Recevoir la newsletter

Briser la spirale de l’échec

Article réservé aux abonnés

Dans les Ardennes, l’équipe du CEP de Bazeilles accompagne une soixantaine de jeunes garçons en échec scolaire complet et en forte difficulté relationnelle. Son objectif : leur apprendre un métier et leur donner un cadre éducatif qui les aide à se resocialiser.

Derniers jours de beau temps dans l’est de la France avant l’arrivée de l’automne. Dans le jardin, Kevin M. (1), 14 ans, taille un conifère en nuage, tandis que James F., 15 ans, vidange une Renault Clio dans l’atelier de réparation automobile. Plus loin, à l’atelier dédié à l’apprentissage de la peinture, Frédéric C., 16 ans, s’applique à poser une frise à motifs sur un mur. Chacun s’affaire à sa tâche, sous l’œil attentif d’un éducateur technique. L’enfance à peine quittée, Kevin, James et Frédéric apprennent déjà un métier au sein du centre éducatif et professionnel (CEP) de la ville de Bazeilles (Ardennes) (2), où ils ont été envoyés après avoir mis en échec l’Education nationale.

Cet établissement, qui existe depuis 40 ans, accueille, en internat ou en externat, 66 jeunes âgés de 14 à 18 ans – uniquement des garçons – placés par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Ils y suivent un enseignement afin d’obtenir un certificat de formation générale d’installateur thermique et sanitaire, de poseur de menuiserie et agencement intérieur, de mécanicien automobile, de peintre en bâtiment, d’ouvrier du paysage ou de maçon. « Ces adolescents sont non seulement en échec scolaire complet – ils ont généralement été exclus de plusieurs établissements – mais ils ont aussi des problèmes comportementaux et relationnels, notamment avec leurs parents. L’objectif du CEP n’est pas seulement de leur enseigner un métier, mais aussi de les aider à se reconstruire », explique Julien Roth, directeur général de la Sauvegarde des Ardennes et ancien directeur du CEP.

Pour atteindre cet objectif, les professionnels de l’établissement (18 éducateurs spécialisés ou moniteurs-éducateurs en équivalent temps plein, 6 enseignants ou éducateurs techniques, 4 éducateurs scolaires ou faisant fonction et un éducateur sportif) travaillent sur un concept global d’accompagnement combinant approche éducative, remobilisation scolaire, formation diplômante et travail avec les parents. « Les problèmes de comportement en classe sont souvent le résultat d’une défaillance de l’autorité parentale, éclaire Julien Roth. Sans ce cadre éducatif, un enfant n’est pas capable de suivre les règles imposées par le système scolaire et par la société. Apprendre pour apprendre est un exercice impossible pour quelqu’un à qui l’on n’a pas inculqué la contrainte. Or un jeune qui doit se rendre à l’école et qui n’apprend pas est démobilisé, frustré, puis vexé, et finit par se mettre en colère, par provoquer des problèmes, tout simplement parce qu’il a besoin d’exister. »

Eviter des placements plus lourds

C’est le cas de Toni B., 14 ans, arrivé à Bazeilles en septembre dernier. Il vivait à Saint-Quentin (Aisne) avec sa mère (3). « Quand je lui disais que je n’avais pas envie d’aller à l’école, elle me répondait : “Tu fais comme tu veux.” De toute façon, quand j’étais en cours, mon but était de me faire virer dans les trois premières minutes. » Tant bien que mal, ce petit hyperactif a été scolarisé jusqu’en classe de 6e. L’assistante sociale de l’ASE qui le suit a estimé qu’il avait les moyens d’entreprendre une formation professionnelle s’il était accompagné sur le plan éducatif, et l’a orienté vers le centre. Sans cette intervention, devenu oisif, Toni B. aurait pu peu à peu sombrer dans la délinquance. En ce sens, le CEP est un outil de prévention des placements plus lourds, en centre éducatif fermé ou en centre éducatif renforcé, par exemple. Toni a suivi le cheminement établi par Radouane Harrar, le directeur du centre de Bazeilles : « Notre démarche de préadmission permet au jeune de se rendre compte qu’il peut rejouer son parcours au CEP. » Le directeur et la psychologue ont ainsi reçu Toni et sa mère pour un entretien de deux heures. « Nous lui avons expliqué que ce qui nous intéresse, c’est ce qu’il va faire au centre, pas ce qu’il a fait avant. Nous lui avons fait comprendre qu’il n’était pas nul, qu’il a au contraire un potentiel et qu’ici il peut le mettre à profit positivement. » L’entrevue s’est close par une explication du fonctionnement de la structure – sciemment, il n’y a pas eu de visite des locaux. C’est l’objet d’un deuxième rendez-vous, qui doit être sollicité par le jeune et sa famille. « Dans 95 % des cas, notre présentation met l’ado en appétit, car il comprend que les professionnels du CEP ne sont pas là pour le juger et qu’il ne s’agit pas d’un établissement “sanction”. »

