« Je m’engage à adhérer au fonctionnement intergénérationnel. Je m’engage à participer aux diverses animations pour vivre dans un climat de convivialité. » Dans les bureaux du bailleur Espacil, à Rennes, un couple s’apprête à repartir avec la clé de son nouvel appartement. Une fois le contrat de bail paraphé, ils ont signé la charte de fonctionnement intergénérationnel qui leur ouvrira les portes de la résidence Simone-de-Beauvoir.
Le groupe de huit immeubles, situé dans le centre-ville de Rennes, attire l’œil : une majestueuse caserne du XIXe siècle, des constructions neuves et colorées, un square pour les enfants. Les époques s’y croisent, mais l’ensemble est harmonieux. Ici se côtoient 159 logements en accession privée ou aidée, 107 logements sociaux, attribués aussi bien à des personnes âgées qu’à des familles et à des étudiants infirmiers ou travailleurs sociaux, et huit studios. On y trouve aussi plusieurs structures sociales : un service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) pour personnes dépendantes psychiques – géré par l’association Espoir 35 –, des appartements pour habitants en situation de handicap, et un accueil de jour Kerélys pour un public âgé et désorienté. Le tout à proximité immédiate d’une maison de quartier, d’une halte-garderie, de cabinets médicaux et d’un restaurant associatif baptisé Fourchette & Cie. Le projet au cœur de ce lieu particulier : créer et entretenir une dynamique intergénérationnelle.
L’idée qui a présidé à la réalisation de l’espace Simone-de-Beauvoir est d’abord politique. En 2000, Espacil et Argo (1) – une association créée par le bailleur pour gérer ses établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) – répondent à un appel d’offres de Rennes Métropole, la communauté d’agglomération rennaise. Celle-ci souhaite réhabiliter une ancienne caserne militaire dans le cadre d’une zone d’aménagement concerté fondée sur un projet de mixité sociale. Le lieu est idéal : proche du centre-ville et des commerces, au pied du métro et un peu clos sur lui-même. « L’idée sous-jacente était la prévention de l’exclusion et le maintien à domicile de la population senior de la ville, souligne Brigitte Rault, coordinatrice de la structure Espacil à domicile, qui gère les services associatifs d’Espacil. En tant que bailleur social, cela nous intéressait d’imaginer un lieu répondant à la fois aux problématiques des personnes âgées, des familles monoparentales et de gens avec des profils de santé particuliers. » Mais le projet est lent à sortir de terre, et les logements et équipements ne sont livrés qu’en 2009 et 2010. « Il a fallu construire un concept qui n’existe nulle part ailleurs, poursuit Brigitte Rault. Nous avons établi des règles spéciales d’attribution de logements HLM en fonction de l’âge, et avons beaucoup réfléchi à l’accessibilité. Par exemple, nous avons fait en sorte que de tout appartement une personne assise puisse voir à l’extérieur. »
Le caractère intergénérationnel de Simone-de-Beauvoir repose sur un concept qui a le vent en poupe. Martine Aubry et Roselyne Bachelot sont d’ailleurs déjà venues visiter la résidence. « On met ce nouveau type d’habitat en avant, constate Gaëtan Deschamps, résident handicapé en fauteuil. Mais on bénéficie tous de la qualité du projet, de la récupération et de la réappropriation d’un lieu calme et sûr. L’espace et son projet sont bien identifiés. A la supérette du coin, dès que j’entre, on me propose de l’aide pour mes courses, ce qui n’est pas le cas partout. » L’intergénération n’est cependant pas une idée neuve. On peut même dire qu’elle existe presque dans chaque immeuble. « Sauf que, la plupart du temps, les gens ne se connaissent pas et ne se disent pas forcément bonjour », relativise Brigitte Rault. Une récente enquête a rappelé que près d’un Français sur dix souffre de grande solitude (2). Pour passer du discours à la réalité, Espacil et Argo ont donc voulu que la dynamique d’interaction entre les générations soit portée par un lieu, le restaurant Fourchette & Cie, et une coordinatrice, Béatrice Chancereul.
