« Je n’aurais pas pu faire un travail où j’aurais dû être différente au boulot et dans la vie, où je me serais ennuyée dans l’un et investie dans l’autre, affirme Maud Musset, éducatrice spécialisée depuis 2009 en centre d’hébergement et de réinsertion sociale, à Rennes. Je voulais une cohérence entre vie et travail, pour ne pas sentir mes valeurs trahies et pouvoir me regarder dans un miroir. Je voulais un boulot où l’on vient comme on est et où l’on ne se cache pas : c’est ce que je fais en tant qu’éducatrice spécialisée. » Majoritairement, les jeunes qui décident de s’engager dans une carrière sociale font ce choix d’abord parce qu’il correspond à leur personnalité et à des valeurs ancrées de longue date dans le secteur social. Envie d’aider ou de soutenir autrui, désir de rencontre, de partage, attrait pour la différence et intérêt pour la relation humaine, lutte contre les inégalités sociales, respect de la personne… c’est par ces mots qu’ils définissent leur affinité initiale avec le travail social. Leurs qualités personnelles complètent leur motivation. « Cela n’a pas étonné mes parents quand je leur ai parlé de mon choix de me diriger vers le travail social, explique Tifenn Donnart, assistante de service social en 3e année de formation à l’Institut régional du travail social (IRTS) de Rennes. Cela correspondait à ma personnalité attentive, à ma préoccupation envers les autres, à mes qualités d’écoute… »
L’éducation reçue, l’environnement familial sont souvent à l’origine, si ce n’est d’un projet professionnel, en tout cas des valeurs revendiquées (voir p. 38), même si cette filiation n’est pas toujours clairement explicitée. Parmi les jeunes travailleurs sociaux que nous avons rencontrés, nombreux sont en tout cas ceux qui témoignent d’un engagement préalable dans le monde associatif ou humanitaire, l’animation, le sport, voire dans des fonctions civiques. « Depuis la 6e, j’ai été déléguée de classe tous les ans jusqu’à aujourd’hui, se souvient Elise Longagne, étudiante en 3e année d’assistante de service social à l’ERASS (1) de Toulouse. J’ai été au conseil d’administration du collège et du lycée, et conseillère régionale jeunes en Midi-Pyrénées. Bref, je me place spontanément comme porte-parole des autres. »
Avant de choisir une orientation précise et de passer les sélections d’entrée en formation, la plupart se sont cependant longuement interrogés avant de trouver le métier qui leur plaise – « le truc qui me fasse me lever le matin et partir au boulot avec plaisir », résume Mathieu Gros, 29 ans, éducateur spécialisé depuis la rentrée 2011 dans un foyer de jeunes filles de la région parisienne. Certains ont entamé d’abord un cursus universitaire en droit, en sciences de l’éducation, en gestion, en histoire, en sciences du langage, en histoire de l’art… Beaucoup ont expérimenté un premier emploi dans l’animation via le brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur, dans le cadre d’un contrat d’auxiliaire de vie scolaire ou d’un poste d’accueil dans le secteur médico-social. Quelques-uns ont même entamé une première carrière avant une réorientation radicale. A l’image de Régine Brillant, qui a travaillé vingt-cinq ans dans le secteur bancaire avant de tout plaquer pour devenir assistante de service social à Strasbourg, ou de Véronique Laville, designer durant cinq ans avant de changer de cap pour le métier d’éducatrice spécialisée… « Mon travail n’assouvissait pas mon envie d’aide et de relation humaine, explique Véronique, en 3e année de formation à l’IRTS de Rennes. Pour compenser, j’ai fait beaucoup de volontariat humanitaire en Inde, au Burkina Faso, aux Philippines, où je proposais de l’animation autour du dessin. Mais j’étais frustrée de ne pas pouvoir agir davantage. »
