entre eux ne jugent pas utile de se doter d’un véritable projet en la matière, avec des ambitions à la hauteur des enjeux sociaux et sociétaux. Hors gestion des problématiques courantes, les CCAS ne sont pas plus nombreux à afficher des priorités. L’intérêt des concitoyens sur ce sujet est même minimisé, alors que pourtant bien réel : les questions sociales, parce qu’elles touchent tous les âges de la vie et tous les milieux, sont au cœur des préoccupations quotidiennes de bien des habitants d’un département ou d’une commune. Il est de la responsabilité de la collectivité de se doter ou pas d’un projet politique ambitieux, y compris en matière sociale.
Ce qui manque le plus aujourd’hui, c’est la construction d’une méthode qui permette l’expression de toutes les parties impliquées (élus, usagers, citoyens, partenaires, services…), mais aussi et surtout une formalisation écrite, pour fixer les orientations retenues et de les faire partager. Un tel document de référence concourt à donner du sens à l’action sociale, et est un acte de reconnaissance de l’importance que nos élus territoriaux y accordent.
Parallèlement, et au quotidien, les cadres ont un rôle primordial à tenir dans le soutien à leurs équipes, non pas contre l’institution, mais bien en coordination avec les priorités définies. A un moment où les moyens se raréfient dans les collectivités territoriales, des réorganisations incontournables se profilent, qui sont autant de défis à relever. Ne reproduisons pas dans nos équipes médico-sociales ce que fait l’Etat en ne remplaçant pas un fonctionnaire sur deux. Ne singeons pas le style de management appliqué par France Télécom.
Ne nous inspirons pas de Pôle emploi, qui n’a pas su mesurer ce qu’impliquait la fusion de l’ANPE et des Assedic en termes d’accompagnement aux changements.
Outiller les cadres sur la conduite de réunion, la gestion du temps de travail, la prévention des conflits… n’est plus suffisant. Les techniques habituellement développées pourraient même se révéler particulièrement destructrices dans les périodes qui nous attendent, car si elles ne sont pas soutenues par une intention positive, elles donnent l’illusion d’un savoir-faire maîtrisé, alors même que nous devons revenir au sens. Le pire des écueils est, me semble-t-il, lorsqu’un management affiché comme participatif est utilisé pour mieux faire passer en réalité des orientations ou des décisions déjà prises et faire accepter par le plus grand nombre des changements qui, s’ils avaient été purement et simplement annoncés, auraient risqué d’être critiqués, refusés ou, pire, auraient compromis la paix sociale. Mais s’il est tout à fait possible d’afficher, de bonne foi ou avec une intention de manipulation, une approche participative tout en faisant tout autre chose, les travailleurs sociaux ne s’y trompent pas.
Je suis intimement convaincue que le management participatif, conduit avec des méthodes claires et respectueuses, est aujourd’hui le seul qui puisse nous permettre de faire face aux bouleversements à venir ; il est indispensable que chacun apporte sa contribution à une réflexion et à une construction collectives. L’important n’est donc plus tant de participer, mais de contribuer, parce qu’aucune forme de participation n’assure que les propositions faites, même si elles ne sont pas retenues, auront été prises en compte préalablement à toute décision. L’affirmation d’un management respectueux et contributif, ce que devrait être le management participatif, est une des clés essentielles pour piloter nos équipes et relever les challenges qui s’annoncent. L’organisation de cette intelligence collective, qui ne peut se résumer à l’addition des compétences individuelles, ne représente pas un risque de perte de pouvoir de la hiérarchie. C’est au contraire une formidable opportunité pour distinguer enfin autonomie de travail, prise de décision et technocratie.
Pour cela, nous avons tout intérêt à revenir à nos fondamentaux, que certains ont d’ailleurs redécouvert ou commencé à explorer, par exemple sous le concept de management humaniste ou contributif. Les cadres, pour peu qu’ils soient a minima soutenus par leur direction générale, peuvent adopter le parti pris de la confiance, d’une approche où chacun est associé et reconnu. Nous n’avons pas besoin de plus de procédures, boîtes à outils ou méthodes. Il est temps de passer d’un pilotage méthodologique, où seules les procédures et la logique priment, à une gouvernance “méthodosophique”, fondée sur la sagesse et sur la foi en l’être humain. Cette distinction sémantique, qui pourrait passer pour un point de détail, représente en fait l’enjeu qui nous attend, et une des approches nous permettant d’échapper à la dérive à laquelle nous assistons. Décidément, l’humain est la seule valeur qui vaille. »
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