Recevoir la newsletter

Contacts entre noctambules

Article réservé aux abonnés

Depuis trois ans, l’ADDAP 13, une importante association de prévention spécialisée du département des Bouches-du-Rhône, a mis en place à Marseille deux équipes dites de « grande soirée ». De 19 heures à 0h30, elles sillonnent le centre-ville et vont à la rencontre des jeunes, dans des lieux où se mélangent des groupes hétéroclites.

Il est 19 heures. Marc Fourniol, Marjolaine Guyot et Gilbert Roux entament leur tournée. Comme chaque soir, les trois éducateurs de rue enfilent leurs T-shirts. Dans le dos, très visibles, figurent leur fonction, « éducateur de nuit », et le nom de leur structure, « ADDAP 13 » (1). Jusqu’à 0h30, ils arpenteront les rues du centre-ville de Marseille, à la rencontre des jeunes. « Leurs profils sont très variés : jeunes qui habitent sur place ou qui viennent d’autres quartiers, fugueurs, mineurs étrangers isolés… », détaille Gilbert Roux, moniteur-éducateur de 45 ans, membre d’une des deux équipes de nuit depuis la mi-2009.

Comme les autres équipes de prévention, celles-ci respectent le principe de la libre adhésion. Le travail d’approche est donc très important et aléatoire. Si, certains soirs, les échanges sont nombreux, d’autres fois, les éducateurs peuvent marcher des heures et se contenter de rapides saluts. Peu importe, ils s’imposent peu à peu dans le paysage nocturne. Leurs T-shirts, sweat-shirts ou parkas leur servent parfois d’introduction. « Quand nous rencontrons un groupe de jeunes, comme nous arrivons de face, l’inscription à l’arrière du vêtement ne se voit pas, et nous nous présentons. Mais parfois, quand nous nous contentons de saluer et que nous continuons notre chemin, certains, en voyant l’inscription, se décident à nous interpeller pour des demandes spécifiques », note Marjolaine Guyot, 30 ans, éducatrice spécialisée et membre d’une équipe de nuit depuis sept mois.

En décembre 2008, l’ADDAP 13 a mis en place deux équipes de « grande soirée » pour prolonger son travail de prévention et d’accompagnement. Cette initiative n’est pas une première dans l’agglomération marseillaise. De 1998 à 2005, l’Association pour la réadaptation sociale (ARS) avait déjà mis en place une équipe de nuit. Ses horaires et ses missions étaient toutefois différents. Elle s’adressait à tous types de publics et intervenait jusqu’à 4 heures du matin. « Quand nous avons élaboré le projet de nos équipes de nuit, nous avons tiré les bilans de cette expérience et décidé d’une fin de service à 0h30. Après une heure du matin, le public n’est plus le même, il bascule dans la délinquance ou la marginalisation. On n’est alors plus dans l’éducatif », explique Stéphane François, qui a dirigé le service Marseille Centre de l’ADDAP 13, de la création des équipes de « grande soirée » en décembre 2008 jusqu’à la fin août 2011. Pour René Giancarli, directeur du SAMU social de Marseille, la création de l’équipe de nuit a permis de diversifier l’accompagnement des jeunes, et notamment des mineurs : « Quand on nous signale des jeunes, nous appelons l’équipe de nuit de l’ADDAP 13, ils se rendent sur place ou nous y allons ensemble. » Six soirées par semaine (du lundi au samedi), une équipe sillonne « l’hypercentre », une zone qui couvre les quartiers très populaires de Noailles, Belsunce, le haut de la Canebière, le cours Julien, la gare Saint-Charles… ; tandis que l’autre équipe circule dans les quartiers du littoral, où Euromed, le nouveau centre d’affaires marseillais, voisine avec des vieux quartiers populaires au riche tissu associatif (le Panier, la Belle de mai) et des poches de paupérisation (autour de la porte d’Aix). En juillet et en août, du fait des congés d’été, une seule équipe arpente un parcours qui mêle les deux itinéraires. Cette initiative ne devrait pas être étendue à d’autres quartiers de la cité phocéenne car l’utilité de ces équipes est limitée aux lieux de passage. « Nous n’allons pas dans les cités. Dépourvues de lieux festifs, elles sont souvent assez désertes le soir », précise Marjolaine Guyot.

