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« La dangerosité ne peut fonder le droit pénal »

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Le drame du Chambon-sur-Lignon pose, une nouvelle fois, la question du traitement de la dangerosité en matière pénale. Faut-il durcir les peines de sûreté existantes afin de protéger la société contre des crimes potentiels ? Au nom du principe de précaution, on risque en réalité de mettre en danger les libertés publiques, prévient la juriste Christine Lazerges dans un ouvrage qu’elle cosigne avec Geneviève Giudicelli-Delage.

En quoi le drame qui vient de se produire au Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire, illustre-t-il le débat sur la dangerosité ?

Au-delà des erreurs qui auraient pu être commises, il prouve combien la dangerosité reste difficile à évaluer et à quel point elle ne peut être le fondement de la sanction pénale prononcée, en raison justement de cette difficulté à l’évaluer avec précision.

Le droit de la dangerosité tend, selon vous, à s’émanciper du droit pénal classique. C’est-à-dire ?

Le droit pénal classique est fondé sur la culpabilité. Le prononcé d’une peine suppose que l’on soit responsable d’un acte. Il s’agit, sur la base de preuves matérielles, de repérer la nature de la faute commise et de désigner l’auteur. Le droit pénal français est ainsi un droit objectiviste reposant sur la commission d’une infraction, et non un droit subjectiviste basé sur l’évaluation d’un risque futur. Or le glissement qui s’opère aujourd’hui de la culpabilité à la dangerosité bouleverse les assises du droit pénal. Normalement, la loi pénale n’entre en jeu qu’à partir du moment où il y a commencement d’exécution de l’acte. Ce principe constitue une garantie des libertés. Pourtant, de plus en plus d’infractions incriminent des actes préparatoires, comme dans les qualifications d’association de malfaiteurs ou d’association de petits malfaiteurs. Le droit pénal se saisit désormais de faits dont il ne se saisissait pas auparavant. Bien sûr, en droit des mineurs, il est possible de prendre des mesures avant même la commission de faits délictueux, lorsque l’on considère un mineur en danger. Mais il s’agit de mesures de protection et non de peines.

Les mesures dites de sûreté, fondées sur le risque d’un comportement délictueux, ont pourtant toujours existé…

La pensée pénale a en effet été, à certaines époques, très attentive aux risques qu’un délinquant potentiel pouvait faire courir à l’ordre public. De la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, dominait ainsi l’école dite de la défense sociale. Ce mouvement positiviste préconisait des mesures préventives et répressives, en marge ou en sus de la sanction pénale, selon le système de la double voie. Ces mesures visaient principalement les chômeurs, les alcooliques, les mendiants, les vagabonds… Les principales critiques à ce système portaient sur la difficulté d’évaluer la dangerosité des individus et sur l’atteinte au respect des libertés fondamentales. De quel droit priverait-on un citoyen de certaines de ces libertés ?

En 1945, ces mesures de sûreté avaient quasiment disparu au profit de dispositifs éducatifs et de réinsertion…

De fait, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la pensée pénale dominante était le courant humaniste dit de la défense sociale nouvelle. Beaucoup d’intellectuels avaient alors fait l’expérience de la prison, y compris dans les camps de concentration. Ils en avaient retiré l’idée que les atteintes à la dignité de l’Homme induisent des comportements qui peuvent ensuite être lourds de conséquences. De là est née l’ordonnance du 2 février 1945 et son principe du primat de l’éducatif sur le répressif. Avec toutefois, en arrière-plan, la conscience que certaines déviances doivent être traitées. Bien que la question de l’insécurité ait fait son retour dans le champ pénal à partir des années 1970, le nouveau code pénal est apparu, en 1992, comme l’étape ultime de l’abolition des mesures de sûreté. Il était issu d’une commission présidée par Robert Badinter, inspirée justement par les idées de la défense sociale nouvelle. Malheureusement, deux ans plus tard, la loi du 1er février 1994 instituant la perpétuité réelle ou incompressible a fait entrer dans le code pénal le concept flou de dangerosité. Et dans les années qui ont suivi, on a assisté à ce que je considère comme des régressions manifestes, notamment en matière de droit des mineurs.

Pourquoi la loi du 25 février 2008 instaurant la rétention de sûreté représente-t-elle un tournant ?

Elle marque une rupture en ce que la rétention de sûreté constitue une peine après la peine, selon l’expression de Robert Badinter. Cette rétention n’est pas fondée sur la commission d’une infraction mais sur la probabilité de la commission d’une infraction. On crée ainsi une perpétuité perpétuelle en marge des garanties qu’offre le droit pénal. Le Conseil constitutionnel a tout de même limité son champ d’application en précisant qu’elle ne pouvait être prononcée que si la cour d’assises ayant jugé la personne l’avait envisagée lors de la condamnation. En outre, la commission qui décide de la rétention de sûreté ne peut le faire qu’après quinze années de réclusion criminelle. Et comme cette mesure ne peut concerner que des faits postérieurs à son entrée en vigueur, elle n’a pas encore été appliquée. Néanmoins, le Conseil constitutionnel accepte que la rétention de sûreté soit prononcée lorsqu’elle fait suite à une surveillance de sûreté sans respect des obligations. On pourrait donc commencer à voir apparaître quelques cas, même si, à ma connaissance, il n’y en a encore aucun.

Avec la notion de dangerosité, n’est-on pas davantage dans une justice d’experts que de magistrats et de jurés ?

Le droit de la dangerosité n’échappe pas totalement aux magistrats dans la mesure où ceux-ci, pour prendre leur décision, ne se fondent pas uniquement sur l’expertise psychiatrique ni sur les rapports médico-psychologiques. Ils ont une panoplie d’instruments à leur disposition, comme les enquêtes sociales. En outre, un magistrat, en droit, n’est pas lié par quelque expertise que ce soit. Néanmoins, on touche là du doigt la dangerosité de la dangerosité. A l’occasion de l’affaire du Chambon-sur-Lignon, plusieurs experts ont rappelé que la psychiatrie n’est pas une science exacte. Pas plus, d’ailleurs, que le système américain des analyses actuarielles, par lequel on cherche à déterminer les potentialités de dangerosité d’un individu ou d’un groupe à risques. Encore une fois, la dangerosité ne peut fonder le droit pénal ou c’en sera fini de nos libertés.

Vouloir juger de la dangerosité d’un individu, n’est-ce pas abandonner l’idée d’éducabilité ?

Effectivement, c’est n’avoir plus confiance en une possibilité de rémission ou de réhabilitation. Il existe pourtant quantité de beaux exemples de réinsertion. Cela renvoie directement à la question des moyens de la justice et au fait, malheureusement trop ignoré, que la sanction pénale ne peut rien seule. La réinsertion se joue avec l’aide de nombreux acteurs, notamment les travailleurs sociaux et les personnels de l’Education nationale. La mise en œuvre d’un droit pénal respectueux des libertés suppose, en amont, une véritable politique de prévention, notamment en direction des mineurs. Or elle est aujourd’hui en déshérence, avec la diminution drastique des crédits accordés aux associations, qui font pourtant un travail fantastique aux côtés des familles et des autres acteurs sociaux.

Le souci de prendre en compte la dangerosité ne participe-t-il pas au fantasme d’une société totalement sécurisée ?

On voit effectivement se dessiner le mirage d’une société du risque zéro dans l’ensemble des sociétés développées. Ce glissement de la culpabilité et de la dangerosité constitue un effet pervers du principe de précaution. Mais le risque zéro n’a jamais existé, même dans nos sociétés qui n’ont pourtant jamais été aussi sûres, comme le prouvent les historiens de la délinquance. Il y aura toujours des drames, et ce n’est pas en bafouant les libertés que l’on parviendra à une société encore plus sûre.

Comment encadrer ce droit de la dangerosité ?

Il faut d’abord souligner que le souci de la dangerosité a quelques effets positifs, notamment en matière d’insécurité routière. Prendre en compte la conduite en état alcoolique me paraît tout à fait pertinent. On peut aussi penser aux quelques personnes très gravement perturbées psychologiquement dont il convient de protéger la société. Le problème est que, face à la psychose, on ne peut jamais dire si le crime est au bout ou pas. Statistiquement, les malades mentaux commettent d’ailleurs peu d’infractions lourdes, infiniment moins que les chauffards, par exemple. On a, en outre, tendance à étiqueter « dangereux » des figures délinquantes qui troublent particulièrement l’ordre public, mais pas forcément au point de donner la mort. Je pense aux délinquants sexuels mais aussi aux mineurs qui sont stigmatisés alors que la grande masse de leurs infractions relève des petites atteintes aux biens et des petites violences. Je ne veux pas minimiser la délinquance des mineurs mais, simplement, que l’on prenne un peu de distance.

REPÈRES

Christine Lazerges est professeure de droit privé et sciences criminelles à l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Elle dirige l’Ecole doctorale de droit comparé. Ancienne députée PS de l’Hérault, elle a codirigé en 1998 un rapport sur le traitement de la délinquance des mineurs. Elle préside l’APS 31, association de prévention spécialisée, et publie avec Geneviève Giudicelli-Delage La dangerosité saisie par le droit pénal (Ed. PUF/IRJS, 2011).

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