Plus que la notion d’aide, dont beaucoup craignent qu’on la confonde avec celle très décriée d’assistanat, les jeunes travailleurs sociaux préfèrent mettre en avant l’entraide. « Parce qu’on aide l’autre, mais sur le terrain j’ai remarqué que souvent on a un retour, lié au fait d’avoir permis à quelqu’un de régler une partie de ses problèmes », explique André Togba, inscrit en 3e année d’assistant de service social à Paris. Le métier reste pour eux valorisant, même s’il n’est pas reconnu par la société. A condition qu’ils soient en mesure de se satisfaire de petits progrès et de résultats au coup par coup. Assistante de service social depuis 2009 au conseil général du Morbihan, Sabrina Lemée assure : « Il y a forcément un décalage entre ce que l’on veut et ce que l’on peut faire : en protection de l’enfance, j’ai gagné ma journée quand quelqu’un sort de mon bureau avec un meilleur moral. Même si je l’ai juste écouté. » Pas toujours facile, cependant, de faire le lien entre des valeurs humaines fortes et la dureté de certaines missions professionnelles. « Parfois, en protection de l’enfance, on prend des mesures qui sont inacceptables pour des parents, confirme Julie Milhau, assistante de service social au conseil général de Haute-Garonne et diplômée depuis juin 2010. Il faut leur expliquer, les associer, et quand on arrive à créer du lien, même dans les situations les plus compliquées, cela permet d’avancer. »
Le lien social, son entretien, sa consolidation, voire sa reconstitution, sont aussi fréquemment cités par les jeunes travailleurs sociaux comme piliers de leur action. Ils se montrent également convaincus qu’il réside en chacun une capacité à évoluer, à s’adapter, à reprendre le contrôle de sa vie. « Pour moi, ce qui est important, c’est de valoriser ce que recèlent les personnes et de leur permettre d’être autonomes, explique Tinhinane Boukhtouche, assistante de service social en protection de l’enfance, à Paris, depuis 2009. Si elles sont isolées, à nous de leur montrer comment nous utiliser pour maintenir et recréer de la solidarité autour d’elles. » Parallèlement, nombre de jeunes travailleurs sociaux expriment leur choix professionnel par un refus de travailler dans le secteur marchand. Sans rejeter le système, ils nourrissent l’idée que l’on peut faire autre chose pour gagner sa vie que de rentrer dans le circuit global de la production-consommation, qu’il existe des métiers producteurs de sens, et pas seulement de revenus. « En tant que designer, j’aimais dessiner et créer, mais pourquoi au final ? Pour mettre un énième produit de consommation en rayon ? », s’interroge Véronique Laville. Surtout, ils ne s’imaginent pas dans une activité commerciale. « Je ne voudrais pas vendre des téléphones, explique Juliette Simon, en 3e année à l’IRTS d’Ile-de-France. Je préfère donner de l’argent à des bénéficiaires qu’en rapporter à une entreprise. » Enfin, opter pour un métier du social représente pour certains un véritable engagement politique. « C’est un choix de vie de ma part, précise Tinhinane Boukhtouche. D’autant plus que j’ai abandonné un métier bien payé et en CDI pour devenir assistante sociale. Ce choix, c’est ma manière de m’engager dans la cité, plutôt que d’intégrer un parti ou un syndicat. J’exprime clairement mes engagements, mes convictions. Entrer dans le social me permet d’agir en fonction des choses auxquelles je crois : la nécessité d’une justice sociale, la solidarité, la valorisation des individus. » Des valeurs républicaines et humanistes que revendiquent bon nombre de jeunes travailleurs sociaux. « J’ai des valeurs d’égalité, de liberté, de fraternité et je me projette en tant que professionnelle avec elles », résume Elise Longagne. Tifenn Donnart, elle, considère clairement son métier comme un engagement militant : « Je voulais un travail qui me permettrait de lutter contre l’intolérance, l’irrespect des personnes, les discriminations, les jugements trop hâtifs sur ceux qui ne nous ressemblent pas. » D’autres encore veulent encourager l’égalité des chances et l’accès au droit. « Pourquoi certains, sous prétexte qu’ils s’expriment mal ou qu’ils ne comprennent pas, n’ont pas accès à ce que la société a prévu pour les protéger ? s’interroge Sabrina Lemée. Je veux lutter contre ça. »
Par ce choix professionnel, beaucoup espèrent pouvoir changer la société, soit en faisant remonter du terrain les problèmes des populations vers les décideurs, soit en complétant leur expérience par des études supérieures qui leur permettront ensuite d’accéder à des postes où ils pourront exercer une influence. « Je suis l’un des rares à vouloir faire des études supérieures dans le travail social, note André Togba. Je pense rester entre deux et quatre ans sur le terrain, tout en poursuivant des cours du soir. Car après, pour faire changer les choses au niveau des politiques sociales, je pense qu’il faut quitter le terrain et monter dans la hiérarchie. »
(1) Ecole régionale d’assistants de service social.