Dans le cours d’un été souvent humide et au milieu du feuilleton de la crise grecque, de la possible déliquescence de l’euro et des vapeurs des marchés financiers, un petit bruit est venu ajouter à la morosité ambiante : l’INSEE a livré des données sur « Les niveaux de vie en 2009 » (1). Il en ressort, ce qui n’est pas vraiment une surprise, que le nombre de nos concitoyens qui vivent sous le seuil de pauvreté atteint 8,2 millions, avec un revenu mensuel au-dessous de 954 €, et que la moitié d’entre eux ont un revenu disponible de moins de 773 €. Au-delà de ces chiffres en valeur absolue, déjà impressionnants, ce sont les tendances qui inquiètent : le niveau de vie des 10 % des personnes les plus modestes a baissé, alors que le niveau de vie médian progresse légèrement malgré la crise de 2008. Et s’agissant de chiffres qui concernent l’année 2009, les spécialistes s’accordent pour considérer que la situation s’est fortement aggravée depuis.
Outre ces données globales, l’étude met aussi en évidence un autre phénomène : l’augmentation du nombre de personnes pauvres au sein de la population active, avec 10,1 % des actifs qui ont des revenus inférieurs au seuil de pauvreté (contre déjà 9,5 % en 2008). Certes, pour ces derniers, comme pour l’ensemble des « pauvres », la part des transferts sociaux dans le revenu progresse, ceci compensant cela et permettant de les maintenir globalement à flot, à condition de s’en tenir à ces données « macro » qui, naturellement, sont loin des situations singulières des personnes ; par ailleurs, le RSA et la « prime de solidarité active » ont permis de contenir les effets de cette situation. On peut évidemment toujours se féliciter de l’existence d’amortisseurs sociaux qui préservent leurs bénéficiaires d’un effondrement programmé. Mais, tel le médicament qui ne traite que le symptôme, est-ce là la solution ?
Cela revient à se demander quelle est la signification de ce retour sur la scène du « travailleur pauvre ». Car il s’agit bien d’un « retour », le personnage du « working poor » et, plus largement, la « pauvreté laborieuse » ayant été progressivement éradiqués alors qu’ils étaient omniprésents il y a un siècle.
C’est en réalité la construction du statut salarial qui avait permis cette disparition : d’une part, encadrement juridique de la mise en activité, salaires minimaux, norme du temps plein et, d’autre part, intégration dans ce statut des catégories les plus fragiles et les moins qualifiées des actifs ; rattachement à ce statut d’une protection sociale garantissant une sécurité matérielle en cas de perte de valeur productive.
On aperçoit bien alors le lien entre le délitement de ce cadre pour les personnes les moins « performantes » au regard du marché du travail et la réapparition du « travailleur pauvre », figure sociale paradoxale. Bien que remplissant son devoir social, il n’en est pas moins dans l’incapacité d’atteindre le niveau de vie requis pour tenir sa place.
On sent alors combien l’extension des politiques de nature assistancielle, même sophistiquées, par les dispositifs dits d’« inclusion », qui font reposer l’essentiel de l’effort sur les capacités d’adaptation des travailleurs, est sans doute nécessaire mais gravement insuffisante. Comment repenser les statuts qui organisent la mise en activité pour qu’ils soient ouverts à la quasi-totalité des actifs potentiels en leur garantissant des revenus décents et des protections leur ouvrant un avenir un tant soit peu maîtrisable ?
Puisque le chemin a été parcouru une première fois, certes non sans difficulté, il reste à le réemprunter à nouveaux frais. Dans une économie ouverte qui génère des formes exacerbées de compétition pour les organisations et, en conséquence, pour ceux qui y travaillent, sans doute ne peut-on plus compter, comme par le passé, sur l’absorption quasi automatique des individus dans les grands collectifs du travail qui neutralisent les concurrences interindividuelles et qui échangent la protection du groupe contre le conformisme corporatiste. Mais il y a alors deux voies : soit on ouvre la guerre de chacun contre tous, soit on redéfinit des niveaux de solidarité et des formes de protection tels que chacun puisse affronter ce nouveau jeu avec quelques chances d’y figurer honorablement. L’assistance, même modernisée n’y suffira pas ; il convient de repenser les statuts de mise en activité.