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Discipliner le travail social ?

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L’objet de la recherche sociale et médico-sociale étant par nature complexe et dynamique, c’est un véritable travail interdisciplinaire, mobilisant à la fois les sciences humaines, économiques, celles du vivant et celles d’ingénierie et d’organisation, qu’il convient de développer. Telle est la conviction de Jean-Yves Barreyre, directeur du Cedias-Musée social et du Creahi Ile-de-France, et responsable du pôle « études, recherches et observation » de l’Association nationale des centres régionaux pour l’enfance et l’adolescence inadaptées (Ancreai).

« Mettre en discipline le travail social, voilà sans doute la dernière chose à faire tant il est conçu à la fois pour répondre à des questions problématiques, qui échappent à la norme et à l’esprit de discipline, et pour prévenir ou accompagner des situations à risques. Le premier objectif fixé à l’action sociale dans la loi 2002-2 rénovant l’action sociale et médico-sociale est d’ailleurs la prévention du risque.

Le travail social est une des formes instituées de la santé publique et de la cohésion sociale telles qu’elles s’incarnent dans les lois et la réglementation. Les lois des années 2000 ont participé à construire un travail social plus « réglementé » par des objectifs communs aux politiques de santé publique (continuité des parcours, plan personnalisé, etc.), par les obligations organisationnelles (conseils de la vie sociale, évaluation interne…) et par des « recommandations de bonnes pratiques » professionnelles.

Cette avalanche de réglementations a souvent été mal vécue tant elle tendait à restreindre l’exercice même des pratiques professionnelles, le « cœur du métier ». Dans une deuxième phase, il est probable que le coût en temps de la « mise aux normes » du travail social se réduira, mais à la condition que celui-ci ne perde pas en créativité et en innovation pour prévenir, accompagner ou résoudre des situations par nature problématique.

Cette créativité – cette intelligence, cette « métis » (1) – ne peut en aucun cas être « mise en discipline », centrée sur un objet restreint aux pratiques profession­­nelles. Celles-ci ne s’interrogent qu’in situ, elles font partie de la situation sociale comme éléments environnementaux en interaction avec d’autres dimensions environnementales et les caractéristiques des personnes inscrites dans cet état complexe que forme la situation sociale problématique.

Avant de parler de discipline, il convient de s’interroger sur l’objet de recherche qui pourrait être commun au champ du social et plus généralement au champ de la santé publique, au sens que lui donne l’Organisation mondiale de la santé. Cet objet est, de notre point de vue, la « situation » d’une personne ou d’un groupe, situation résultant de l’interaction entre des caractéristiques personnelles et des caractéristiques environnementales (y compris institutionnelles), situation jugée problématique par une société donnée, au travers de ses lois, de sa réglementation et de l’organisation de ses réponses.

Si nous sommes d’accord sur l’objet, il faut alors s’entendre sur la « construction d’objet ».

Mobiliser les compétences nécessaires et les méthodes d’appréhension d’un tel objet, par nature hybride suppose de faire appel à plusieurs disciplines des sciences humaines, mais aussi aux sciences du vivant (par exemple la neurobiologie), aux sciences économiques, et à celles d’ingénierie et d’organisation si tant est qu’on puisse les définir. Mais plus encore, il ne suffira pas de mobiliser les disciplines pour « découper l’objet » en autant d’éléments séparés, puisque nous avons affaire à un objet complexe par nature et dynamique, vivant, agité par des forces en tension et en perpétuelle évolution.

Un cadre d’analyse : les territoires

C’est donc par une approche inter ou transdiscipli­naire que peut être construit l’objet situationnel. Et il faut bien constater que nous avons peu de connaissances, peu d’expériences de véritable travail scientifique inter ou transdisciplinaire dans le champ du social et dans les sciences humaines en général. Par contre, nous avons, dans le champ des politiques publiques, un cadre d’analyse : les politiques publiques s’exercent sur des territoires. Les situations sociales problématiques relèvent de ces territoires, dans la mesure où ce sont eux qui réglementent le caractère problématique d’une situation sociale.

Ces territoires de santé publique, fortement atomisés jusqu’au début des années 2000 (entre le sanitaire, le social, le médico-social, l’enfance et la famille, la cohésion sociale, etc.), tendent aujourd’hui à s’harmoniser, depuis que les lois des années 2000 ont renversé la logique « offre → demande » par la logique « besoins → offre ».

La soumission législative de l’action sociale (loi 2002-2), de l’action sanitaire (lois de 2002, 2004 et 2009) et de l’action éducative (loi de 2007) à l’évaluation globale des besoins et la consigne transversale d’une « stratégie globale d’intervention » (avec plans personnalisés) n’ont pas seulement changé les procédures de travail en santé publique et action sociale, elles ont fortement interrogé les intervenants quel que soit leur corpus disciplinaire d’origine. Si on ne prend pour exemple que les situations problématiques d’origine psychique, affirmer aujourd’hui dans la réglementation que seule une stratégie globale d’intervention comprenant de manière coordonnée et synergique les réponses en soins, en logement, en accompagnement social, en accès à la vie et aux activités sociales, peut répondre aux besoins des personnes, cela ne peut qu’interroger les intervenants en faisant germer l’idée que chacun est à la fois nécessaire et insuffisant.

La question aujourd’hui est que les professionnels disent « ne pas savoir faire » de « l’inter » ou du « trans » disciplinaire ou/et sectoriel, alors que, depuis le case work de Mary Richmond, si bien décrit par Brigitte Bouquet, l’interdisciplinarité est au cœur du travail social, au cœur aussi de la psychiatrie de secteur, du travail de prévention spécialisée. Mais ce savoir-faire est intuitif, pragmatique, ustensilaire par rapport aux objectifs concrets de l’intervention : recouvrer la santé, s’inclure dans la vie sociale, retrouver les chemins de la connaissance. D’autre part, il est formaté par l’institution d’appartenance qui « corrige », « module » ou « limite » le spectre de créativité des intervenants en fonction des missions souvent strictement limitées qui lui sont imparties.

Des initiatives de clarification conceptuelle (quitte à proposer quelques concepts « nomades » et préfigurer la transdisciplinarité) ont été proposées dans les années 1990 : le Dictionnaire critique de l’action sociale (2) en était une, comme l’était la proposition d’un annuaire des chercheurs du social ou les guides des secteurs d’intervention proposés par les éditions Dunod ou ESF.

Des initiatives d’organisation de la recherche sont à souligner notamment dans le domaine du handicap avec le rapport 2011 de l’Observatoire national sur la formation, la recherche et l’innovation dans le domaine du handicap et la création, par l’Ecole des hautes études en santé publique, de la Maison des sciences sociales du handicap (MSSH) (3).

Les CREAI et les ORS (4) ont contribué à l’émergence d’un système d’observation partagée qui se met en place peu à peu. Les associations d’usagers ont participé à la conception des outils d’évaluation des situations (comme le « guide de l’évaluation des besoins de compensation des personnes handicapées » [GEVA]).

L’Observatoire national de l’enfance en danger pourrait aussi contribuer à l’organisation de la recherche dans son champ de compétences, sur le modèle de la MSSH et en collaboration avec elle.

La recherche appliquée aux territoires est mise en œuvre aujourd’hui par le pôle « études, recherche et observation » de l’Ancreai, notamment dans le cadre des appels à projets de recherche nationaux sur les situations problématiques (handicap psychique, situations complexes, situations d’incasabilité, etc.) mais aussi sur les réponses territoriales (analyse nationale des schémas d’organisation sociale et médico-sociale). Un premier doctorat à visée professionnelle est envisagé et une conférence de consensus est en préparation (5).

Mais il reste à concevoir la face immergée de cet iceberg que représente la recherche sociale et médico-sociale. Celle ci ne pourra se construire à partir d’un seul pôle du champ considéré : la recherche sociale et médico-sociale, si elle se structure un jour, n’appartient pas aux laboratoires de recherche qui traitent, de manière occasionnelle ou permanente, d’une partie de la question sociale. Elle n’appartient pas non plus aux centres de formation des métiers du social. Elle n’appartient pas plus à ceux (Etat, collectivités, ONG) qui sont chargés ou qui se chargent de répondre aux besoins sociaux. Elle n’appartient pas non plus aux professionnels. Elle n’appartient pas aux usagers même s’ils revendiquent à juste titre d’être considérés comme des citoyens à même de donner leur avis sur des politiques qui les concernent.

Une nécessaire réflexion interministérielle

En revanche, elle appartient à tous, et tous doivent contribuer à en définir les méthodes et les programmes, en fonction des attendus de connaissances d’un tel champ de recherche. Les questions de méthode et de contrôle de la validité scientifique des résultats devront se conformer aux canons de l’Université et de la recherche scientifique internationale. Il sera nécessaire que se multiplient des revues à comité de lecture (comme la revue Alter), mais celles-ci devront être en convergence avec les revues du champ de la santé publique sans comité de lecture mais dans lesquelles s’expriment les acteurs du secteur.

En tout état de cause, il ne faudrait pas s’appauvrir des différentes approches disciplinaires qui explorent ce champ, et plutôt penser les formes complexes de la recherche interdisciplinaire dans le champ des politiques de santé publique en fonction des besoins de connaissance partagée des situations problématiques et des réponses à y apporter.

Ce chantier mériterait une réflexion et une organisation interministérielles, en copilotage avec les collectivités territoriales, les agences nationales et l’Université. Il manque aujourd’hui une direction nationale de la stratégie et de la prospective en action sociale et en santé publique. »

Contact : jbarreyre@gmail.com

Notes

(1) Forme grecque de compréhension pratique d’un problème concret, si bien esquissée par Jean-Pierre Vernant. « Métis » a la même racine étymologique que « tissage » et « tissu », et renvoie aux états complexes.

(2) Publié en 1995 par les éditions Bayard, sous la direction de Jean-Yves Barreyre, Brigitte Bouquet, André Chantreau et Pierre Lassus, il a été réactualisé en 2006 sous la direction des deux premiers – Voir ASH n° 2477-2478 du 10-11-06, p. 50.

(3) Voir ASH n° 2691-2692 du 14-01-11, p. 25.

(4) Centres régionaux pour l’enfance et l’adolescence inadaptées et observatoires régionaux de la santé.

(5) Voir ASH n° 2728 du 14-10-11, p. 28.

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