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Réadapter les savoir-faire

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Au cœur du dispositif de prise en charge des mineurs isolés étrangers (MIE) de Seine-Saint-Denis, le service d’accueil d’urgence et d’orientation de la Sauvegarde 93, à La Courneuve, a accompagné des dizaines de jeunes migrants et son équipe a développé des savoir-faire spécifiques. Mais depuis quelques mois et la décision du département de restreindre l’accueil des MIE, le public change….

Il est 17 heures, et la salle à manger résonne de cris et de rires. Sur les tables disposées en U, les pots de pâte à tartiner et les manuels scolaires ont remplacé les jeux de société. Comme chaque fin d’après-midi, les jeunes scolarisés rejoignent les autres résidents du service d’accueil d’urgence et d’orientation (SAUO) de l’Association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de Seine-Saint-Denis (ADSEA 93, également nommée « Sauvegarde 93 ») (1). Installé depuis 2008 dans un joli pavillon de pierre blanche à La Courneuve, entouré d’un terrain de 1 500 m2, le service accueille une vingtaine de jeunes de 13 à 21 ans, garçons et filles, pour une durée de vingt-quatre heures (accueil limité) à trois mois (accueil orientation). Ces jeunes sont pris en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), le service disposant de la double habilitation.

Parmi les plus affamés ce jour-là, deux garçons qui, plus tôt dans l’après-midi, ont lavé le dallage de la cour au nettoyeur à haute pression. Circulant entre les tables pour faire admirer sa tenue, une adolescente a gardé la blouse blanche de son stage d’aide-soignante. Avec le concours d’une éducatrice, une autre a entrepris de démêler des colliers. Mêlés au groupe, quelques mineurs isolés étrangers (MIE) (2) sont présents, mais impossible de les différencier des autres… Certes, ils ne sont plus qu’une poignée par rapport aux mois précédents. Les jeunes migrants constituaient alors l’écrasante majorité des dossiers pris en charge par l’ASE et confiés au SAUO, et ce jusqu’au coup de sang de Claude­Bartolone, président (PS) du conseil général (lire encadré). « Sur toute l’année 2010, les mineurs isolés représentaient environ huit résidents sur dix, rappelle Xavier Bombard, le directeur général de l’ADSEA 93. Et chaque jour, nous recevions une dizaine d’appels pour des jeunes migrants auxquels nous ne pouvions pas répondre, nos 19 places étant perpétuellement occupées. » Une situation inédite qui a sensiblement modifié, dans les établissements recevant ces jeunes, les pratiques des professionnels, contraints à développer de nouveaux savoir-faire.

D’abord, une évaluation « flash »

Depuis son bureau, dans un chalet en bois construit à côté du pavillon principal, Bruno Picard, le chef de service, peut surveiller les allées et venues. En poste au SAUO depuis sept ans, il a parfaitement suivi l’évolution du public. « L’aéroport de Roissy relevant du tribunal de Bobigny, nous avons toujours accueilli des mineurs isolés, raconte-t-il en gardant à l’œil deux jeunes assis sur le perron du pavillon. Je me souviens, par exemple, d’une petite Mexicaine, arrêtée avec des boulettes de drogue dans le ventre, arrivée chez nous après six mois de détention. » Ces dernières années, les jeunes étrangers ont afflué par vagues, au gré de la constitution et de la disparition de filières plus ou moins organisées, débarquant de Chine, de Roumanie, d’Inde, de Bosnie, d’Afrique, du Bhoutan… Depuis février 2011, ils sont d’abord accueillis par le pôle évaluation, créé par le conseil général avec la Croix-Rouge, qui réalise en vingt-quatre heures une évaluation « flash » (âge, nationalité, parcours, etc.). Les données collectées sont ensuite transmises à la commission de recueil des informations préoc­cupantes (CRIP) de Bobigny. « Si la situation semble relever d’une mesure de protection de l’enfance, la CRIP déclenche un signalement au parquet, qui ­prononce alors une ordonnance de placement », résume Françoise Simon, directrice de l’enfance et de la famille au conseil général.

Toutes les structures habilitées par l’aide sociale à l’enfance du département sont susceptibles de recevoir des MIE : foyers de jeunes travailleurs, services de semi-autonomie, maisons d’enfants à caractère social, assistantes familiales… Une fois le placement ordonné, la prise en charge s’enclenche de façon classique. « Le jeune est un mineur isolé étranger quand il arrive sur le territoire, c’est sa problématique dans le dispositif, mais ici il est accompagné comme les jeunes originaires du département », insiste Frédéric Duval, le directeur du SAUO.

