En ce mercredi soir, après avoir animé un après-midi de prévention avec le Point santé jeunes de la mission locale, Morgane Le Guen, jeune professionnelle conseillère en économie sociale et familiale (CESF), en poste à l’antenne de Cergy (Val-d’Oise) de l’association IPC, a installé son stand dans l’entrée du foyer de jeunes travailleurs de Neuville-sur-Oise. L’emplacement est stratégique : les jeunes résidents ne peuvent pas la manquer, d’autant que sa venue a été annoncée. Objectif : leur proposer de passer un examen périodique de santé (EPS). Totalement pris en charge par la sécurité sociale, sans avance de frais, ce dernier, accessible à tout assuré du régime général âgé de plus de 16 ans, consiste en un bilan de l’état de santé, établi à partir d’analyses biologiques, d’examens médicaux et d’un entretien personnalisé avec un médecin. « Souvent, l’intervention d’IPC nous sert de prétexte pour aborder les questions de santé qui provoquent une certaine réticence, glisse Ruby Dubien, technicienne en économie sociale et familiale, chargée de l’animation collective du foyer. Mais pour certains jeunes, le passage du bilan de santé fait partie du contrat de séjour. » Souriante, Morgane Le Guen salue chaque entrant, sans insister : « Je ne vais pas les forcer à écouter ma présentation s’ils ne sont pas intéressés. Comme je viens régulièrement, ils auront d’autres occasions de s’informer. » Certains sont pressés, d’autres convaincus avant même de s’asseoir, quelques-uns seulement curieux. Une jeune femme à l’air épuisé se laisse tomber sur la chaise. « Un bilan de ma santé ? Avec tout ce que j’ai dans le corps, c’est sûr que j’en ai besoin », lâche-t-elle. Mais il manque son numéro de sécurité sociale. « Je vous inscris, et vous me laissez un numéro de téléphone pour compléter le dossier ? », propose la CESF. Un jeune couple qui est passé plusieurs fois devant le stand sans oser s’asseoir décide de franchir le pas. « Le bilan de santé, c’est comme un contrôle technique : des examens médicaux pour faire le point », explique Morgane Le Guen. Le jeune homme est étudiant, la jeune fille salariée à temps plein. « Dans ce cas, je vous conseille plutôt de prendre rendez-vous dans notre centre de Paris. Tous les examens sont faits à la suite, en une demi-journée. Vous entrez pour la prise de sang et vous ressortez avec les résultats. » Bilan de la soirée : une douzaine de contacts et six inscriptions.
Chaque année, les 113 centres d’examen de santé de l’assurance maladie réalisent environ 550 000 examens périodiques de santé. S’ils sont accessibles à tous, ces examens visent en priorité les personnes éloignées du système de santé qui ne bénéficient pas d’une surveillance médicale régulière et ne s’inscrivent pas dans les dispositifs de prévention. Pour cela, l’assurance maladie les y invite par courrier, leur proposant de contacter le centre le plus proche. Le ciblage s’effectue sur des critères purement administratifs : sont concernés les chômeurs, les allocataires du RSA « socle » ou de la couverture maladie universelle (CMU et CMU complémentaire), les jeunes de 16 à 25 ans en insertion professionnelle, les sans-domicile fixe, les salariés en contrats emploi solidarité. Afin de se rapprocher de ces publics précaires, l’association Investigations préventives et cliniques, ou IPC (1), implantée dans le XVIe arrondissement de Paris et conventionnée par la sécurité sociale depuis 1975 pour réaliser des EPS, a ouvert depuis 2003 cinq antennes en banlieue et recruté des conseillères en économie sociale et familiale (CESF). Une initiative unique au sein du réseau des centres d’examen de santé.
« La démarche découlait d’une étude menée en 1998 par le CETAF [2], portant sur les multiples facteurs de la précarité, retrace Bertrand Jégo, le directeur général d’IPC. Le ciblage administratif ne paraissait pas totalement approprié : parmi les personnes retenues, toutes ne se trouvaient pas en situation de précarité, tandis que les plus exclues pouvaient passer entre les mailles du filet. » Le CETAF dote alors les centres d’examen de santé d’un nouvel outil : le score Epices (comme « évaluation de la précarité et des inégalités de santé pour les CES »). Un formulaire de 11 questions (3), chaque réponse étant affectée d’un coefficient, détermine un score allant de l’aisance sociale à la précarité. L’intérêt : le score ne recouvre pas complètement les catégories ciblées par la sécurité sociale. Mais comment faire venir ces populations dans les CES ? Parmi différentes propositions, la caisse primaire d’assurance maladie de Paris, qui finance l’association, retient l’installation d’un centre d’examen à Trappes (Yvelines), une banlieue réputée difficile. « Il s’agissait d’aller au-devant d’assurés qui ne se déplaceraient pas jusqu’à Paris, poursuit Bertrand Jégo. Logiquement, nous avons décidé de leur offrir sur place un service complet, pas seulement médical mais aussi social, ces deux dimensions étant fortement intriquées. » Au fil des ouvertures d’antennes par IPC – en 2004 à Argenteuil (Val-d’Oise), en 2005 à Mantes-la-Jolie (Yvelines), en 2007 à Cergy (Val-d’Oise), en 2009 à Nanterre (Hauts-de-Seine) –, des équipes médico-sociales sont constituées : agent d’accueil, médecin, infirmière, dentiste et CESF.
Le rôle des conseillères est triple : faire connaître l’examen périodique aux publics en situation de précarité par le biais de partenariats locaux ; proposer un bilan rapide pour chaque situation individuelle et un accompagnement court aux patients qui en expriment le besoin ; mettre en place des actions de prévention en matière de santé. Des missions qui collent parfaitement au profil des CESF, estime Catherine Turpin, responsable du service action sociale d’IPC : « Leur formation comporte de la biologie, de la diététique, de la chimie, des modules techniques sur l’équipement du logement, la cuisine… Ici, surtout, on travaille beaucoup sur le collectif. »
Chaque antenne développe ses propres partenariats. « Quand j’ai pris mon poste en 2010, j’ai pu profiter de quinze jours de doublon avec mon prédécesseur qui m’a présentée à son réseau, raconte Morgane Le Guen. Depuis, régulièrement, je puise dans les guides des associations pour démarcher d’autres structures. » Ce travail de réseau, qui occupe une bonne part de l’emploi du temps des CESF, s’appuie également sur des accords-cadres nationaux, conclus entre le CETAF et des institutions comme l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas), le Conseil national des missions locales (CNML) ou l’Union des professionnels de l’hébergement social (UNAFO). « L’impulsion nationale nous aide parfois à débloquer des contacts, affirme Catherine Turpin. Mais avec les CCAS, par exemple, ce n’est pas très satisfaisant. Les orientations restent très ponctuelles. J’attends d’avoir du recul au niveau national pour comprendre où ça coince. » L’antenne de Cergy compte parmi ses partenaires le centre d’adaptation à la vie et au travail de l’association Vivre parmi les autres, destinée à l’insertion dans le milieu ordinaire de jeunes handicapés mentaux légers ; les services de la protection judiciaire de la jeunesse ; le service d’accompagnement à la vie sociale (SAVS) pour adultes déficients visuels ou auditifs de l’association Remora ; le foyer ADEF de Pontoise, qui accueille des travailleurs migrants ; ou encore le centre d’hébergement et de réinsertion sociale La Prairie, à Saint-Ouen-l’Aumône, qui reçoit des femmes en difficulté avec leurs enfants. A Argenteuil, la CESF travaille beaucoup avec la caisse régionale d’assurance maladie d’Ile-de-France (Cramif). « Les CESF d’IPC interviennent surtout au cours des grandes réunions d’information que nous organisons pour les bénéficiaires de l’aide à la complémentaire santé, témoigne Pascale Cerisier, assistante sociale à la Cramif. A l’issue de la réunion, les personnes intéressées peuvent prendre immédiatement leur rendez-vous. Pouvoir mettre un visage et un nom sur la procédure facilite la démarche. Dans le cadre de nos accompagnements individuels, nous présentons l’EPS comme un outil pour lever les freins à l’emploi, mais aussi comme un moment pour prendre soin de soi. La gratuité et le regroupement de plusieurs spécialités sur un même site sont de bons arguments. » Dans les Hauts-de-Seine, un partenariat important lie IPC au conseil général pour les allocataires du RSA, dans le cadre du pacte territorial d’insertion. Lorsqu’ils détectent une problématique de santé, les référents uniques proposent de prendre rendez-vous avec l’association. Entre janvier et juin 2011, ce partenariat a déclenché 210 orientations. « Au total, 156 personnes se sont présentées à l’examen, dont 130 ont été mises en suivi pour un problème de santé détecté à cette occasion », complète Marie-Laure Godin, vice-présidente (UMP) du conseil général, chargée des affaires sociales.
En ce mardi matin, jour de prélèvement, tous les patients sont venus seuls – parfois, leurs travailleurs sociaux référents les accompagnent – à l’invitation de l’assurance maladie. Agnès Ngalaha, 77 ans, a apporté une liasse de radios. « J’ai fait des examens, de la kiné, mais j’ai mal à l’épaule et ça ne passe pas. C’est ça qui est primordial pour moi, insiste-t-elle. J’ai un médecin traitant, mais ici, c’est gratuit, et si je voyais tous ces docteurs ailleurs, je ne pourrais pas payer. » Un peu plus loin, assise entre une doctorante en sciences de l’information écrasée par le stress et un jeune majeur suivi par l’aide sociale à l’enfance, une jeune maman prépare un biberon pour sa fille de trois mois. « Je ne consulte le médecin que quand je suis vraiment malade, et le dentiste seulement si j’ai mal », admet-elle. Au chômage, installée dans la famille de son époux, elle confie sortir peu de chez elle. « Je ne connais personne, rien d’autre que la PMI. J’étais assistante de gestion, mais je ne trouve pas de crèche, et le travail me manque. Je me sens fatiguée, et je ne comprends pas pourquoi. » Tous sont reçus d’abord par Morgane Le Guen. En blouse blanche, la porte de son bureau fermée pour garantir la confidentialité de l’entretien, elle vérifie les informations communiquées lors de la prise de rendez-vous – notamment le prescripteur de l’examen – et détaille le déroulement de la matinée : ouverture du dossier administratif, prise de sang et recueil des urines, examen bucco-dentaire. L’électrocardiogramme et les examens paracliniques (poids, taille, tension, vue, audition…) auront lieu quelques jours plus tard. Les résultats seront commentés par le médecin du centre au cours d’une consultation, qui renverra vers le médecin traitant de la personne si des soins sont préconisés, avec un bon pour une première visite gratuite.
Dans les questions posées par les « consultants » affleure parfois la crainte du contrôle social : « Certains me demandent pourquoi ils ont reçu un courrier et pas leur conjoint. Ils veulent savoir à quoi les engage l’examen, rapporte la jeune femme. Il faut dédramatiser, prendre le temps d’expliquer, et insister sur le fait que c’est pour eux, pour savoir où ils en sont. » Sur la base d’un questionnaire socio-administratif, la CESF brosse un rapide aperçu de la situation sociale de la personne, chaque item offrant un prétexte à l’information sur les aides et dispositifs existants. « Si le patient m’annonce qu’il est en recherche d’emploi, je lui demande s’il est inscrit à Pôle emploi, s’il est indemnisé, quelles démarches il a effectuées. En discutant, je vérifie si la personne peut prétendre au RSA, à la CMU, à l’aide à la complémentaire de santé… » Sur les 18 questions du formulaire, toutes ne sont pas utiles au suivi social. Certaines servent à calculer le score Epices de la personne, soigneusement consigné dans les statistiques de l’association. L’assurance maladie a en effet fixé aux CES un objectif de 50 % de consultants présentant un score Epices supérieur à 30. Quatre fois sur cinq, l’entretien ne déclenche pas de suivi. Pour les autres, il s’agit principalement de questions de santé ou de protection sociale. Les enjeux de santé mentale apparaissent prégnants, justifiant la mise en relation des consultants avec les centres médico-psychologiques : « Les dépressions, les traitements anxiolytiques ou antidépresseurs sont fréquents », confirme le médecin de l’antenne, Stefania Bresciani. Les suivis réalisés par les CESF d’IPC restent toujours courts, et articulés le cas échéant avec les autres accompagnements déjà en place à l’extérieur. « Je peux aider une personne à monter un dossier de CMU si elle estime ne pas y parvenir toute seule, demander une aide alimentaire à un CCAS, éventuellement suivre une demande de logement social. Mais au maximum, je n’organise que deux ou trois rendez-vous avec un même consultant. »
Dernier axe du travail des conseillères : la prévention. Cette mission constitutive de l’activité des centres d’examen de santé commence dans le bureau du médecin, avec le commentaire des résultats. « Le plus fréquemment, les analyses révèlent des problèmes liés aux déséquilibres alimentaires et à la sédentarité – surpoids, déséquilibres métaboliques, résume Stefania Bresciani. Pour délivrer notre message, nous devons nous adapter au patient. Chez les Africains par exemple, le surpoids est un signe d’opulence, et il est difficile d’évoquer les risques cardiovasculaires ou articulaires. Plus généralement, anticiper sur d’éventuelles maladies suppose une gymnastique intellectuelle qui relève rarement de la priorité quand on est envahi par des préoccupations matérielles à très court terme. » A l’échelle collective, Morgane Le Guen organise également des séances sur la nutrition et l’équilibre alimentaire avec sa collègue de Mantes-la-Jolie, dans le cadre des ateliers santé-ville. Avec les missions locales de son secteur, elle élabore un projet d’atelier sur la gestion de budget. « Nous envisageons également d’organiser un cycle sur l’alimentation, à destination de nos consultants », annonce Catherine Turpin. Au programme : lecture des étiquettes, association des groupes d’aliments, courses, cuisine, échange de recettes, etc. « Malgré les apparences, cela reste notre cœur de métier : la prévention et l’accompagnement en santé publique », affirme Bertrand Jégo.
L’organisation d’IPC reste atypique dans le paysage des centres de santé. Ceux-ci se limitent généralement à l’orientation, par une infirmière ou un agent administratif, vers les structures d’accompagnement classiques. Mais l’expérience de l’association, désormais reconnue comme prioritairement destinée aux publics précaires et souvent mise en avant par la CPAM, intéresse les autres CES. Régulièrement sollicité par des visiteurs qui viennent s’enquérir du fonctionnement des antennes de l’association, Bertrand Jégo avertit : « Mettre en place des équipes médico-sociales, ce n’est pas juste du recrutement. Pour qu’elles travaillent ensemble, c’est une question de personnalités, de taille du dispositif, mais aussi de stratégie. »
Depuis février 2011, avec deux autres centres d’examen situés dans le Ve arrondissement parisien et à Bobigny (Seine-Saint-Denis), IPC participe à une expérimentation portant sur les bénéficiaires de l’aide médicale d’Etat (AME), à la demande du ministère de la Santé. « L’AME permet aux sans-papiers de se faire soigner sans avance de frais, mais pas d’accéder à la prévention et à l’examen périodique », résume Marie-France Eprinchard, médecin-chef d’IPC. L’examen périodique de santé est ainsi proposé aux bénéficiaires de l’AME lorsqu’ils viennent retirer leur carte dans un centre de la sécurité sociale, et est ouvert aux ayants-droit à partir de 7 ans.« Le contenu de la visite diffère un peu de ce qui est proposé aux assurés du régime général,précise le docteur Eprinchard. L’entretien avec le médecin permet ainsi de comprendre quels pays la personne a traversés avant d’arriver en France, et de déterminer quelles pathologies infectieuses il faut rechercher, ou s’il faut effectuer un dépistage parasitologique. » Les patients ayant subi des tortures sont orientés vers des partenaires, associations ou centres médico-psychologiques. En sept mois, IPC a organisé environ 18 rendez-vous par semaine. D’ici à 2012, les trois centres concernés devront avoir reçu 4 000 bénéficiaires de l’AME. Exploitées par le CETAF, ces données devraient permettre de dresser un état de santé des populations migrantes et de la pertinence de la systématisation d’une telle visite de prévention.
(1) IPC : 6, rue La Pérouse – 75116 Paris – Tél. 01 53 67 35 35 –
(2) Centre technique d’appui et de formation des centres d’examen de santé –
(3) Par exemple : Rencontrez-vous parfois un travailleur social ? Vivez-vous en couple ? Etes-vous propriétaire de votre logement ? Etes-vous allé au spectacle au cours des douze derniers mois ? Au cours des six derniers mois, avez-vous eu des contacts avec des membres de votre famille autres que vos parents ou vos enfants ?