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Retour sur soi

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En dépit de réformes des diplômes privilégiant l’acquisition de compétences, la formation reste un temps privilégié pour faire le point sur ses motivations. Beaucoup d’étudiants découvrent alors que le professionnalisme consiste aussi à savoir accepter le décalage entre un idéal fort et les réalités du terrain.

Trois années d’études : après l’étape du choix initial d’un métier, c’est le moment clé de la maturation du projet du futur travailleur social. La formation implique une introspection, qui vient souvent éclairer les motivations plus ou moins conscientes de l’étudiant. C’est aussi la première confrontation avec la réalité du métier et ses prérequis. Presque tous les entrants en formation sont d’abord étonnés par le niveau d’exigence intellectuelle du cursus : les matières nombreuses, l’importance des écrits, etc. « Si j’avais su que la formation demandait autant de temps, d’énergie et de travail de rédaction, je ne sais pas si je l’aurais faite », avoue Véronique Laville, 33 ans, éducatrice spécialisée (ES) en 3e année de formation à l’Institut régional du travail social (IRTS) de Rennes. Doutant de ses capacités, Julien Amrhein, 28 ans, ES diplômé de l’ESTES (1) de Strasbourg en 2011, s’est demandé s’il ne valait pas mieux qu’il arrête l’école, trouve un travail et entreprenne une validation des acquis de l’expérience. Pourtant, cette rigueur intellectuelle répond à une quête de réflexion et de sens commune à nombre d’entre eux. « On apprend à mettre un sens derrière chaque acte que l’on pose, à comprendre les réactions des gens, à développer un esprit critique », témoignent-ils en substance. Ils découvrent alors la nécessité d’acquérir un véritable savoir-faire professionnel : « J’ai réalisé que pour devenir une assistante de service sociale (AS), il ne suffisait pas d’avoir du bon sens, d’aimer le relationnel et d’être la gentille copine à qui l’on se confie, confie Tifenn Donnart, 29 ans, en 3e année de formation à l’IRTS de Rennes. On nous a enseigné la conduite des entretiens, le droit, les usages administratifs. » Les étudiants apprennent en outre qu’un ES ou une AS ne travaille pas seul. « J’ai appris qu’un kiné, un psy, un thérapeute et un éducateur spécialisé, par exemple, forment une équipe pluriprofessionnelle très enrichissante, confirme Caroline Rénier, 28 ans, ES en dernière année à l’Ifrass (2) de Toulouse. J’ai compris l’intérêt des regards croisés. »

Ne pas travailler seul implique aussi d’accepter de faire partie d’un système. Cette prise de conscience qu’un travailleur social agit sous l’autorité de politiques, de réglementations et d’institutions est généralement plus douloureuse. « En formation, on apprend qu’il y a un décalage entre ce que l’on s’imaginait pouvoir faire et ce que l’on peut réellement faire, confie Sabrina Lemée, 27 ans, AS dans le Morbihan depuis 2009. La hiérarchie, les politiques et les dispositifs, toujours les dispositifs ! J’ai appris à sortir de cela pour ne pas trop en souffrir. Je privilégie l’accueil et me satisfait d’avoir simplement écouté et redonné le sourire à quelqu’un, même si je ne l’ai pas aidé autant que je l’aurais voulu. » Certains se demandent d’ailleurs jusqu’à quel point ces politiques et réglementations ne contredisent pas leur éthique. « On gère le social comme une entreprise. Les réglementations deviennent parfois des outils de contrôle social et le travailleur social se fait le maillon d’un fonctionnement aberrant, soupire Tinhinane Boukhtouche, 31 ans, AS diplômée en 2009. Dans mon exercice, j’arrive encore à contourner cela. » A l’occasion d’un stage au Canada, Antoine Caillault, 25 ans, en 3e année d’apprentissage d’ES à Paris, s’est de nouveau interrogé sur le fonctionnement de l’aide sociale en France. « Au Québec, j’ai découvert les organisations communautaires où les usagers sont vraiment décideurs. C’est le mouvement par et pour. J’ai comparé à la France, où l’on est très bureaucratique. Est-ce qu’on ne se renvoie pas les gens au lieu de les aider ? »

De l’idéal à la réalité

Le décalage existant entre l’idéal à atteindre et les réalités du terrain constitue pour beaucoup la principale révélation des stages. Même si ces derniers confortent les étudiants dans leur choix et leur ouvrent l’horizon des possibles, en leur montrant que le métier peut être exercé de différentes manières en fonction des secteurs d’intervention. « Pendant les stages, la question des moyens, que l’institution n’a pas forcément, s’impose à nous », note Elise Longagne, 25 ans, étudiante ASS en 3e année à l’ERASS (3) de Toulouse. « On s’attend, par exemple, à ce que nous aidions les gens alors que nous mêmes travaillons dans des conditions difficiles, renchérit Tinhinane Boukhtouche. On doit prendre en compte l’humain, mais nos ressources humaines ne prennent pas en compte notre humanité. » Si les futurs travailleurs sociaux prennent au cours des stages la mesure de leur utilité, ils y abandonnent aussi l’utopie d’une efficacité idéale.