Dans la salle spacieuse et vitrée du restaurant de la résidence, cette dernière a étalé ses papiers sur un coin de table. Elle discute avec un habitant, tout en faisant signe de la main à un autre, qui passe dans la rue. Employée à mi-temps, la coordinatrice a pour mission de développer la convivialité, de favoriser le lien social, l’entraide et l’échange de compétences entre les générations, au sein de Simone-de-Beauvoir. Son salaire ? « Ce sont tous les habitants qui paient. Le développement du lien social fait partie de leurs charges communes, soit 6 à 7 € par mois environ », explique-t-elle. Infirmière de formation, travaillant le reste du temps pour Espacil, c’est elle qui soutient toute action qui pourra favoriser les occasions de rencontres entre les habitants. Elle aussi qui tente d’instaurer un partenariat entre toutes les structures professionnelles intervenant dans la résidence.
Ce lundi soir de septembre, justement, se tient le comité mensuel des habitants. Béatrice Chancereul a envoyé les invitations via une liste de diffusion et glissé des mots dans les boîtes aux lettres. Le noyau dur, constitué d’une quarantaine de foyers, est fidèle au rendez-vous. « Ici, l’intergénérationnel n’aurait pu rester qu’un concept, mais les résidents s’en sont emparés et le font vivre, affirme l’un d’entre eux, Juvénal Quillet. Ce sont les habitants qui ont pris la décision de se constituer en assemblée générale et de se réunir une fois par mois. » Chaque mois, donc, ils décident des actions à venir. Un après-midi de contes organisé par les plus vieux pour les plus jeunes, une exposition photo, une sortie botanique, des soirées cinéma dans la maison de retraite voisine, une fête de la musique, une soirée gastronomie et poésie, une expédition à un festival… Tous les étudiants logés dans la résidence se sont ainsi engagés à organiser une action ou une animation.
La réunion des habitants se tient à Fourchette & Cie, le cœur intergénérationnel de Simone-de-Beauvoir. Le restaurant, ouvert toute la journée du lundi au vendredi, est géré par l’association Argo. « C’est un lieu de rencontres, d’échanges et de convivialité facile d’accès pour ceux qui sortent peu, déclare la coordinatrice. On y sert une restauration bio, locale et équitable, car l’éducation au bien-manger fait aussi partie de notre projet. Les personnes âgées et seules peuvent venir y acheter des plats à emporter. » Les résidents de l’accueil de jour Kerélys viennent quotidiennement y chercher leurs repas. Pour les habitants qui le souhaitent, on y livre aussi des paniers de produits fermiers. Le midi, le lieu est envahi par les Rennais qui travaillent aux alentours. L’après-midi, s’y succèdent séances de Scrabble, cours de langues, bistro-mémoire ou simplement pause-café. « Les gens viennent, sans se sentir obligés de consommer, précisent Lydie Havy et Michel Poder, qui s’occupent du lieu. Nous ne nous situons pas dans une relation systématiquement commerciale. »
Les animations partagées rompent la solitude dont souffrent certains habitants, mais l’objectif de la dynamique intergénérationnelle n’est pas d’organiser des loisirs. « Nous ne faisons pas de l’animation, rectifie Béatrice Chancereul. Nous ne sommes pas une bibliothèque, mais nous pouvons proposer un échange de livres entre voisins qui débouchera sur une soirée-débat. Les actions, fondées sur les souhaits et les savoir-faire des habitants, sont des prétextes à créer des relations et une meilleure estime de chacun. » Philippe C. a choisi d’habiter la résidence pour son projet intergénérationnel et son « plus » relationnel : « Dans le contact direct, les problèmes trouvent plus facilement leurs solutions que par les conseils à distance. Je vais, par exemple, proposer à mes voisins que nous nous groupions pour payer moins cher notre facture de téléphone et d’Internet. Bien vivre ensemble, ce n’est pas seulement s’amuser mais mieux vivre individuellement, en se rendant mutuellement des services. » Pour la coordinatrice, la convivialité prépare le terrain à la confiance mutuelle : « On se rencontre, on s’apprécie, et après on va plus loin. Une femme en accompagne une autre à une consultation d’hôpital. Un homme emmène voter sa voisine handicapée. »
