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« Ne laissez pas passer la technostructure »

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Les salariés du secteur social et médico-social se sentent abandonnés par leur hiérarchie, de plus en plus lointaine et empêtrée dans de stériles exercices comptables ou technocratiques. Tel est le cri d’alarme lancé par Gilles Cervera, psychologue et formateur.

« Les associations ont repris la main. Les services se développent. L’unité de mesure n’est plus l’établissement avec son directeur et ses équipes, elle est bel et bien plus large, plus nébuleuse aussi du point de vue de l’appartenance salariale. Ce qui arrive dans l’industrie ou les grands groupes est en train, toutes proportions gardées, de modéliser le social, le sanitaire et le médico-social. Révolution culturelle ! Et qui dit révolution dit “marche en avant” et “grande casse” !

Oui, l’époque est violente. Pas besoin de faire un dessin. Chez France Télécom, dans la police ou dans toutes les grandes entreprises où le néomanagement imprègne les discours, déplace les valeurs, truque le sens des mots.

Ce qui est vrai et patent dans les grandes entreprises, dans les groupes du CAC 40, n’est pas moins vrai et patent dans le secteur qui nous concerne. Créé avec les mains et les truelles des parents sur un modèle paternaliste, l’entreprise sociale dont s’emparent les agences régionales de santé (ARS) est un secteur aujourd’hui dépressif.

Nous souhaitons tirer la sonnette d’alarme. Repérer le nombre croissant de défections, le turn over des salariés, les arrêts maladie à répétition. Les établissements sociaux et médico-sociaux associatifs se caractérisaient par une stabilité des équipes, on admettait que cela permettait aux populations accueillies de les stabiliser. Aujourd’hui, c’est le sauve qui peut. Alerte générale donc.

Peut-être, soyons un instant cynique, est-ce parce que la médecine du travail éprouve les mêmes difficultés (resserrement des effectifs, efforts de productivité et burn out), peut-être est-ce parce que les inspecteurs du travail se jettent dans le vide des cages d’escalier du ministère que cette alarme ne perce pas nos tympans : plus grand monde, hélas, pour la tirer.

L’heure est plus que grave. Gravissime.

Il en va d’un enjeu social qui a à voir avec la santé publique, avec le salariat social et avec les populations les plus fragilisées de la société, les déficients, les handicapés, les malades ou les personnes incarcérées. Nous voulons ici, très solennellement, dire que tous les salariés qui aujourd’hui dépendent des lois de 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale, de 2005 sur le handicap et de 2007 sur la protection de l’enfance, ceux qui sont garants de ces lois au quotidien, ceux-là craquent, se découragent, se sentent abandonnés.

Et abandonnés, en premier lieu par leur employeur.

C’est concret, c’est proche. Les employeurs ont la tête ailleurs. Quand ils ne disparaissent pas en fusionnant, en se regroupant, répondant à des injonctions paradoxales de la préfecture, de l’ARS ou du gouvernement, quand ils sont encore là, un peu présents dans les conseils d’administration, ils ne sont plus préoccupés que par leur survie et non plus par ce qui a toujours justifié leur œuvre : les usagers, et à leurs côtés les salariés.

Les employeurs sont obsédés par les signatures de contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens et par la question à quelle sauce ne pas être mangés, touchés, coulés… ? Ils s’éloignent, se disloquent, rompant avec une culture de proximité, d’association employeure qui connaissait ses salariés presque un par un. Ils ne les connaissent désormais plus que par le coût, le “glissement vieillesse-technicité” (GVT) ou l’écran des audits, des consultings et autre démarche ISO, qualité ou évaluation. Les experts et les consultants ne remplacent pas un administrateur.

Le lieu et le lien

Les directeurs généraux se passent désormais des directeurs, l’économie d’échelle est à ce point. L’étage intermédiaire qui signait une appartenance d’établissement est remplacé par des chefs de service. Cette courroie directe entre directeur général et chef de service rompt définitivement avec une culture de l’éducation spécialisée.

Décidément, l’économique prend le pas sur l’écologique.

La culture du salariat social et médico-social, protection judiciaire de la jeunesse comprise, sanitaire compris, était façonnée par l’esprit d’équipe de proximité. Pour que l’usager s’y retrouve, c’était le lieu autant que le lien qui était contenant, voire soignant. Le lieu et le lien. Les salariés désormais se sentent abandonnés. Avec leur hiérarchie de plus en plus abstraite, lointaine, tout occupée à commander des évaluations, à technocratiser la relation, à faire cocher des cases. La hiérarchie qui participait du contenant soignant ou éducatif est désormais un regard extérieur de l’intérieur, une zone “surmoïque” avec tout ce qu’elle implique de répressif et désubjectivant.

L’intérêt de la mission de service public (pardon pour la vieille lune !) dévolue à une association permettait précisément la petite unité, la plasticité et l’engagement de chaque salarié dans son acte : les salariés deviennent des agents d’un projet dont le sens leur échappe, car il est néolibéral.

La créativité entravée

Au bout du compte et pour faire court : pour s’occuper des enfants et des adultes les plus en souffrance, il y a désormais des équipements sophistiqués, répondant aux normes de qualité dont les salariés se sentent et sont disqualifiés.

Etrange retournement. Drame insensé qui se joue à bas bruit dans presque toutes les communautés éducatives, dans presque tous les établissements et services.

Pire et dernière salve : l’étrange discours humaniste tenu par tous les acteurs. Mais, au-delà de ce discours d’emprunt, les salariés voient leurs gestes jugés, jaugés par une technostructure abstraite, des patrons de plus en plus empêtrés dans les colonnes de chiffres et de moins en moins attentifs aux enfants, aux adultes, aux personnes âgées qui sont là, tous les jours, du lever au coucher.

Parlons des enfants : oui, ils sont de plus en plus compliqués, pas tant parce que les pathologies ont changé, mais parce que la créativité des adultes pour bricoler leur accueil, individualiser les process, décaler la réponse pédagogique est lestée par la gestion et l’éloignement des preneurs de décision.

Les budgets sont revus un à un à la baisse : il n’y a tout simplement plus de gras. C’est l’os qui est touché : l’os, c’est-à-dire les salariés, et leur capacité d’empathie avec les usagers. La moelle, c’est l’usager !

Rappelez-vous, messieurs les présidents des associations, que les pionniers de l’éducation spécialisée ne répondaient pas aux injonctions, montaient des murs avec leurs mains nues et des truelles de fortune. Redevenez promoteurs et ne laissez pas passer la technostructure : elle décime vos salariés, elle vous tue sur place. »

Contact : gilles.cervera@voila.fr

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