La formation interroge également les étudiants sur leur perception de la relation d’aide. Beaucoup ont choisi leur métier un peu naïvement, reconnaissent-ils a posteriori, en ayant en tête l’image d’un super-héros volant à la rescousse des nécessiteux. Pendant trois années, ils passent du « faire pour » au « faire avec », en faisant le deuil du « sauver les autres », en apprenant la patience et en révisant leur conception de la réussite. L’épanouissement de l’usager valant désormais plus, à leurs yeux, qu’un objectif théorique qu’ils auraient pu se fixer. « En stage auprès d’un public de sans-domicile fixe, j’ai voulu d’eux ce que la société attend de tout le monde : santé, logement, travail, raconte Maud Musset, 23 ans, ES à Rennes depuis 2009. Je me suis plantée. Je prenais les choses à l’envers. J’ai donc beaucoup réfléchi aux préalables au changement. La valorisation de la personne, l’écoute, les apprentissages partagés, l’aménagement du pire… J’ai appris que j’étais parfois trop ambitieuse. » Ce réajustement de la vision d’aide n’est toutefois pas exempt de doutes : « C’est dur, reconnaît Antoine Caillault. On s’aperçoit qu’on peut investir beaucoup de temps et de moyens sans résultat. On peut vite être frustré, se demandant à quoi l’on sert. » Beaucoup découvrent aussi qu’aider ne rime pas forcément avec être aimé. Ils apprivoisent la prise de risque et la crainte du désaccord de l’usager. « De mon expérience dans l’humanitaire, je voyais un éducateur comme quelqu’un de bienfaisant envers des enfants qui l’accueillent à bras ouverts, témoigne Véronique Laville. En stage, j’ai dû gérer des conflits, dire non, cadrer, apprendre que je n’étais pas toujours la bienvenue. L’éducateur, malgré son besoin de reconnaissance, doit aussi cela aux enfants, pour les aider à grandir. » D’autres se sont habitués à travailler malgré la non-adhésion des usagers, par exemple dans le cas de l’injonction d’un juge.

De manière inattendue, pour la plupart des étudiants, la formation est en filigrane l’occasion d’une remise en question personnelle. « Habitué aux études universitaires, au cours desquelles on réfléchit sur les autres, j’ai été très surpris de travailler d’abord sur moi, sur mes motivations à exercer un métier “humain” », souligne Julien Amrhein. Le cursus en trois ans leur en apprend beaucoup sur eux-mêmes. « La formation est forte émotionnellement : nous sommes poussés dans nos retranchements. Dans les ateliers, on se met à nu. On réfléchit sur nos préjugés. Jeune bachelière, je me suis vraiment vue devenir une adulte », témoigne Maud Musset. En 2e année de formation d’assistant social à Paris, André Togba, 26 ans, a du mal à se positionner par rapport à son origine : « Je me sentais toujours comme le jeune –? cela a du sens en Afrique. Je considérais les usagers originaires d’Afrique comme des aînés, envers qui j’avais des devoirs. J’ai travaillé ce point. » Un certain nombre de futurs professionnels suivent d’ailleurs une thérapie qu’ils jugent complémentaire à leurs études.

Une phase d’introspection

Les enseignants et les étudiants le constatent : la formation est parsemée de moments d’hésitations. Néanmoins, ils sont peu nombreux à abandonner. La plupart surmontent leurs doutes au cours de cette introspection particulière liée à la formation, où ils se sentent devenir ce qu’ils veulent être. « En début de formation, on nous disait qu’on allait déchanter, se souvient Elise Longagne. Mais j’y crois toujours. J’ai été impressionnée par les ressources des gens, même dans la précarité absolue. J’ai compris que je crois en l’autre. Me dire que je peux apporter ma petite pierre à l’édifice me donne de l’espoir. »

Notes

(1) Ecole supérieure en travail éducatif et social.

(2) Institut de formation, recherche, animation, sanitaire et social.

(3) Ecole régionale d’assistants de service social.

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