Le projet vise également à favoriser la coopération entre les structures professionnelles de la résidence. D’autant que leur proximité géographique raccourcit entre elles les canaux de communication. La maison de quartier, présente sur l’espace Simone-de-Beauvoir, a ainsi axé son projet principal sur le jeu entre les âges : « Nous organisons des “soirées du jeu” ouvertes à tous et, régulièrement, nos animatrices se déplacent avec des jeux géants dans les locaux de Kerélys et du SAVS Espoir 35 », indique sa directrice, Dominique Bouin. Avec ces deux organisations, les ponts se sont d’abord créés autour de mutualisations logistiques. « Nous avons passé une convention pour organiser nos ateliers de danse africaine dans les locaux de la maison de quartier, raconte Cédric Lavenu, directeur des établissements d’Espoir 35. Ces collaborations régulières rassurent nos usagers, chez qui la peur de l’autre est récurrente. Elles favorisent la vie en semi-collectivité, tout en préservant l’intimité. » Elles profitent aussi à l’association pour laquelle les étudiants de la résidence constituent un réseau de bénévoles potentiels. Autre exemple : chaque mois, les enfants de la halte-garderie partagent une activité ou un goûter avec les résidents âgés de Kerélys. « Ce sont des moments que nos usagers apprécient beaucoup, souligne Nadine Salliot, directrice de l’accueil de jour. Ils font l’effort de continuer à se mettre à portée d’autres. »
La coordinatrice travaille aussi en partenariat avec l’agent de médiation du bailleur social, présent sur le site, ne serait-ce que pour régler les conflits de voisinage, qui existent ici comme partout ailleurs. Elle a également noué des relations avec le centre départemental et le centre communal d’action sociale par le biais de leur commission senior, et avec les services d’aide à domicile du secteur. « Béatrice Chancereul organise à Fourchette & Cie un déjeuner régulier et informel entre professionnels, raconte Annie Legavre, conseillère sociale en gérontologie au conseil général. Cela me permet de connaître leurs actions et de les proposer aux personnes âgées isolées du quartier que je rencontre par ailleurs. » A Simone-de-Beauvoir, on imagine la dynamique intergénérationnelle comme un moyen de faire se rencontrer les solidarités institutionnelles et individuelles. « Nous nous interrogeons sur la manière dont il serait possible d’alimenter les travailleurs sociaux par des informations qui dépassent leur champ d’intervention. Par exemple, comment les aider à repérer les personnes isolées ? Dans le respect du secret professionnel », précise-t-elle. Illustration avec l’histoire d’un habitant dont le fauteuil roulant était en panne : « L’assistante sociale a fait ce qu’elle a pu mais ne pouvait pas l’aider. Un habitant, parce qu’il s’est débrouillé sur Internet et qu’il a fait marcher son réseau, a réussi à trouver l’argent et à faire remplacer le moteur du fauteuil. On peut le regretter, mais la baisse des solidarités publiques nous oblige à en inventer de nouvelles, une sorte de solidarité civile. » La convivialité créée lors des actions intergénérationnelles incite les uns et les autres à s’ouvrir davantage. « Les politiques, les travailleurs sociaux ne peuvent atteindre ce niveau d’intimité, estime Juvénal Quillet, un habitant. C’est un atout pour trouver une cohérence d’interventions entre l’espace public, l’espace partagé et l’espace privé. »
Tout n’est cependant pas idyllique à Simone-de-Beauvoir. Au comité des habitants, quelques voix déplorent, entre autres, que la présence aux réunions de « ceux d’en face » se fasse trop rare. En face du restaurant, c’est le bâtiment d’accession privé, détenu à 65 % par des investisseurs. Ceux-là n’informent pas toujours leurs locataires de la démarche intergénérationnelle de Simone-de-Beauvoir. La charte d’engagement à participer aux actions n’étant signée que par les locataires des HLM. « Au début du projet, les représentants des investisseurs étaient carrément contre l’aspect intergénérationnel, selon eux trop cher et trop contraignant, soupire Béatrice Chancereul. Puis ils se sont inclinés. » Mais la convention de gestion du site par l’association Argo n’a été signée que pour trois ans. Personne ne sait ce que l’avenir réserve ensuite.
