Coutumiers du fait, les professionnels de la justice n’ont pas été surpris, quelques jours après ce qui est désormais devenu « l’affaire du Chambon-sur-Lignon », de la prompte réponse du gouvernement, qui se défend de son côté de toute « récupération politique ». Les réactions sont unanimes pour mettre en garde contre des décisions prises, une nouvelle fois, sous le coup de l’émotion suscitée par un drame aux circonstances exceptionnelles.
Le meurtrier présumé d’Agnès, collégienne de l’internat scolaire du Chambon-sur-Lignon (Haute-Loire), rapidement passé aux aveux, avait été placé sous contrôle judiciaire fin 2010, après avoir été mis en examen pour le viol d’une mineure dans le Gard et effectué quatre mois de détention provisoire. Les experts ont jugé « réinsérable et ne présentant pas de dangerosité » cet adolescent qui ne correspond pas au profil d’une grande majorité de délinquants, souvent en rupture scolaire ou familiale. Il a été soumis à une obligation de suivi psychiatrique, de scolarisation – la famille du lycéen avait elle-même proposé au juge l’inscription dans l’internat du Chambon-sur-Lignon – et d’éloignement de son département d’origine.
Des conditions qui ont été strictement respectées, selon le parquet. Le garde des Sceaux a ordonné l’ouverture d’une enquête. Il a également présenté un projet de loi de programmation relatif à l’exécution des peines et des mesures visant à répondre à chaque question soulevée par l’affaire (voir ce numéro, page 5) : l’absence d’information transmise à l’établissement scolaire, comme l’affirme sa direction, sur la nature du passé judiciaire du meurtrier, l’échec de l’évaluation psychiatrique et la présence de l’adolescent en attente de jugement pour un viol dans un internat mixte. Nouvelles mesures annoncées en conséquence : le partage du secret entre les professionnels de la justice, de l’éducation et de la santé sur les mineurs délinquants qui, pour les crimes « les plus graves », devront être placés en centres éducatifs fermés (CEF) jusqu’à leur jugement, et la mise en place d’une « évaluation pluridisciplinaire de la dangerosité ».
Les spécialistes du monde judiciaire s’interrogent sur l’opportunité de nouvelles mesures pénales, après sept modifications de la justice des mineurs et cinq lois sur la récidive en dix ans. Au terme d’une étude sur les viols pilotée avec Véronique Le Goaziou (1), « sur une période de presque dix ans et sur trois départements, nous avons trouvé en tout et pour tout un seul cas correspondant un peu » à cette affaire, précise Laurent Mucchielli, directeur de recherche au CNRS. « On va utiliser l’epsilon judiciaire pour rendre impossible le placement de mineurs en contrôle judiciaire ailleurs qu’en CEF », s’insurge Alain Dru, secrétaire général de la CGT-PJJ, soulignant que la quasi-totalité des mineurs auteurs d’infractions sexuelles ne récidivent pas. L’inquiétude est d’autant plus grande que la notion de « gravité » évoquée par le ministère reste encore imprécise. « Dans les quatre ou cinq cas extrêmement lourds que j’ai rencontrés dans ma vie professionnelle, nous avons toujours inventé des solutions qui correspondent à la personnalité des mineurs », ajoute-t-il.
Catherine Sultan, présidente de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille (AFMJF), déplore également cette propension à rigidifier les réponses. « Tous les juges des enfants comptent dans leurs cabinets des jeunes placés dans un lieu inadapté, explique-t-elle. Le véritable enjeu est de trouver des accueils conjuguant l’éducatif, le judiciaire et le thérapeutique. » Alors que la toute récente loi « sur les jurés populaires » a étendu les conditions de placement en CEF des mineurs sous contrôle judiciaire, « l’orientation vers ces centres devient la norme, au détriment des établissements de placement éducatif, renchérit Natacha Grelot, membre du bureau du SNPES (Syndicat national des personnels de l’éducation et du social)-PJJ-FSU. Deux structures parisiennes qui avaient un lien étroit avec la psychiatrie, dont une avait un projet tourné vers les jeunes délinquants sexuels, ont été fermées sous prétexte qu’elles n’étaient pas rentables. » Les syndicats de la PJJ s’interrogent, en outre, sur l’allongement de la durée de placement en CEF, qui pourrait désormais dépasser un an, et sur la situation des mineurs qui pourraient alors devenir majeurs avant leur jugement.
Le ministère a annoncé la mise en place d’un suivi pédopsychiatrique dans 12 CEF supplémentaires, portant à 25 le nombre de centres ainsi spécialisés. Mais la CNAPE (Convention nationale des associations de protection de l’enfant) souligne la contradiction qui consiste, d’une part, à réduire le taux d’encadrement dans les CEF associatifs, comme il est prévu dans la loi de finances, et, d’autre part, à solliciter ce dispositif pour prendre en charge des mineurs aux profils complexes. Elle demande à être associée à la réflexion sur la prise en charge des mineurs délinquants sexuels.
La question du partage de l’information entre les acteurs de la justice, de l’Education nationale et de la santé est également très délicate. La loi du 5 mars 2007 sur la prévention de la délinquance a posé le principe du secret partagé, dans des termes sensiblement différents de celle sur la protection de l’enfance, mais en en faisant une possibilité, et non une obligation pour les professionnels intervenant auprès d’une même personne, afin de mettre en œuvre les mesures d’action sociale nécessaires. Un grand nombre de professionnels de la justice considèrent qu’informer un directeur d’établissement de l’Education nationale du passé judiciaire du mineur reviendrait à freiner son accès à la scolarisation. Pourtant, « garantir les droits des personnes quelles que soient leurs difficultés n’empêche pas de mettre en œuvre de façon réfléchie, et au cas par cas, les échanges entre professionnels autour d’une situation donnée », estime le SNEPS Pour Alain Dru, « dans la pratique, le secret partagé existe déjà. A nous de faire passer les messages nécessaires auprès d’un ou de deux interlocuteurs pour maintenir le dialogue et les bonnes conditions de placement. » Dans le projet présenté par Michel Mercier, le danger résiderait donc davantage dans la systématisation et l’élargissement du secret partagé, dans un but sécuritaire.
Les professionnels de la PJJ doutent, par ailleurs, de la pertinence des annonces sur l’amélioration de l’évaluation des jeunes délinquants, alors que se met en place la nouvelle mesure judiciaire d’investigation éducative (voir ce numéro, page 47), « qui devra être exécutée très rapidement avec des moyens réduits », souligne le SNPES. Même si chacun s’accorde à reconnaître l’illusion du « risque zéro », le débat sur la prévention de la récidive, en passe de devenir un thème majeur de la campagne présidentielle, a, par ailleurs, relancé les querelles scientifiques sur les méthodes d’évaluation de la dangerosité.
(1) « Les viols jugés en cours d’assises, typologie et variations géographiques » – Questions pénales, septembre 2010 – Cesdip – Disponible sur