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« Voulons-nous d’un modèle psychiatrique qui tend à exclure le malade ? »

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Le DSM, ou Diagnostic and Statistical Manual, est la nosographie internationale de référence des maladies psychiatriques. Privilégiant les approches biologiques et cognitivo-comportementales, il propose une grille de lecture qui se veut simple et efficace. Mais quelle est la place laissée au sujet, s’alarme le psychiatre et psychanalyste Maurice Corcos, qui dénonce ce nouvel ordre psychiatrique dans « L’homme selon le DSM » ?

Pour quelle raison le DSM a-t-il été créé ?

La première version date de 1952, mais le DSM a surtout été développé à partir de 1968. L’intention originelle n’était pas malveillante. Ses promoteurs, sous l’égide de l’American Psychiatric Association, une organisation extrêmement puissante, avaient constaté qu’il n’existait pas de critères diagnostiques communs à l’ensemble des chercheurs en matière psychiatrique. Ils ont donc pensé légitimement qu’il fallait créer une nosographie (1) catégorielle commune pour pouvoir échanger sur nos recherches. Lors de la première ­édition du DSM, il a été dit que l’ensemble des courants de la psychiatrie avaient été invités mais que les psychanalystes n’avaient finalement pas souhaité participer. Les tenants des approches biologiques et cognitivo-comportementales sont donc restés entre eux. Sur la base de critères universitaires, des spécialistes anglo-saxons ont été retenus pour chacune des thématiques du DSM et ont décidé quels étaient les critères diagnostiques de la maladie mentale.

En 1980, la troisième version du DSM a marqué un tournant. Pourquoi ?

Initialement, le DSM devait être un outil réservé à la recherche, même si ses critères ne convenaient pas totalement à tous. Mais à partir de 1980, il a été présenté aussi comme un outil de diagnostic clinique. La conséquence est qu’aujourd’hui, en France, on enseigne aux jeunes générations de psychiatres que la maladie mentale, c’est le DSM. On ne parle plus de la rencontre clinique avec ses symptômes flous et compliqués témoignant de dysfonctionnements mais aussi de défenses. On a recours à des critères diagnostiques lourds et figés. Bien sûr, certains internes continuent de s’interroger sur ce qu’est réellement la maladie mentale, mais nos jeunes collègues n’ont pas vraiment le choix. Ils doivent finir par cocher les bonnes cases pour aboutir au bon diagnostic.

Mais si le DSM est enseigné aux futurs médecins, c’est bien qu’il est reconnu par les enseignants ?

Oui, mais cela s’est fait insidieusement. Pour pouvoir être professeur agrégé en faculté, il faut se prévaloir d’un certain nombre de publications scientifiques. Et celles-ci doivent être publiées dans des revues anglo-saxonnes en reprenant les critères du DSM. Les enseignants sont donc naturellement formatés à ce système. Nos jeunes collègues sont à la recherche de simplicité et ont du mal à comprendre qu’une fois repérés un certain nombre de comportements, cela ne signifie pas que ceux-ci renvoient spécifiquement à telle ou telle pathologie. Le patient donne à voir un comportement qui peut être fluctuant et n’a rien de définitif.

Les promoteurs du DSM le disent « athéorique », ce que vous contestez…

Encore une fois, il ne faut pas être manichéen. Le DSM partait d’une bonne intention, dans une perspective de recherche mais aussi afin de remédicaliser la psychiatrie à une époque, dans les années 1970, où l’antipsychiatrie avait le vent en poupe. La psychanalyse était triomphante et tout un chacun se prétendait thérapeute. Mais ce fameux athéorisme vise surtout à évacuer toute approche psychopathologique impliquant un certain travail psychique. On ne veut rassembler que des faits sans voir que le symptôme est toujours le témoignage d’un conglomérat complexe entre pulsions et défenses. Il existe, bien sûr, une composante biologique et neurologique dans l’autisme, les troubles bipolaires et même la schizophrénie, mais penser qu’il y aurait une vulnérabilité génétique qui, par le biais de neuromédiateurs, produirait des conduites aboutissant à un symptôme sans que le sujet ne puisse rien y faire me paraît absurde. Nous sommes dotés d’une conscience réflexive et pouvons penser quelque chose de ce qui nous traverse. Encore faut-il laisser un peu de place au sujet. Il y a un universalisme chez les Américains qui tend à devenir hégémonique. Il faudrait que nous fonctionnions tous sur un même modèle, que certains voudraient implanter en France car il est très rationnel et permettrait de réaliser des économies, en dépit de coûts humains et psychiques très importants.

Ce système, expliquez-vous, étend progressivement le champ de la maladie mentale. De quelle façon ?