Une autre question soulevée par le projet est l’investissement des habitants. « Quand les actifs rentrent chez eux, ils ont souvent autre chose à faire que de participer à des animations, note François Lavoine, stagiaire Dejeps (3) auprès de la coordinatrice. Et les réunions ont souvent lieu en fin d’après-midi, ce qui ne les avantage pas. » Faut-il d’ailleurs chercher à impliquer tout le monde ? « Ce n’est pas mon but, répond Béatrice Chancereul. Certains me disent qu’ils n’aiment pas la collectivité mais qu’ils en auront peut-être besoin un jour. Je respecte cette position. » Les éléments moteurs des actions sont vraisemblablement ceux qui ont le plus besoin de lien social. « Et ceux qui ne joueraient pas le jeu ? Ça n’a aucune importance, assure Juvénal Quillet. Il n’y a pas de passagers clandestins. Les plus dynamiques irradient sur les autres. Le don n’appelle pas forcément un contre-don. Et puis l’intergénérationnel, cela ne signifie pas seulement que les jeunes soient disponibles pour les vieux ! »
Cet appel au bénévolat est pourtant souvent sous-entendu dans les initiatives intergénérationnelles, qui naissent surtout des préoccupations des institutions face à l’allongement de l’espérance de vie de la population. Les bailleurs sociaux aussi ont compris que penser le vieillissement allait sous peu devenir l’une de leurs obligations. Les dynamiques intergénérationnelles semblent donc être un élément de réponse, à la fois pour faciliter le maintien à domicile des personnes âgées et pour lutter contre leur isolement. « Pourtant, l’intergénérationnel, c’est aussi comprendre et accepter les différences de rythmes et de préoccupations des uns et des autres – y compris des jeunes ! – et intégrer les disparités de ressources économiques selon les âges. Le véritable enjeu, c’est un vivre-ensemble plaisant à ces conditions », ajoute l’habitant, très investi.
A 20 heures, un apéritif détendu sonne la fin du comité des habitants. Sur une table, à côté des verres et des biscuits à grignoter, une petite boîte est accessible où chacun glisse sa participation financière à ce petit buffet. « Pour nos actions, nous fonctionnons avec un budget de… zéro euro, grimace Béatrice Chancereul. Déjà que ma rémunération était une question compliquée… » Même chose pour le restaurant Fourchette & Cie, qui a été un investissement lourd. « Il ne fonctionne normalement qu’avec les recettes des repas servis. Mais ce n’est pas suffisant, poursuit la coordinatrice. Pour le moment, Espacil et Argo le soutiennent financièrement, mais ce n’est pas viable à long terme. » Impossible, pourtant, d’imaginer que ce lieu, central dans le projet, disparaisse. « Ce mélange entre contraintes économiques et action sociale met une pression », reconnaît François Lavoine. Pour certains, il faudrait imaginer un fonctionnement plus léger et économique. « La dynamique intergénérationnelle est louable, mais très centralisée : tout doit toujours se faire à Fourchette & Cie, déplore un intervenant. Pourquoi n’organise-t-on pas des événements une fois chez l’un, une fois chez l’autre, comme dans un vrai partenariat ? »
Pour l’équipe qui gravite autour de Simone-de-Beauvoir, il s’agit aussi d’éviter l’écueil du repli sur soi. « Parfois, j’ai l’impression que les gens pensent : ici, c’est la résidence pour vieux et handicapés. Qu’ils interagissent… mais entre eux ! », constate Gaëtan Deschamps, un habitant. « L’intergénérationnel est un formidable axe de travail, mais il ne peut pas être le seul, complète Nadine Salliot, directrice de Kerélys, qui accueille des personnes âgées désorientées. Nos usagers viennent justement ici pour sortir, voir autre chose, faire des activités à l’extérieur de la résidence. » Or il existe une réelle difficulté à créer de vraies dynamiques internes à Simone-de-Beauvoir sans que la structure ne fonctionne trop en vase clos. Béatrice Chancereul reste néanmoins optimiste : « C’est notre prochain objectif. Saison 1, les gens se rencontrent et tissent des liens. Saison 2, ils s’ouvrent davantage sur l’extérieur. » Justement, le comité des habitants travaille actuellement sur un projet de jardin partagé. « Pour le gérer, nous allons monter un collectif qui dépasse les limites de la résidence, en invitant d’autres gens du quartier, annonce Juvénal Quillet. Il n’y a pas de raison que ce genre d’initiative crée une sorte d’égoïsme chez les habitants qui ont la chance de faire partie de ce projet. »
(1) Argo : 27, rue Anita-Conti – 56000 Vannes – Tél. 02 97 62 20 90 –
(3) Diplôme d’Etat de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport.