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A Rennes, la résidence Ti Annez offre un logement à durée indéterminée à des personnes atteintes de handicap psychique, sortant de détention ou d’hospitalisation. Récemment distinguée par la Fondation de France, la structure innove en alliant l’intimité de logements autonomes à un accompagnement social et médical pour tous. Et en officialisant un partenariat entre travail social, soin et justice.

Son chariot derrière elle, Chrystelle R. (1) revient du supermarché. Avant de regagner son appartement, la jeune femme s’arrête dans la salle collective de la résidence Ti Annez. Elle discute de quelques idées de repas avec Ghislaine Bazire, l’hôte du lieu. Dans le centre-ville de Rennes, Ti Annez a ouvert ses portes en novembre 2010. Gérée par l’Association logement et familles en difficulté (Alfadi) (2), c’est une résidence sociale semi-collective de 12 logements, du studio au deux-pièces. Récompensée en juin dernier par un laurier national de la Fondation de France, cette structure offre un toit, sans limitation de durée, à des personnes atteintes de handicap psychique, qui acceptent un suivi médical et social. Un public en situation d’exclusion issu de deux horizons : pour moitié, des femmes sortant du centre pénitentiaire de la ville, la plus grande prison pour femmes d’Europe. Pour l’autre moitié, des patients provenant du centre hospitalier Guillaume-Régnier (CHGR), spécialisé en psychiatrie.

Depuis plus de vingt ans, le projet d’Alfadi consiste à proposer des services d’hébergement et d’accompagnement social lié au logement. Au milieu des années 2000, ses responsables s’interrogent sur le peu de solutions offertes aux personnes handicapées psychiques. « Elles sont relativement autonomes et n’ont donc parfois ni le désir ni la possibilité d’intégrer un foyer de vie, explique Catherine Debroise, sa présidente. Dans certaines structures, la durée d’accueil est limitée et la gestion des problèmes comportementaux des usagers par un encadrement non formé est compliquée. » Le maintien dans un logement autonome ne se révèle pas plus adapté. « Ce sont des gens qui peuvent se mettre à crier en pleine nuit, laisser couler de l’eau toute la journée ou dégrader leur appartement, à cause de leur psychose », détaille Soizic Deschaux, responsable du service hébergement de l’association. Capable d’assumer une certaine liberté, ce public avait néanmoins besoin d’être accompagné pour les soins et le quotidien, dans une structure intermédiaire alors inexistante.

En 2009, alors qu’elle est en pleine réflexion sur cette question, l’association reçoit un appel. Dans le cadre du plan de relance de l’investissement imaginé par Christine Boutin et Patrick Devedjian, alors respectivement ministre du Logement et ministre chargé de la mise en œuvre du plan de relance, l’Etat veut travailler sur l’insertion des sortants de prison et financer des résidences d’accueil. Rennes est tout indiqué. « Le centre pénitentiaire pour femmes étant spécialisé dans les longues peines, les détenues sortent souvent âgées, désocialisées, malades et difficiles à insérer, poursuit Soizic Deschaux. Et le nombre de celles qui présentent des troubles du comportement augmente. » Alfadi est sollicitée pour réfléchir à un projet possible. L’association imagine alors une structure mêlant des sortantes de prison et des patients du CHGR. « Pour ne pas créer une annexe de la prison », précise Philippe Dufeu, directeur d’Alfadi. Tout en bénéficiant de l’aide de l’Etat pour prendre en charge ces publics pour lesquels les structures manquent.