Quand Toni B. s’est décidé à entrer au CEP, il a été inscrit sur une liste d’attente. Chaque année, Bazeilles accepte 25 nouveaux jeunes, en proportion avec le nombre des sortants du CEP – autrement dit, des garçons diplômés à la fin de l’année. « Ici, il n’y a pas de durée établie à la prise en charge des jeunes. Ils restent aussi longtemps que leur formation professionnelle le nécessite – sauf pour les jeunes PJJ, qui ne sont malheureusement plus acceptés passé l’âge de 18 ans. En moyenne, les jeunes mettent trois ans pour obtenir un diplôme équivalant au niveau V de l’Education nationale. Même si ce titre professionnel n’est pas l’objectif premier de la prise en charge du CEP, c’est un levier déterminant pour la normalisation de leur parcours d’insertion sociale et professionnelle », affirme Radouane Harrar.

A la rentrée, Toni B. s’est installé dans une chambre double de l’unité UV1, destinée aux nouveaux arrivants. Au fil de son séjour dans le CEP, il déménagera successivement dans l’unité UV2 ou dans celle des Ballons et, quand il sera plus âgé et en cours de formation professionnelle, il pourra être envoyé dans l’unité de vie Palatina 1 de Sedan, à quelques kilomètres du siège. Enfin, quand il approchera de la majorité, et si les éducateurs le jugent prêt à se responsabiliser, il pourra intégrer l’un des trois appartements indépendants du centre-ville de Sedan. « Nous travaillons progressivement l’autonomie des jeunes qui seront amenés à se retrouver seuls par la suite. Un interne pourra déménager au maximum quatre fois au fil de son parcours ; il se sent ainsi grandir », déclare Christophe Treunet, chef de service éducatif.

Une phase de remobilisation scolaire

Assigné depuis son arrivée au pôle « évaluation et pédagogie active » (EPA), Toni doit suivre et accepter petit à petit les exigences du règlement intérieur, et la vie en communauté. Le temps passé dans chacun des pôles peut varier de trois à dix-huit mois dans le cadre du projet éducatif personnalisé de chaque jeune. L’EPA est la période centrée sur la remobilisation scolaire. Par groupes de trois ou quatre, les garçons suivent trois heures de cours par semaine et participent à des activités manuelles, telles la forge ou la poterie, « pour leur donner envie de créer et de construire ». Ce n’est qu’une fois stabilisés qu’ils peuvent passer au pôle de préprofessionnalisation, qui va les amener à opter pour un métier. Outre la poursuite de l’approche scolaire et technique, ils peuvent choisir deux ateliers pour effectuer une période d’essai – les plus populaires étant « ouvrier du paysage » et « maçon », et le moins prisé « installateur thermique et sanitaire », qui exige de bonnes notions en géométrie et en calcul. Au terme de cette période vient l’étape du pôle « formation professionnelle ». « Les six métiers que nous proposons sont variés et porteurs d’emploi. Mais ce qui est intéressant pour ces jeunes qualifiés d’“incasables”, c’est la démarche éducative. A travers l’acquisition de compétences pratiques et théoriques, s’ébauche une maturation personnelle. Ce processus les amène de façon presque insidieuse à un comportement normalisé, à une motivation pour apprendre et à des résultats aux examens très positifs », note Julien Roth. En juin 2011, en effet, 92 % d’entre eux ont obtenu leur titre professionnel (la présentation aux épreuves ne se faisant que lorsque les éducateurs techniques jugent les résidents prêts).

Une pédagogie adaptée

Assis derrière son pupitre, le téléphone portable dans une main, Toni B. suit – plus ou moins – le cours de maths dispensé par Sandy Jelu. Au programme : la multiplication de deux nombres décimaux. Exemple : 456,79 x 345,67. Un des trois élèves de la classe s’avance au tableau pour faire l’opération. Le niveau est particulièrement faible. « Il faut que vous sachiez le faire, insiste Sandy Jelu. Les maths sont partout. Un patron n’attendra pas que vous sortiez votre calculette. » Pour l’aider à progresser, l’éducateur scolaire établit un projet individualisé pour chaque jeune. « On ne travaille pas selon un programme mais selon leurs capacités. Le fait de travailler presque en tête à tête, à leur rythme, permet d’obtenir des résultats. »

Du brouhaha s’échappe de la pièce voisine, dans laquelle Stéphane Latour, éducateur scolaire du pôle EPA pour le français et les sciences de la vie, s’attelle aux évaluations. « Je leur fais faire des petites dictées pour connaître leur niveau. En général, les conjugaisons posent le plus de problèmes. Pendant l’année, je revois avec eux le présent, le passé et le futur, pas plus car c’est trop complexe. Pour les sciences de la vie, j’aborde toujours les thèmes avec des supports vidéo ou des maquettes pour attirer leur attention. En histoire, je traite essentiellement de la guerre et du nazisme, qui choquent et les interpellent. Il faut qu’ils accrochent et que les sujets soient brefs car ces jeunes ont des problèmes de concentration sur la durée. Je les interroge régulièrement, mais les contrôles ne sont pas trop compliqués, le but n’étant pas de les plomber, mais qu’ils aient de bonnes notes afin de flatter leur ego. »

« Ce sont des accidentés de l’Education nationale, renchérit Joël Bougeard, éducateur scolaire auprès des jeunes en formations professionnelles “peintre en bâtiment”, “maçon” et “mécanicien automobile”. Il y a de vrais traumatisés, certains sont dans le refus total d’apprendre. Alors nous nous fixons des ambitions modestes, mais qui paient. J’adapte mes leçons en fonction de ce qu’ils apprennent avec leur éducateur technique : faire des calculs de surface, utiliser un compas… Et le vendredi, je leur demande d’écrire un bilan de leur semaine de travail, ce qui permet de faire indirectement une leçon de français. Mais la scolarité au CEP n’est ni pesante ni obligatoire. Par exemple, mon groupe de jeunes “maçon” est parti en chantier pour la semaine et n’a pas cours, il y a une très grande souplesse. » L’horloge sonne. « Faut qu’on aille au sport », lance Jérémie, qui s’empresse de quitter la salle. Trois heures par semaine, toujours par petits groupes, les jeunes se défoulent au foot, au basket, au badminton, au tir à l’arc, à la boxe éducative, etc.

Dans l’atelier « installation thermique », c’est l’effervescence : un conflit vient d’éclater entre deux jeunes. En effet, en accueillant dans un même lieu plus de 60 jeunes « difficiles », le CEP n’est pas à l’abri de la violence. Les garçons : « Y a des bagarres, mais moins qu’à l’école ! Enfin si, on bizute les nouveaux ! » « Dans les ateliers, qui accueillent au maximum dix jeunes, il y a quelques jeunes recrues qui pensent plus à jouer qu’à travailler, explique Raynald Beauvois, éducateur technique. Là, un “ancien” a construit un système de tuyauterie et un petit de 14 ans a tout détruit pendant qu’il s’était absenté. Il faut savoir gérer ça. » Gérer aussi le fait que ces jeunes parfois impulsifs ont à disposition une multitude d’outils saillants… « Nous les sensibilisons aux précautions d’utilisation des tronçonneuses, des débroussailleuses, et on les autonomise. C’est un vrai pari, mais il faut bien qu’ils utilisent les outils appartenant aux réalités des métiers qu’ils apprennent. »

Une autre petite rixe débute dans l’atelier « peintre en bâtiment ». David, Victor et Bastien se battent à coups de rouleaux peinturlurés. Ils ont cassé la machine à décoller le papier peint et chacun rejette la faute sur l’autre. Cela n’ira pas plus loin. Au CEP, on recadre les débordements en prenant les jeunes à part, en les faisant réfléchir aux conséquences de leurs actes. Il peut néanmoins arriver qu’une mainlevée du placement soit demandée si un résident est démotivé, trop souvent absent et qu’il met en échec tout ce qui est mis en œuvre, nuisant ainsi à l’équilibre de l’édifice collectif.

Mais la plupart du temps, exercer au sein de l’établissement apporte plus de satisfactions que de désagréments. Michael Delville, éducateur technique responsable de l’atelier « ouvrier du paysage », s’enorgueillit des progrès de Kevin M. « On n’en fera peut-être pas un jardinier demain, mais je suis persuadé qu’il se servira de ce qu’il a appris ici d’une façon ou d’une autre. » D’ailleurs, que deviennent les jeunes passés par Bazeilles ? « Nous perdons souvent leur trace à l’issue de la formation, car quand ils quittent les lieux une nouvelle page de leur vie s’ouvre. On sait néanmoins qu’un jeune sur deux est inséré professionnellement à la sortie. Parfois, on entend parler d’eux dix ans après leur séjour, quand ils reviennent nous voir pour nous dire qu’ils ont réussi dans la vie… »

Des unités de vie « familiales »

A partir de 16 heures, les activités scolaires et professionnelles s’achèvent et les 49 internes prennent leur goûter à l’étage du bâtiment principal, avant de pouvoir retourner dans leurs chambres. L’équipe socio-éducative prend alors le relais pour leur proposer des activités sportives, manuelles, des jeux de société ou du billard. Elle emmène de temps en temps un groupe à l’extérieur, comme récemment à un match de football au stade de Sedan. Les jeunes peuvent aussi en profiter pour consulter le psychologue de l’établissement. « François Leluc a la spécificité de démystifier son rôle en utilisant le support guitare pour entrer en relation. J’ai déjà vu des jeunes faire la queue devant son bureau pour lui parler ! », s’étonne Christophe Treunet. Par choix « stratégique », chaque unité de vie compte trois travailleurs sociaux : deux hommes et une femme. « Comme un couple de parents, ils ont une approche différente. Et les ados ont moins de provocations physiques envers les femmes, analyse le chef de service. Notre force, ici, c’est le cadre sécurisant à travers la présence permanente de l’adulte. Par exemple, après le petit déjeuner, nous les accompagnons jusqu’à leur salle de cours. Pareil à midi. C’est difficile à vivre pendant leurs trois premiers mois, mais une fois ce cap franchi, ça se passe bien. Le plus dur est d’arriver à les faire se coucher à 22 heures ! Au fur et à mesure, c’est ritualisé, et avec le groupe, ils arrivent à retrouver un rythme. »

Le week-end, tous ces jeunes rentrent dans leur foyer auprès de leurs parents. « Ceux-ci sont souvent dépassés, mais ne se désintéressent pas de l’avenir de leur enfant. Quand leur fils pose ses valises au CEP, ils sont plutôt rassurés d’avoir trouvé un endroit d’où il n’est pas viré. Quand il rentre chez lui, les parents observent généralement une évolution positive dans son comportement et une remobilisation. Il faut dire que la coupure dans la relation sur la semaine est bénéfique : un manque se crée et le jeune a des choses à raconter en arrivant. Il est alors vu différemment, et on entre dans une spirale vertueuse », analyse Radouane Harrar.

Il existe une quarantaine de CEP – avec leurs particularités, leurs organisations, leurs recrutements et leurs formations professionnelles – qui accueillent près de 3 000 jeunes sur le territoire. Mais celui-ci est particulièrement mal maillé et les centres ont plutôt tendance à fermer qu’à se multiplier. « Pourtant, nous avons fait nos preuves ! Les CEP sont à peine connus des autorités de tarification, et encore moins du gouvernement, qui s’entête à créer de nouveaux dispositifs pour les exclus du système scolaire ou des structures répressives au détriment de l’amont », regrette Julien Roth, directeur général de la Sauvegarde des Ardennes, qui travaille depuis 2006 sur une reconnaissance des centres éducatifs et professionnels à travers une labellisation (4).

L’établissement de Bazeilles n’abandonne pas pour autant les projets. « Nous analysons les besoins en termes d’accueil de jeunes filles avec les services sociaux, l’Education nationale et la Région. Cela n’a jamais été la parité au CEP car il y a de toute façon davantage de garçons décrocheurs mais, il y a dix ans, nous avions accueilli des filles dans une formation vente. » Enfin, dans le cadre d’un dossier de renouvellement de réhabilitation, le directeur général a demandé une augmentation du nombre de places d’internes pour répondre à la demande interrégionale.

Notes

(1) Les identités des mineurs ont été modifiées.

(2) Centre éducatif et professionnel : 1, rue de Vassoigne – 08140 Bazeilles – Tél. 03 24 27 75 90 – cep08@sauvegarde08.fr.

(3) Le CEP reçoit des jeunes de sept départements : Aisne, Ardennes, Marne, Haute-Marne, Meurthe-et-Moselle, Meuse et Moselle.

(4) Voir ASH n° 2650 du 12-03-10, p. 24.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur