Le livre que vous cosignez s’apparente davantage à un cri d’alarme qu’à un ouvrage scientifique…
En effet, il s’agit d’alerter l’opinion publique sur la situation de la jeunesse, qui est un sujet très négligé. En matière d’emploi, avec un taux de 23 %, le chômage des jeunes a fortement augmenté en 2009 et reste très élevé en raison de la crise actuelle. Bien sûr, dans la plupart des pays européens, les jeunes sont plus souvent au chômage que les adultes, mais le ratio est structurellement plus élevé chez nous.
La France, dites-vous, fonctionne comme une « machine à trier ». C’est-à-dire ?
Elle est dans une situation assez extrême car elle combine une école qui reproduit, plus qu’ailleurs en Europe, les inégalités scolaires avec un marché du travail lui aussi très clivant, notamment en raison de l’importance donnée au diplôme. Il s’agit des deux étages de cette machine à trier. Cela fait que ceux qui partent dans la vie avec un handicap social ont beaucoup de mal à remonter la pente. En Espagne, à titre de comparaison, le marché du travail est aussi très clivé, encore plus que chez nous avec beaucoup d’emplois en CDD très instables. Mais à l’inverse, au sein de l’école, les résultats sont moins inégalitaires.
Scolairement, vous décrivez la France dans une situation paradoxale : le niveau monte mais les inégalités se creusent…
C’est ce que montrent les enquêtes PISA [programme international pour le suivi des acquis des élèves] menées chaque année par l’OCDE sur le niveau des élèves à l’âge de 15 ans. On mesure leur niveau dans différents domaines, dont les mathématiques, la lecture et les sciences. Or la France est l’un des rares pays où l’on observe à la fois une augmentation du nombre des très bons et de celui des très mauvais élèves, avec une part importante pour ces derniers. Et ce alors que le système scolaire français se veut très égalitaire, avec une école républicaine accessible à tous. En réalité, et ce n’est malheureusement pas nouveau, ce système produit des inégalités avec une forte reproduction des catégories sociales. L’école, en France, est conçue pour trier et orienter les élèves, et pas tellement pour s’assurer que tout le monde maîtrise réellement des connaissances de base. Le résultat est que, chaque année, 250 000 jeunes environ sortent sans diplôme du système éducatif.
Vous pointez du doigt une pédagogie verticale et la sélection par les notes…
Les pays qui enregistrent les plus grands succès en matière d’éducation, je pense notamment à la Finlande, ont un modèle d’enseignement plutôt horizontal. Au moins jusqu’en primaire, l’accent est mis sur l’enseignement en groupe, l’absence de cours magistraux et des notes souvent inexistantes. On ne commence à les introduire que plus tard et progressivement. Ces pays mettent aussi en œuvre des systèmes de soutien destinés à aider les enfants les plus en difficulté. Tout cela favorise l’apprentissage et la maîtrise des connaissances de base par tous les enfants, y compris ceux qui sont issus des milieux défavorisés.
Cette inégalité entre les jeunes non diplômés et les autres s’enracine dans ce que vous appelez l’« inégalité des capacités »…
Un certain nombre de recherches montrent que la réussite professionnelle dépend non seulement des capacités cognitives, des connaissances apprises à l’école et à l’université, mais aussi des compétences non cognitives, des savoir-être tels que la capacité à travailler avec les autres, à être persévérant, à se concentrer… Or ces capacités non cognitives sont acquises, dans la famille et à l’école, dès les premières années de la vie et jusqu’aux premières années de l’école primaire. L’école devrait donc se focaliser sur cet apprentissage de capacités essentielles pour la suite. Il faudrait développer des moyens renforcés et très ciblés pour les enfants venant des milieux défavorisés, alors que nous avons tendance à mettre en œuvre des mesures peu ciblées et financièrement trop saupoudrées.
Le fossé entre jeunes diplômés et non diplômés, en matière d’insertion professionnelle, s’est encore creusé avec la crise. Pour quelle raison ?
Lorsqu’il existe un déficit d’emplois, la machine à trier fonctionne encore plus vite et écrème davantage ceux qui ont le moins d’expérience et de qualifications sur le marché du travail. Du coup, les jeunes qui n’ont pas réussi à décrocher un diplôme souffrent le plus. L’écart de taux d’emploi entre les diplômés du supérieur et les non-diplômés était de 31 % avant la crise. Il est passé à 37 %. Et si le diplôme est indispensable pour accéder à un premier emploi, il l’est aussi pour décrocher un emploi durable et stable. La plupart des jeunes commencent par des contrats à durée déterminée, mais si ceux qui ont un diplôme finissent par décrocher un emploi à durée indéterminée, les autres restent bien souvent dans la précarité.
Les emplois aidés vous semblent-ils une solution efficace pour aider les jeunes non qualifiés à prendre pied sur le marché du travail ?
Les contrats aidés ont été mis en œuvre par différents gouvernements, surtout dans le secteur non marchand, afin de relancer l’emploi et de faire baisser les chiffres du chômage. Malheureusement, ils n’aident pas les jeunes qui en bénéficient à s’en sortir durablement. Cette expérience professionnelle ne leur est guère utile pour trouver du travail dans le secteur privé. En outre, ces contrats coûtent cher à la collectivité. Il existe aujourd’hui sept fois plus de contrats aidés dans le secteur non marchand que de places dans des dispositifs du type Ecole de la deuxième chance ou EPIDE [Etablissement public d’insertion de la Défense], qui tentent de redonner un niveau aux jeunes en décrochage scolaire. C’est dommage car l’exemple d’autres pays montre qu’il vaut mieux investir dans des formations intensives que dans ces contrats peu efficaces.
De peur d’encourager l’assistanat, la France a toujours limité au minimum les aides accordées aux jeunes. A tort ou à raison ?
C’est une autre particularité française que, pour les jeunes, il n’existe aucun filet de sécurité digne de ce nom. Sans doute par peur de ne pas être capable de contrôler ces dispositifs. Mais cette crainte comporte une grande part de fantasmes. La grande majorité des pays de l’OCDE disposant de minima sociaux les ont ouverts aux moins de 25 ans sans que cela crée de graves problèmes. Ainsi, lorsque le Canada a aligné le montant de l’allocation sociale destinée aux jeunes sur celle des adultes, il ne s’est pas produit un effondrement massif de l’accès des jeunes à l’emploi. Les jeunes n’aspirent pas à vivre des minima sociaux, mais le risque est réel pour les non-diplômés d’y rester encalminés parce qu’ils n’ont pas les moyens de trouver un emploi. C’est pour cette raison que les pays les plus efficaces dans ce domaine proposent, et même imposent, la participation des jeunes allocataires à des programmes de remise à niveau et d’insertion.
Les jeunes diplômés et non diplômés se différencient aussi sur le plan des valeurs et du rapport à la société…
Les jeunes qui n’ont pas réussi à décrocher un diplôme ont les mêmes aspirations que les autres. Ils veulent un emploi, fonder une famille, etc. En revanche, ils sont effectivement assez conservateurs sur la question des valeurs. Ainsi, ils sont plus nombreux à croire en la valeur travail et sont moins permissifs en matière de mœurs. Ils se montrent aussi plus critiques sur le fonctionnement de la société. Ils ne croient plus en sa capacité à leur offrir une chance, et décrochent notablement sur la question du civisme et de la participation à la vie politique. On ne peut d’ailleurs que déplorer le fait que les jeunes, dans leur ensemble, soient très mal représentés dans les instances démocratiques. La classe politique française est globalement assez âgée, en raison surtout du cumul des mandats, et il n’est pas étonnant que l’intérêt des jeunes, en particulier des plus défavorisés, soit assez peu pris en compte.
Il y a danger, dites-vous, à laisser un grand nombre de jeunes en marge de la société…
Il est en effet dangereux de laisser dans la nature des jeunes qui ne sont ni en emploi, ni à l’école, ni en formation. Il arrive forcément des moments où ça explose, avec un réel risque de radicalisation d’une partie de la jeunesse. On l’a vu avec les émeutes en 2005. On peut craindre aussi un risque de montée du vote des jeunes pour les partis extrémistes. L’urgence est là.
Stéphane Carcillo est économiste, maître de conférences à l’université Paris-I Sorbonne et professeur affilié à Sciences-Po Paris. Avec Pierre Cahuc, Olivier Galland et André Sylberberg, il publie cette année La machine à trier. Comment la France divise sa jeunesse (Ed. Eyrolles).