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« Les bandes de jeunes ont une finalité sociale »

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Délinquantes, agressives, sexistes… Les bandes de jeunes incarnent la face sombre des cités de banlieues. Mais au-delà de cette image toute faite, quelle place occupent ces groupes de jeunes dans notre société ? Les réponses du sociologue Marwan Mohammed, qui publie les résultats d’une longue enquête sur les bandes.

Qu’est-ce qu’une bande ?

On peut la définir comme un regroupement informel d’adolescents et de jeunes adultes, presque uniquement des garçons, dans un entre-soi générationnel. Il s’agit pour eux de se retrouver entre pairs, de prendre de la distance par rapport aux adultes, mais aussi de se confronter à eux. La bande est souvent un groupe d’appartenance par défaut qui peut être constituée de sous-groupes qui ne s’entendent pas forcément entre eux. Elle a une finalité sociale, mais à la différence d’autres groupes de jeunes, elle s’inscrit dans une dynamique déviante, voire délinquante, et surtout conflictuelle avec son environnement. Ce qui produit localement des réactions assez vives avec une forte stigmatisation.

A quoi sert la bande pour ceux qui la composent ?

Objectivement, appartenir à une bande n’est pas très « rentable ». Il y a peu d’argent à gagner, pas d’avenir professionnel et souvent la prison au bout. Mais elle assure une fonction de compensation essentielle. Tout d’abord, elle permet quand même de dégager un peu de pouvoir d’achat grâce à des vols, du racket, des petits trafics. Ce ne sont pas de grosses sommes, mais ce n’est pas rien lorsqu’on vit dans des familles très modestes. La bande a aussi une fonction identitaire. Ces jeunes connaissent peu leur histoire familiale et, comme l’image que leur renvoie la société est très négative, ils ne se construisent pas sur une appartenance nationale. Ce gouffre identitaire est comblé en grande partie par l’appartenance territoriale, l’attachement surévalué à la cage d’escalier, au bloc d’immeubles. Par ailleurs, la bande apporte une reconnaissance qui induit une dépendance psychosociale chez ses membres. Enfin, elle joue une fonction infrapolitique. Il existe un antagonisme social entre ces jeunes et la société en général qui se matérialise surtout dans les relations quotidiennes avec les forces de l’ordre. C’est une guéguerre quotidienne avec des moments de colère, les émeutes, auxquels ces jeunes participent activement, sans toutefois être les seuls.

Les bandes d’aujourd’hui sont-elles semblables à celles des années 1960 ?

La société a changé et les bandes aussi. Les blousons noirs, qui dépassaient rarement le niveau de l’école primaire, intégraient rapidement un marché du travail offrant alors des emplois stables, en particulier dans l’industrie. Mais la massification scolaire et la montée du chômage ont radicalement changé la donne, et la sortie de la bande est devenue beaucoup plus difficile. L’arrivée des drogues dans les zones populaires, à partir des années 1970, a elle aussi modifié le fonctionnement social des quartiers. A cela s’ajoute l’ethnicisation des bandes. Aujourd’hui, notamment dans les espaces ségrégués de la région parisienne, les jeunes issus de l’immigration noire ou maghrébine peuvent être majoritaires, et cette dimension apparaît très fortement dans l’évaluation sociale et médiatique du phénomène. On ne parle quasiment plus que des bandes noires.

L’expérience scolaire est centrale, selon vous, dans la genèse des bandes. Pourquoi ?

Tous les jeunes appartenant aux bandes ont une expérience scolaire négative, que ce soit au niveau de leurs résultats et de leur relation avec l’institution. Bien sûr, tous les jeunes en échec scolaire ne rejoignent pas une bande. D’autres mécanismes entrent en jeu, mais le rôle de l’école est central car elle a le pouvoir de définir des objectifs sociaux et son verdict est pris au sérieux par les familles et les jeunes eux-mêmes. Tout le monde le dit : sans diplôme, pas d’avenir. Or ces jeunes comprennent très tôt, pour la plupart avant le CE2, qu’ils sont durablement décrochés. Le moment clé dans la formation des bandes se situe au début du collège, avec la maturation physique et psychologique qu’implique l’adolescence. Des groupes vont alors se former par l’agrégation de jeunes qui ont la même expérience scolaire, la même représentation négative de l’avenir et le même type d’attitude dérivant de l’ennui.

Quels sont les autres facteurs déclenchant ?

A côté de l’échec scolaire, il y a de nombreux facteurs familiaux, notamment la taille des fratries. Les jeunes issus de grandes familles sont surreprésentés. On sait que le nombre d’enfants dans une famille pèse sur le niveau scolaire et sur le destin professionnel des jeunes. Il joue aussi sur l’expérience domestique. Plus il y a d’enfants, moins les parents disposent de temps pour chacun d’eux. L’encadrement et le suivi individuel demandent une énergie énorme à des familles qui ne sont pas les mieux dotées scolairement et économiquement. Par ailleurs, la taille des fratries modifie le rapport entre espace public et espace privé. Plus l’espace domestique est saturé, plus les jeunes passent de temps dehors. Or la rue influence et éduque. Les familles en sont d’ailleurs conscientes. La plupart aimeraient habiter ailleurs ou dans des logements plus grands, mais elles ne peuvent pas pour des raisons économiques.

Les parents de ces jeunes sont souvent accusés d’être démissionnaires. Est-ce réellement le cas ?

Les cas de démission parentale existent, mais en nombre très limité et les parents paient un prix élevé les déviances de leurs enfants. La question est plutôt celle de l’autorité éducative, d’une légitimité reposant sur des éléments très symboliques : l’image que les jeunes ont de leurs parents, le comportement de ceux-ci, leur métier, leur position sociale… Or, pour un certain nombre d’entre eux, leurs parents sont délégitimés. Ils ne possèdent pas la puissance symbolique nécessaire à l’exercice d’une dominance éducative. Certains de ces jeunes en viennent à porter sur eux une sorte de regard commisératif. C’est ce que j’appelle la « délégitimation commisérative ». Il y a parfois aussi quelque chose de l’ordre du conflit. Dans certaines familles, des événements ou des attitudes ont pu être mal vécus par les jeunes. Les parents perdent alors leur autorité parce qu’ils ont déçu. Ils ne sont plus reconnus en capacité de guider. Ce phénomène de délégitimation parentale me semble assez massif aujourd’hui, et pas seulement dans les quartiers populaires. Mais dans ces derniers, l’offre de déviance est forte et cette perte d’autorité est beaucoup plus visible qu’ailleurs.

Le contrôle et la répression se sont fortement intensifiés à l’encontre des bandes ces dernières années. Avec quels résultats ?

Le principal résultat est que le nombre des jeunes incarcérés et le temps passé en prison ont fortement augmenté. Le public des bandes ne peut plus échapper à la judiciarisation. Ce qui était beaucoup moins vrai auparavant. Les forces de l’ordre étaient sans doute moins présentes et il existait une sorte de pacte implicite sur un niveau de nuisance toléré et tolérable. Il y avait peut-être aussi moins de prétendants dans un contexte où le chômage, l’échec scolaire, la précarité et la pauvreté étaient moins présents. La conséquence est que l’on a vu émerger dans les quartiers populaires des formes de délinquance nouvelles par influence de la prison. Bien sûr, on n’a pas totalement abandonné une certaine ambition éducative, mais si je prends l’exemple des Hautes-Noues, à Villiers-sur-Marne (Val-de-Marne), au début des années 1990, il y avait six animateurs permanents au sein de la maison de quartier et trois ou quatre professionnels de l’éducation spécialisée sur le secteur. Aujourd’hui, il ne reste qu’un éducateur de rue vraiment référent et les animateurs, pour ceux qui ne partent pas, se sont progressivement coupés de la rue. Quant à la maison de quartier, elle a été municipalisée pour devenir une sorte d’instrument de communication politique. En revanche, un commissariat et une police municipale armée ont été créés. Ce qui n’empêche pas que, sur le secteur, tout le monde est dépassé en ce moment par l’émergence d’un nouveau groupe très actif sur le plan des prédations.

Quelles seraient les mesures réellement efficaces pour prévenir la formation des bandes ?

Il y a beaucoup de leviers d’action à mobiliser. Pour n’en retenir qu’un, il faudrait investir massivement dans la préparation à l’école, le soutien scolaire et, plus globalement, sur la réforme de l’Education nationale. Quand je vois l’évolution actuelle du système éducatif, je ne suis pas optimiste. L’école joue à la fois sur l’engagement dans les bandes et sur les désistements : ceux qui ont un minimum de bagage scolaire s’en sortent mieux et plus vite. Une grande majorité des jeunes qui quittent les bandes vont vers le salariat, même précaire. Seule une petite partie va aller vers le trafic de stupéfiants et une délinquance plus organisée. C’est comme tout marché, le nombre de places est limité. Enfin, une minorité, les plus dépendants à l’alcool ou aux substances psychoactives, va tendre vers la « clochardisation ».

REPÈRES

Docteur en sociologie, Marwan Mohammed est chargé de recherche au CNRS. Au sein du centre Maurice-Halbwachs (CNRS-ENS-EHESS), il coordonne un séminaire sur les déviances et les nouvelles formes de contrôle social et pénal. Cette année, il publie La formation des bandes (Ed. PUF). Il a également participé à l’écriture et à la réalisation du film documentaire La tentation de l’émeute, diffusé en 2010 sur Arte.

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