Des histoires souvent cachées

Compte tenu de la particularité de ces jeunes venus d’ailleurs, l’équipe, qui compte 14 salariés dont des éducateurs spécialisés, des moniteurs-éducateurs et deux psychologues à temps partiel, a pourtant bien été obligée de repenser ses pratiques éducatives. A commencer par les modalités d’accueil. Service d’urgence ouvert 24 heures sur 24 (le service de nuit étant assuré par un éducateur de garde), le SAUO prend en charge les mineurs sans conditions ni délai, immédiatement après l’ordonnance de placement. L’entretien d’accueil permet à la fois de planter le cadre et de recueillir quelques éléments du parcours du jeune. « Très souvent, nous ne disposons d’aucune information, pas de papiers évidemment, mais parfois même pas de nom, rapporte Bruno Picard. Beaucoup cachent leur histoire. Nous leur expliquons que nous ne travaillons pas avec la police, que s’ils sont majeurs, ce n’est pas notre problème. Même si nous ne sommes pas dupes, à partir du moment où ils ont été déclarés mineurs, nous les prenons en charge. » Le lien avec les MIE se tisse à petits pas, au fil de l’accompagnement, et d’abord à l’occasion du bilan de santé, étape initiale de la prise en charge. Après une première auscultation, un médecin généraliste du quartier préconise des examens complémentaires. « Pour de nombreux mineurs isolés, il s’agit de leur premier suivi médical », glisse Bruno Picard. Sans jamais chercher la confidence, les éducateurs créent un climat de confiance, laissant le choix aux adolescents de déposer ou non une part de leur histoire. « Parfois, nous devons quand même leur expliquer que leurs silences empêchent la situation d’avancer, souligne Aurélia Fauveau, éducatrice spécialisée. On leur dit par exemple : sans papiers, même avec un CAP, tu ne pourras pas travailler. » Petit à petit, certains admettent qu’ils ont des papiers, qu’ils peuvent contacter leur famille au pays, voire qu’ils connaissent des membres de leur communauté sur le territoire. Parallèlement, Céline Huet, l’éducatrice scolaire, amorce rapidement les démarches de scolarisation. « Ces jeunes ont besoin de savoir qu’on s’occupe d’eux, déclare le chef de service. Ils supportent mal l’inactivité, même si elle leur serait parfois nécessaire pour cheminer tranquillement. »

Préalable incontournable : l’apprentissage du français. Depuis l’an dernier, le SAUO a noué un partenariat avec l’Association pour la recherche, l’enseignement linguistique et l’insertion sociale (Aprelis), implantée à Montreuil. Par petits groupes, celle-ci dispense des cours d’alphabétisation, de français langue étrangère ou de remise à niveau. Un partenariat indispensable, selon Céline Huet : « J’organise également des cours au sein de l’établissement, mais matériellement il est difficile de suivre en même temps un Pakistanais, un Chinois et un Ivoirien de niveaux inégaux. » Cet apprentissage porte rapidement ses fruits, constate Bruno Picard : « Au bout de un mois de cours à Aprelis, on peut entrer en communication pour des choses simples, les jeunes sont capables de formuler une demande. » Au besoin, quand la langue n’est pas du tout maîtrisée, que les gestes ne suffisent pas ou que des aspects administratifs importants doivent être abordés, l’équipe du SAUO recourt à un service d’interprétariat ouvert 24 heures sur 24. Au quotidien, l’appropriation du français passe aussi par les relations avec les autres résidents. « C’est l’occasion pour les jeunes du département de comprendre que le langage du 93 est stéréotypé et enferme dans une identité très restreinte, observe Céline Huet. Assez rapidement, ils comprennent que ce n’est pas la langue qu’ils doivent transmettre à ces jeunes étrangers. »

D’une manière générale, la cohabitation au sein de l’établissement se déroule sans difficulté. Parfois gentiment moqués pour leur méconnaissance du vocabulaire ou de la culture française, les MIE s’intègrent au groupe au fil des activités quotidiennes. « Leur présence dans l’institution revêt d’ailleurs un côté très pacifiant, estime Frédéric Duval. Quelle que soit leur histoire, a fortiori quand ils ont été envoyés en France par la famille, on sent chez eux une volonté farouche de s’insérer, de réussir, de mener leur projet à bien. » Quitte, parfois, à ce que ce projet prenne des formes moins satisfaisantes, comme l’illustrent deux parcours : un jeune Chinois soupçonné de sécher l’école pour rejoindre un atelier clandestin afin de rembourser son voyage et un jeune Roumain parti poursuivre en Allemagne une carrière de pickpocket commencée aux pieds de la tour Eiffel. Pour les éducateurs, cette persévérance et cette faculté d’adaptation constituent des leviers dans le travail avec le groupe, notamment à l’égard des jeunes du département, moins à même de se projeter et plus enclins à la confrontation. « Ils restent quand même des adolescents, nuance Aurélia Fauveau. Et certains se laissent happer par la culture de consommation dont ils rêvaient, ne comprenant pas pourquoi ils ne peuvent pas obtenir tout de suite des baskets de marque et une formation. »

La scolarisation, question sensible

En dépit de la forte motivation des jeunes, la mission de Céline Huet en matière de scolarité se révèle délicate. Les mineurs de moins de 16 ans, soumis à l’obligation scolaire, sont rares. Pour les autres, qui ont souvent peu fréquenté l’école, l’éducatrice ne peut s’appuyer sur aucun dispositif de droit commun. Un premier contact est d’abord pris avec le centre d’information et d’orientation (CIO) d’Aubervilliers, qui dépend de l’Education nationale. « De cette façon, je suis sûre que l’inspection académique va au moins garder une trace de l’existence de chaque jeune », précise l’éducatrice. Un entretien et une série de tests – les tests ENAF, pour « élève nouvellement arrivé en France » – permettent de déterminer un niveau scolaire. « En réalité, les résultats sont un peu biaisés, admet Céline Huet. La forme des exercices ne correspond pas nécessairement à ce que les jeunes ont pratiqué chez eux. Ou alors ils ont sans doute des capacités, mais l’école remonte vraiment trop loin. » Le CIO a beau disposer d’un tableau de scolarité type pour de nombreux pays, « il faut parfois rappeler que, dans une classe de 80 personnes, les élèves n’ont pas pu avancer aussi vite qu’un jeune Français ». Selon leur niveau, l’avancée de l’année scolaire et les places disponibles, certains parviennent à intégrer un cursus classique, en lycée général. Pour les jeunes les plus éloignés de l’enseignement, Céline Huet propose des ateliers scolaires de remise à niveau, ou oriente vers l’Espace dynamique d’insertion Nord-Ouest, à Saint-Denis. Plus poussé que dans les missions locales, l’accompagnement y est complété par des activités collectives (informatique, photographie, création de costumes, etc.), dans un but de socialisation et de mobilisation. Un réseau de partenaires construit au fil de l’eau accueille également ces MIE pour des stages de découverte, qui débouchent à l’occasion sur un parcours de formation. « Actuellement, par exemple, nous recherchons un centre de formation pour un jeune Guinéen de 18 ans, cite l’éducatrice. Après un stage de plusieurs semaines dans un magasin de vente en gros, son patron est prêt à le prendre en apprentissage. »

Pour certains jeunes, en revanche, à la vue des résultats, c’est la douche froide. Discrète et souriante, un léger maquillage dans les tons verts, assorti à son pull, une jeune Congolaise accueillie au SAUO reconnaît avoir déchanté : « Je suis titulaire du baccalauréat. Ici, on m’a attribué un niveau troisième, ou CAP. Je ne m’attendais vraiment pas à cela. J’aimerais devenir aide-soignante. Mais mon niveau ne me permet pas d’intégrer un BEP carrières sanitaires et sociales. » Après plusieurs rendez-vous destinés à affiner son projet, la jeune fille s’est tournée vers un CAP vente. Sans grand enthousiasme. « C’est toute la difficulté de l’accompagnement des mineurs isolés, soupire Céline Huet. Nous devons calmer les ardeurs, déconstruire les représentations très idéalisées de la France, de ce qu’ils pensaient pouvoir faire ici, tout en essayant de ne pas se montrer trop déterministe. » Ce travail de réajustement des attentes s’appuie sur deux réalités : le manque de places dans les établissements d’enseignement et la barrière de l’âge. La saturation de nombreuses structures associant hébergement et formation professionnelle entraîne parfois les éducateurs à proposer des inscriptions dans des régions éloignées. Les réactions des adolescents dépendent alors de leur histoire. « Certains nous disent qu’ils se sentiraient perdus ailleurs qu’ici, notamment quand ils peuvent se rapprocher d’une communauté de leur pays d’origine, explique Céline Huet. D’autres, au contraire, ont passé les premières semaines de leur vie en France à errer autour des gares parisiennes et préfèrent s’éloigner de ces mauvais souvenirs. »

Le facteur le plus déterminant pour le projet du jeune reste néanmoins l’âge. Inutile en effet d’engager un jeune de 17 ans dans un cursus de plusieurs années, alors que l’aide sociale à l’enfance ne pourra le suivre que jusqu’à 21 ? ans au maximum dans le cadre d’un contrat « Jeune majeur ». « On est obligés de leur dire : tu as 17 ans, tu hésites entre la mécanique et la cuisine, compte tenu des places disponibles, je dois te brusquer un peu », décrit l’éducatrice. Toutefois, d’après les quelques retours qui parviennent à l’établissement, « les jeunes s’y retrouvent plutôt bien », estime-t-elle. Bruno Picard cite même volontiers quelques beaux parcours : un jeune Roumain devenu tailleur de pierres et embauché par les Monuments historiques, ou un jeune Sierra-Léonais, horticulteur, chef d’équipe sur les chantiers de la mairie de Pantin.

Un public qui change de nouveau

Reste que, depuis la rentrée, l’établissement se vide peu à peu de ses mineurs isolés. Au fur et à mesure qu’ils trouvent une orientation, les places sont reprises plus classiquement par des jeunes originaires du département : à terme, les MIE ne devraient représenter qu’un dixième des effectifs. Pour les professionnels du SAUO, dont certains n’ont connu l’établissement qu’avec une forte proportion de jeunes migrants, un nouveau basculement dans les pratiques s’opère. Comme le pose le projet d’établissement, les familles doivent ainsi revenir plus fortement dans le jeu. « Avec les mineurs isolés, il est rare que les parents nous servent de biais pour le projet du jeune. C’est un aspect que nous allons devoir nous réapproprier », admet une éducatrice. Une relation d’autant plus délicate que les jeunes du département, eux, « ne sont pas missionnés par leurs familles pour réussir, contrairement aux MIE, et en sont même parfois rejetés », complète Xavier Bombard, directeur général de la Sauvegarde 93. Réapprendre à poser fermement le cadre, à convaincre des adolescents réticents de se rendre en cours, à faire face aux attitudes de défi, à apaiser les tensions… Un repositionnement indispensable, tant la relation aux jeunes résidents elle-même avait changé, comme le résume Céline Huet : « Désormais, on en vient presque à être surpris quand un jeune nous manque de respect ! »

CONTEXTE
Trois mois de bras de fer avec l’Etat

Le 25 juillet dernier, le président (PS) du conseil général de la Seine-Saint-Denis, Claude Bartolone, annonçait dans un communiqué de presse que ses services n’accueilleraient plus de mineurs isolés étrangers à partir de la rentrée, appelant l’Etat à proposer « des solutions viables » pour en finir avec une situation devenue « explosive et intenable ». Après des semaines de bras de fer et de désorganisation, un système de péréquation a été mis en place mi-octobre (3). Désormais, le département n’accueille plus qu’un mineur sur dix relevant de sa juridiction, les autres étant répartis par le parquet de Bobigny sur une vingtaine de départements du Grand Bassin parisien – à l’exception de la capitale, déjà confrontée à un afflux massif de mineurs isolés. Depuis, plusieurs départements ont à leur tour demandé à l’Etat de « prendre ses responsabilités »: Paris, mais également l’Ille-et-Vilaine, dont le président (PS), Jean-Louis Tourenne, menace de ne plus accueillir de MIE en 2012 si l’Etat n’assure pas « une répartition géographique plus équitable » et « une compensation financière pour chaque jeune pris en charge ».

Notes

(1) SAUO : 14, rue Claude-Bernard – 93120 La Courneuve – Tél. 01 48 02 02 60. ADSEA 93 : 39, rue de Moscou – 93000 Bobigny – Tél. 01 55 89 08 40.

(2) L’expression « mineurs isolés étrangers » est préférée par les professionnels à celle de « mineurs étrangers isolés », pour marquer la primauté de la notion d’isolement du mineur sur le fait qu’il soit étranger.

(3) Voir ASH n° 2728 du 14-10-11, p. 16.

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