Le choix de la mixité

Chaque équipe réunit une femme et deux hommes. Le choix de la mixité s’est imposé comme une évidence. « Nous essayons d’entrer en contact avec un public féminin », justifie Stéphane François. Si, en conséquence d’une politique volontariste de toutes les équipes de l’ADDAP 13, les filles sont désormais davantage prises en charge par l’association (40 % de garçons, contre 60 % de filles), les chiffres de l’équipe de nuit sont très en deçà (à peine 25 % de filles parmi les jeunes approchés). L’espace public nocturne reste, en effet, très masculin. Quand elles y apparaissent, les filles sont en petits groupes de deux ou trois, et le dialogue avec elles est souvent d’une autre nature. « Les garçons vont plutôt parler de la cité, de musique… tandis qu’elles abordent plus facilement l’intime, leurs difficultés, leurs projets », souligne Marjolaine Guyot, avant de pointer une autre distinction : « Alors que les filles sont dans l’échange, les garçons vont davantage nous solliciter pour des demandes de sorties, comme le ciné ou le kart. Nous sommes d’ailleurs souvent obligés de leur repréciser que nous ne sommes pas des animateurs mais des éducateurs. » Les éducatrices doivent aussi s’imposer dans cet univers viril. « Quand des jeunes arrivent dans un groupe où nous discutons, ils ont tendance à saluer leurs copains, puis mes ­collègues. Je suis souvent obligée de m’avancer et de tendre la main en leur disant “bonsoir” pour qu’ils me voient », relate Marjolaine Guyot. En recrutant des femmes, le directeur du service était à la recherche « d’une entrée en contact et d’une approche pédagogique différentes. » Cette différence n’était toutefois pas qu’une question de sexe, mais aussi de formation. Les deux premières éducatrices des équipes de nuit étaient anthropologue et assistante sociale. Marjolaine Guyot a suivi quant à elle un cursus éclectique (licences de sociologie, de droit et de gestion de projet de solidarité internationale), avant de devenir éducatrice spécialisée. « Cela me conduit peut-être à m’intéresser davantage aux contextes sociaux et à interroger ma pratique : pourquoi suivre tel itinéraire et pas un autre ? Quand se contenter de saluer ou commencer à nouer un réel dialogue ? »

Premières étapes de la tournée, le cours Belsunce et le marché des Capucins dans le quartier Noailles. De nombreux marchands ferment déjà leur étal. Les groupes de jeunes garçons abondent. La vente à la sauvette de produits de contrebande y est florissante. C’est un lieu où transitent beaucoup de mineurs isolés, venus en majorité d’Algérie ou du Maroc. « Des groupes de jeunes mais aussi des commerçants nous les signalent, et nous tentons d’établir le contact avec eux », raconte Gilbert Roux. Il s’agit d’une première étape indispensable pour commencer leur prise en charge : c’est ensuite le Service d’accueil et d’accompagnement des mineurs étrangers non accompagnés (Saamena) qui prend le relais. Dans ce service, qui dépend aussi de l’ADDAP 13, ces jeunes peuvent prendre une douche, et une cuisine est à leur disposition. Des éducateurs sont également présents pour les accompagner dans le suivi de leur dossier.

Un relais parfois complexe

Le relais n’est toutefois pas toujours simple. Le plus souvent, quand l’équipe de « grande soirée » rencontre un jeune, le Saamena est fermé, et elle doit attendre le lendemain pour l’y conduire. Il faut alors parfois agir en urgence quand le mineur est en situation de danger. « S’il a la chance de posséder des documents d’identité avec une date de naissance, ou s’il fait très jeune, nous pouvons le conduire au commissariat. Celui-ci saisira le procureur de la République et une mesure de protection sera prise », détaille Marc Fourniol, 41 ans, éducateur technique, membre de l’équipe de « grande soirée » depuis juillet 2010. Il continue : « Dans les autres cas, les plus nombreux, nous devons opter pour la débrouille. Nous contactons alors notre chef de service. Notre service disposant d’un budget qui autorise le paiement d’une nuit d’hôtel, le mineur est en sécurité jusqu’au lendemain, où il est conduit au Saamena. »