Des problèmes psychiques communs

La porte d’entrée de Ti Annez sera donc le handicap psychique. D’ailleurs, les femmes qui ont vécu des années durant en détention présentent des problématiques communes avec les personnes ayant longtemps séjourné en hôpital psychiatrique. « Dans les deux cas, le temps passé en institution a largement diminué leur prise de responsabilités, décrit Sylvie Frogerais, conseillère en économie sociale et familiale (CESF) et coordinatrice à Ti Annez. Certains ne s’habillent plus seuls. Il faut les redynamiser, leur réapprendre à vivre au quotidien et à apprivoiser l’extérieur. » Les porteurs du projet ont pourtant eu quelques difficultés à convaincre le reste de l’association. « Ils avaient des réserves sur les résidences pour public spécifique. Ils préféraient passer par le Comité local de l’habitat et n’avaient pas confiance dans la sollicitation de l’Etat, rappelle Philippe Dufeu, redoutant que ce dernier nous laisse monter en haut de l’échelle puis la retire. » C’est d’ailleurs un peu ce qui s’est produit. Les dotations de l’Etat, d’un montant de 70 000 € en 2010, n’ont pas couvert le budget de fonctionnement de 125 700 €. Actuellement, si l’ingénierie sociale est assumée par l’association, les résidents paient un loyer. Et le solde est financé par les aides personnalisées au logement, le conseil général et, cette année, la Fondation de France.

Une orientation pensée très en amont

La plupart des résidents de Ti Annez ont entre 30 et 50 ans. Ni dépendants ni dangereux, ils ont avant tout besoin d’être accompagnés et rassurés. Disposant de peu de revenus, ils sont orientés vers l’association par les assistants de service social de secteur ou par le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP). « Nous réfléchissons aux orientations vers Ti Annez très en amont, précise Gwendal Hélary, conseiller d’insertion et de probation à Rennes. Il peut s’agir de sorties sèches, mais nous privilégions plutôt des personnes astreintes à un suivi sociojudiciaire ou qui effectuent leur peine en milieu ouvert. Et qui ont pu obtenir des permissions pour se familiariser avec la résidence et adhérer au projet. Pour nous, cette structure répond à un vrai besoin. » Après une ou deux rencontres entre les futurs résidents et les membres de Ti Annez, une commission d’admission réunissant tous les partenaires étudie les dossiers. A leur entrée dans la structure, les usagers sont reçus lors d’un entretien qui insiste sur les obligations mutuelles. Notamment celles, pour les locataires, de payer et d’entretenir leur logement ainsi que de poursuivre leur traitement thérapeutique. Pour les accueillir, l’équipe de la résidence compte un couple d’hôtes, une CESF coordinatrice présente un jour par semaine et une éducatrice spécialisée déléguée à plein temps par le service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) de l’association Espoir 35, le tout chapeauté par une chef de service à temps partiel.

Les deux hôtes de la résidence tiennent une permanence quotidienne de trois heures dans la salle commune de la résidence et sont présents, jusqu’à 20 h 30 en semaine et 18 heures le week-end, pour accompagner les uns et les autres dans les tâches de la vie quotidienne. Aujourd’hui, Nicolas M. revient de bonne humeur de ses activités au centre de jour : il projette de réaliser un dessous de plat en mosaïque pour la cuisine commune. Il s’excuse auprès de Hansley Ah-Tiane, aide médico-psychologique (AMP) et deuxième hôte de la résidence, car un virus l’a obligé à garder le lit et à laisser la vaisselle sale s’accumuler dans l’évier de sa cuisine. L’AMP monte ensuite dans les étages rendre visite à l’un des résidents. Ensemble, ils ouvrent le réfrigérateur pour vérifier les dates de péremption des aliments. « Les locataires ont besoin d’être contenus par un cadre rassurant, car ils ont souvent du mal, à cause d’un rapport compliqué à leur corps, à poser un cocon autour d’eux », éclaire Sylvie Frogerais. De 22 heures à 4 heures du matin, ils peuvent s’adresser à des correspondants de nuit ou, en cas d’urgence, téléphoner aux hôtes. Le jour, ces derniers les assistent pour qu’ils réapprennent à habiter un logement : faire les courses, le ménage, préparer les repas, se repérer dans le quartier, gérer un budget, travailler l’hygiène corporelle ou aller chez leur médecin. Les hôtes sont également présents pour prendre un café, jouer aux échecs, discuter et prévenir les « crises ». « Nous allons régulièrement frapper aux portes, décrit Hansley Ah-Tiane. Nous sommes vigilants envers ceux qui ne se mêlent pas au groupe. » Ainsi, chaque vendredi soir, a été instauré un repas collectif que tous les résidents choisissent, préparent et partagent.

La contractualisation des soins

Ainsi épaulés, les occupants apprennent à vivre en autonomie. « Ici, il y a toujours quelqu’un avec qui discuter, apprécie Nicolas M. Je peux faire des choses par moi-même, tout en étant entouré. Au début j’ai eu du mal à m’habituer, je loupais des rendez-vous. Maintenant, je téléphone. J’ai appris à mieux manger, à être à l’heure, à faire la cuisine. » Hélène Bertrand, assistante de service social au CHGR, qui oriente certains des patients vers la résidence, apprécie cet accompagnement du quotidien : « Les résidents de Ti Annez n’ont pas besoin de vivre dans une structure médicale, mais le fait que l’équipe ait contractualisé avec eux la nécessité de se soigner et qu’elle les accompagne en ce sens était pour nous indispensable. » Car en intégrant un logement autonome, se sentant plus libres, les usagers pensent qu’ils n’ont plus besoin de soins et arrêtent souvent leur traitement.

Catherine Maubert, éducatrice spécialisée, intervient auprès des résidents au titre du SAVS. Un projet individualisé fixe les objectifs du séjour de chacun en termes d’insertion. Du point de vue du SPIP, l’insertion est en effet le principal levier de la prévention contre la récidive des ex-détenus. « Je travaille sur leur compétences et leurs empêchements liés à la maladie, détaille l’éducatrice. Toute démarche est compliquée pour eux : ils ont souvent honte de leur passé, peuvent être un peu paranos, et aller difficilement à la rencontre d’inconnus. » Les démarches dans ce domaine peuvent toutefois paraître un peu limitées. « Ce sont des gens très éloignés de l’emploi, reconnaît Catherine Maubert. Avec certains, on ne sera que dans l’insertion dans l’espace public, via les loisirs, et dans la construction du sentiment d’utilité sociale. » Ce qui n’est pas rien, pour des personnes à qui l’on a répété qu’elles étaient inutiles, voire nocives. Si l’équipe n’est pas pressée par le temps pour envisager la sortie des usagers, elle tient à conserver l’espoir que la résidence ne sera pour eux qu’une étape vers un logement autonome. Même si, pour certains, c’est une utopie. « Une femme veut un appartement en HLM, raconte Sylvie Frogerais. Tout laisse croire qu’elle ne pourra jamais l’obtenir, mais nous accompagnons quand même son projet, car c’est un moyen pour elle de se remettre en mouvement. » Car le premier levier pour l’insertion des résidents reste leur logement. « Leur appartement est la continuité de leur monde intérieur, observe Soizic Deschaux. Ils s’y posent pour construire le reste et l’investissent pour poser leur histoire quelque part. »

Hansley Ah-Tiane frappe à la porte d’un résident. Pas de réponse. Pourtant, on entend du bruit dans l’appartement. « Il sait que je dois l’accompagner pour sa piqûre. Il ne m’ouvrira pas », prédit l’AMP. L’équipe reviendra sur l’événement plus tard, mais pas question d’entrer de force chez les résidents. « On préserve leur intimité, car c’est justement cet espace de liberté qui leur permet de tenir l’objectif de l’accompagnement social et médical, déclare la chef de service. On procède à des visites techniques des logements et à des entretiens de recadrage. On ne cherche pas à surprotéger les résidents, mais à obtenir leur adhésion. » De même, l’équipe ne fera hospitaliser aucun d’entre eux sans son consentement. « On leur montre qu’on est inquiets, on se déplace, mais s’ils ne prennent pas leurs médicaments, c’est leur problème, explique Soizic Deschaux. En revanche, si cela provoque une crise qui leur fait dégrader leur appartement, cela devient le nôtre. » De fait, le résident a eu beau signer un contrat moral acceptant les soins et l’accompagnement social, il demeure sous le régime du droit commun. Il peut partir quand il le souhaite et la rupture même de son contrat d’engagement n’entraîne pas la rupture de son bail. Reste que cette position n’est pas toujours facile à gérer par les travailleurs sociaux. « Les usagers ont leur “chez eux”. Il faut les atteindre, poursuit Catherine Maubert. Ils ne sont pas obligés d’adhérer au SAVS. Quatre seulement ont signé leur contrat. Mais quand le poste d’éducateur sera financé selon le nombre de contrats signés, que se passera-t-il ? » Pour Hélène Bertrand, cet accompagnement sans maternage a pourtant beaucoup de valeur. « Cela permet aussi de vérifier si la capacité d’autonomie qu’on a prêtée au résident était réaliste. Il y a tellement peu de structures comme celle-ci où l’on peut tester des solutions. »

Une convention entre secteurs psychiatrique et pénitentiaire

La particularité de Ti Annez tient à ce que l’équipe de travailleurs sociaux œuvre en partenariat avec, d’un côté, les soignants de l’hôpital psychiatrique et, de l’autre, les travailleurs sociaux de l’institution pénitentiaire. Une convention a été signée entre ces partenaires qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble. Le poste de coordinatrice de Sylvie Frogerais a été spécialement créé pour répondre à cette spécificité. Elle rencontre les conseillers de probation et les référents des nouveaux entrants. Chaque résident choisit le médecin qui assurera son suivi psychiatrique et deux infirmiers sont présents à la résidence, chaque lundi, pour coordonner leur parcours de soins. « Parfois, cinq intervenants différents suivent un même résident, précise la coordinatrice. Or les psychotiques sont déjà des gens éclatés. Il faut les recentrer pour diminuer leur angoisse. » La coordinatrice doit aussi s’assurer que tous les intervenants vont dans le même sens, en évitant que le résident n’ait le sentiment de se retrouver seul « entre » tous les gens qui s’occupent de lui.

Ce travail en partenariat, l’équipe l’a appris peu à peu. « Il n’est pas facile de faire coïncider les différents temps : judiciaire, social, médical. Pour qu’un juge prononce la sortie de prison d’un détenu, il faut que celui-ci ait un logement réservé. Nous réservons depuis six mois un appartement à une femme pour qui le juge a retardé la sortie au dernier moment. Sur un plan financier, c’est compliqué », indique Soizic Deschaux. Lors de la commission d’admission, les travailleurs sociaux ont par ailleurs appris à décrypter le langage des soignants. « Quand ils parlaient d’une personne “stabilisée”, nous entendions une personne qui, sous traitement, se comporte bien. Mais eux signifiaient que la moyenne entre ses hauts et ses bas était acceptable », sourit la chef de service. Une résident « stabilisé » peut donc, une nuit de crise, faire hurler la musique pendant des heures ou balayer continuellement son palier. Les professionnels de Ti Annez ont ainsi décidé de réintroduire davantage d’exigences dans l’évaluation des candidats, en s’interrogeant sur ce qui est acceptable socialement. L’équipe s’efforce en outre de bien délimiter ce qui relève de son champ d’intervention. « Un soir, j’ai croisé une résidente ivre et en mauvaise compagnie. Elle a tout de suite voulu se justifier, craignant que je fasse un rapport au SPIP », se souvient Hansley Ah-Tiane. Impensable pour des professionnels attachés au secret professionnel et soucieux d’établir une réelle confiance avec les résidents.

Le travail en coopération implique néanmoins que l’équipe de Ti Annez rappelle que le porteur du projet, c’est bien l’institution sociale. « Il nous faut régulièrement montrer à nos partenaires, de grosses structures, que nous restons pilotes de l’accompagnement, insiste Philippe Dufeu, directeur d’Alfadi. Pour nous, il ne s’agit pas de représenter une simple solution de sortie pour l’hôpital, où la pression sur les départs est forte, ou bien de plaire à un juge qui a besoin de garanties. Nous voulons travailler avec eux. » D’ailleurs, depuis quelques mois, la commission d’admission assume aussi la fonction d’instance de suivi. En travaillant avec des personnes psychologiquement fragiles, pour qui tout changement est source de stress, les travailleurs sociaux ont bien conscience de la nécessité de préparer les entrées encore plus en amont. Pour que la prise en charge ne démarre pas de zéro à l’entrée du nouveau résident.

Notes

(1) Tous les prénoms ont été modifiés.

(2) Alfadi : 8, rue de l’Abbé-Henri-Grégoire – 35200 Rennes – Tél. 02 99 86 79 30.

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