Par exemple, concernant la durée à partir de laquelle un deuil est considéré comme épisode dépressif majeur, le premier DSM ne mentionnait pas de durée particulière. La troisième édition parlait, elle, d’une durée de deuil prolongée. Le DSM quatre a précisé que cette durée était de deux mois. Enfin, le DSM cinq, en chantier, devrait ramener ce chiffre à deux semaines. Quelqu’un a décidé que, lorsque vous êtes déprimé, quelle qu’en soit la raison (décès, séparation, divorce, etc.), si votre état perdure au-delà de quinze jours, vous êtes justiciable d’un traitement par antidépresseurs ! Pour le dire autrement, on est en train de codifier le chagrin, voire la douleur. Le DSM est tellement ouvert qu’il va finir par transformer le monde en pharmacie.

Avec la tarification à l’activité, ce système de codification des pathologies psychiatriques ne tombe-t-il pas à point nommé ?

Que l’on évalue l’activité des services me paraît tout à fait juste. Mais il est déjà très difficile d’évaluer les services de médecine, alors qu’en est-il de la psychiatrie ? Et surtout le système est perverti car, avec la tarification à l’activité, certaines pathologies rapportent plus que d’autres. Ainsi, avec l’anorexie mentale on peut coder un certain nombre de réponses thérapeutiques somatiques. En revanche, on va laisser tomber les psychotiques chroniques, pour lesquels le traitement est plus complexe et aléatoire. Même si ce n’est pas ce que l’on souhaite, on finira par sélectionner les malades pour pouvoir préserver le financement de nos services. C’est un système très angoissant car il n’y a pas d’échappatoire.

Le DSM serait aussi une sorte de cheval de Troie de l’industrie pharmaceutique ?

Dans le domaine psychiatrique, un certain nombre de chercheurs ont des conflits d’intérêts plus ou moins importants avec les laboratoires pharmaceutiques. C’est notamment le cas de membres de l’American Psychiatric Association et de membres des commissions du DSM. C’est extrêmement problématique, même s’ils ne s’en cachent pas. Néanmoins, je ne crois pas à une entreprise manichéenne de biologisation des esprits afin de vendre des médicaments. Mais c’est au fond plus grave que cela. Un certain nombre de psychiatres sont, je le crois, plus ou moins consciemment convaincus que le malade mental est un autre radicalement différent, et que nous ne sommes pas là pour le soigner ou le comprendre mais simplement pour l’adapter afin de lui permettre de retourner dans le circuit de la performance. De ce point de vue, la psychiatrie est en phase avec les évolutions économiques et sociétales actuelles, réductrices, opératoires et mécaniques. On aurait pu espérer que les domaines de la santé et de l’enfance soient sanctuarisés, mais même dans la psychiatrie infanto-juvénile il y a de plus en plus de prescriptions d’amphétamines, d’antidépresseurs, de neuroleptiques…

Peut-on résister à cette hégémonie du DSM ?

Certains tentent de le faire mais j’ai bien peur que la puissance médiatique et financière du DSM, appuyée par la simplicité que cela offre aux praticiens, n’emporte ces résistances. Vous ne pouvez pas exister en dehors du DSM. Bien sûr, la classification internationale des maladies, ou CIM10, publiée par l’Organisation mondiale de la santé – dont le chapitre V consacré aux maladies mentales ? – est en quelque sorte la réponse des Européens. Mais elle finit par ressembler au DSM, même si elle résiste encore sur quelques points essentiels. En France, nous sommes un peu des irréductibles Gaulois. Il est vrai que la psychanalyse a longtemps été dominante dans notre pays, avec d’ailleurs des effets délétères. Il perdure en outre une tradition culturelle dans les pays latins où la question de la relation à l’autre ne se pose pas de la même manière que dans les pays anglo-saxons. En schématisant, on peut dire que nous avons un commerce avec les gens qui n’est pas uniquement à visée économique. La question est de savoir si nous voulons de ce modèle qui tend à exclure la personne malade. Pour ma part, je pense qu’il est fondamental de concevoir que le sujet en turbulence témoigne toujours d’une humanité, fût-ce dans sa folie.

REPÈRES

Psychiatre et psychanalyste, Maurice Corcos est professeur de psychiatrie infanto-juvénile à Paris V. Il dirige le département de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte de l’Institut mutualiste Montsouris (Paris). Il publie L’homme selon le DSM. Le nouvel ordre psychiatrique (Ed. Albin Michel, 2011). Il est également l’auteur, entre autres, de La terreur d’exister. Fonctionnements limites à l’adolescence (Ed. Dunod, réédition 2011).

Notes

(1) Une nosographie est une description et classification de troubles et de maladies.

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