Le trajet se poursuit, les éducateurs de rue remontent le boulevard d’Athènes, direction gare Saint-Charles. Le long de cette importante voie de passage, des bars et des snacks se succèdent. Le quart de pizza est à 1 €… Cette nourriture peu chère attire les jeunes désargentés, notamment les fugueurs. « Depuis plusieurs années, nous assistons à un véritable phénomène Plus belle la vie. Cette série télé très connue, qui se déroule à Marseille, draine tout un public vers la ville », raconte Gilbert Roux. De la région parisienne, du Nord ou d’ailleurs, des fugueurs partent vers la ville de Plus belle la vie, mais arrivés à Marseille, le rêve s’effondre. « Quand ils se retrouvent à l’asile de nuit de la Madrague, le retour à la réalité est brutal », se désole Marc Fourniol. Si, en été, le beau temps rend la survie plus simple, dès les premiers frimas les demandes se font urgentes. Les éducateurs de rue sont alors davantage sollicités pour des besoins de première nécessité (vêtements, nourriture ou hébergement). « Nous disposons de bons alimentaires. Nous avons, par exemple, une convention avec une boulangerie près de la gare Saint-Charles, et les jeunes peuvent y obtenir des sandwichs », précise-t-il. L’hébergement est une autre question clé. Si les mineurs considérés en danger peuvent obtenir une solution immédiate via la prise en charge par les commissariats, la situation est plus compliquée pour les jeunes majeurs. Les demandes d’hébergement d’urgence sont centralisées par le SAMU social et gérées au moyen d’un système informatique qui recense les places libres dans chaque centre d’hébergement et de réinsertion sociale. « Le travail en réseau permet de bien connaître les lieux d’hébergement et de se renseigner en amont sur les places libres », déclare l’éducateur de rue.

L’attachement au secret professionnel

En longeant les échoppes, l’équipe échange avec de nombreux commerçants des saluts, quelques propos rapides. Si les équipes de jour travaillent en partenariat avec les missions locales et le personnel des établissements scolaires, le réseau des commerçants est une source d’informations précieuse pour les travailleurs sociaux de « grande soirée ». « Quand, dans mon snack, je vois des “petites” de 14-15 ans se faire aborder par des groupes de garçons plus vieux et que ceux-ci commencent à être insistants, je passe un coup de fil sur le portable de Gilbert pour que l’équipe arrive rapidement », témoigne Saïd Mekrelouf, le patron d’un petit établissement sur le boulevard d’Athènes. En revanche, les relations avec les policiers, ces autres acteurs de la nuit, sont plus compliquées. « Quand nous les rencontrons, nous sommes souvent obligés de nous présenter, d’expliquer quel est notre rôle, souligne Marjolaine Guyot. Mais nous restons vigilants dans nos rapports avec eux. » Et même si les policiers tentent de pousser dans cette voie, pas question de donner des informations nominatives, afin de ne pas perdre la fragile confiance des jeunes. « Nous restons très attachés à la notion de “secret professionnel”. Notre association participe aux réunions des comités locaux de sécurité et de prévention de la délinquance, mais nous nous bornons à donner des éléments de contexte », insiste Stéphane François. Les agents de sécurité de la gare peuvent, quant à eux, se révéler des alliés précieux. « Quand des jeunes squattent dans la salle d’attente et que, visiblement, ils n’ont nulle part où aller, les agents nous préviennent », indique Gilbert Roux.

Si la gare Saint-Charles est évidemment l’un des points d’arrivée majeurs dans la cité phocéenne, c’est aussi, avec son escalier monumental qui descend sur la ville et ses esplanades, un important lieu de rencontres. En été, des groupes s’y retrouvent pour passer le temps. Des jeunes garçons interpellent les éducateurs de nuit. « On vous connaît, vous êtes les éducs », lance l’un d’entre eux. Un échange commence avec les éducateurs sur un ton badin. Mais peu à peu la conversation dévie vers des sujets plus sérieux. L’un des jeunes évoque ses difficultés à trouver une formation en alternance et surtout un maître d’apprentissage. Les éducateurs détaillent avec lui les démarches qu’il a entamées, les perspectives d’embauche dans les différents secteurs. Le rôle des chambres de commerce et d’industrie dans l’organisation de l’apprentissage est rappelé. Un éducateur informe le garçon qu’il est possible de s’y rendre tous les jours de la semaine à 14 heures pour une séance d’information et des entretiens qui contribuent à affiner le projet professionnel. Le jeune homme semble intéressé, bien que sceptique. « J’en ai marre de tous ces discours ! », lance-t-il. Il assure toutefois qu’il va s’y rendre dans les prochains jours. Le dialogue en reste là, et les éducateurs poursuivent leur tournée. « Au fur et à mesure que l’été avance, les questions sur la formation deviennent de plus en fréquentes », observe Marjolaine Guyot.

De nombreux jeunes rencontrés dans la rue ont quitté le système scolaire sans qualification et ne parviennent pas à s’insérer dans le monde du travail. S’ils connaissent l’existence des missions locales et des autres structures favorisant l’accès à l’emploi, ils s’en sont souvent éloignés. Dormant tard, vivant plutôt la nuit et le soir, ils se sont peu à peu marginalisés. Les échanges avec les éducateurs de nuit peuvent aider à les raccrocher. Reste ensuite à faire le lien avec les professionnels travaillant en journée. De décembre 2008 à fin 2009, les éducateurs de nuit étaient cantonnés à un travail d’accroche, voire d’aide ponctuelle d’urgence. En revanche, compte tenu de leurs horaires, ils ne pouvaient entreprendre aucun suivi éducatif et devaient donc orienter les jeunes vers leurs collègues de jour chargés du quartier. « Le fait de ne pas pouvoir suivre une situation de bout en bout générait, au sein des équipes de “grande soirée”, une importante frustration », explique Stéphane François. Cette absence de lien durable n’était pas seulement difficile à vivre pour les professionnels, elle était aussi préjudiciable à la qualité du travail. « Dans notre métier, le premier contact est important. Quand un jeune décide de parler à une personne, il la “choisit”. » En passant immédiatement le relais, elle risque de le « perdre ». Une réorganisation du service Marseille Centre a permis de modifier les horaires de l’équipe de « grande soirée ». Trois journées par semaine, les éducateurs commencent à 16 heures, et peuvent ainsi caler avec les jeunes des rendez-vous en fin d’après-midi. En outre, chaque semaine, ils travaillent une journée afin d’effectuer leurs suivis. « La veille de cette journée, l’éducateur qui sera “de jour” termine sa tournée à 22 heures, pour respecter les onze heures de repos entre deux journées de travail », précise Stéphane François. Pour renforcer les équipes de « grande soirée », les éducateurs de jour sont, eux, appelés à effectuer une ou deux tournées de nuit par mois. Une réorganisation qui a amélioré la circulation de l’information au sein du service, et a favorisé le travail en réseau.

Le risque de l’usure

Il est 23 h 30, la tournée se poursuit. Aujourd’hui, les rues sont presque vides. Sur une petite place du quartier de la Joliette, un groupe d’une dizaine de garçons discutent autour de deux scooters. Les éducateurs s’approchent et engagent la conversation. L’un des jeunes, âgé de 25 ans, qui souhaite monter une association avec des amis, interroge les éducateurs sur les formalités à accomplir. « Même si, par notre mission liée à la protection de l’enfance, nous suivons des jeunes ayant au plus 21 ans, dans les discussions informelles, nous échangeons aussi avec des plus âgés », confie Marc Fourniol. Un autre garçon de 19 ans se demande ce qu’il va faire à la rentrée. Il est sorti du système scolaire sans diplôme et, depuis, il « traîne ». Illustration des difficultés du travail des éducateurs de nuit. « Les premières rencontres avec lui se sont passées sous le signe de la provocation. Il nous a tout de suite asséné qu’il avait été suivi par un éduc et que ça n’avait rien donné. Il nous a fallu un an et demi à se dire bonjour, à “tchatcher” de tout et de rien, pour qu’il accepte de suivre deux mois de remise à niveau scolaire. Il a malheureusement arrêté avant la fin », se souvient Gilbert Roux.

Minuit, les trois éducateurs de rue retournent au local de l’association. La dernière étape de leur travail les attend. Chaque nuit, ils remplissent une fiche de liaison où sont consignés, de manière anonyme, les échanges de la soirée, le nombre de jeunes rencontrés, leur sexe, les problématiques abordés, les démarches envisagées. « Pendant les deux premières années, un debriefing rassemblait à chaud les deux équipes chaque soir. Maintenant, il est devenu mensuel », explique Stéphane François. Une séance de régulation hebdomadaire a aussi lieu en présence de la chef de service, mais elle s’effectue sur la base du volontariat. Reste qu’au bout de ces trois années, les équipes sont un peu usées par leur rythme de travail décalé. Un renouvellement s’impose car, plus encore que les éducateurs de jour, ceux qui œuvrent en « grande soirée » peinent à mesurer l’impact de leur action. Pourtant, par leur travail auprès des jeunes décrocheurs et isolés, ils empêchent que certains s’enfoncent davantage dans la marginalisation.

Notes

(1) ADDAP 13 : service Marseille Centre – 14, quai Rive-Neuve – 13007 Marseille – Tél. 04 91 33 60 83 – www.addap13.org.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur