Vous annoncez l’émergence d’une économie de la connaissance. Comment la définissez-vous ?
Il s’agit de la manière dont les individus produisent, eux-mêmes, par leurs multiples expériences, de nouveaux types de connaissances. On a souvent tendance à considérer la connaissance comme un stock de savoirs venant d’en haut. Désormais, il faut plutôt raisonner en termes de flux. La connaissance est une dynamique permanente qui s’appuie sur la créativité de chacun, via toutes formes de réseaux, numériques ou non. Je pense, par exemple, aux systèmes collaboratifs existant sur Internet. Dans ce jeu, chacun peut laisser son empreinte, même s’il n’en est pas toujours conscient. Et ces connaissances, pour l’essentiel, viennent de la façon dont les gens sont socialisés, de leurs liens et réseaux, non de l’apprentissage d’un savoir.
Dans cette nouvelle économie, les compétences issues de l’expérience constitueraient donc notre capital ?
De fait, on croit généralement que la connaissance vient d’abord des enseignants, des universitaires. Mais les connaissances tacites sont beaucoup plus importantes dans le contexte actuel. Au travail, la plupart des gens mettent en œuvre des compétences qu’ils ne sont pourtant pas capables de formaliser ni même de communiquer. Ce qui est nouveau, c’est que les entreprises font de plus en plus appel à ces connaissances implicites. Elles constituent pour elles une véritable plus-value. Autant la rationalité scientifique était intimement liée à l’émergence de l’industrie et du taylorisme, autant les compétences informelles dont chacun est riche forment la toile de fond de l’économie de la connaissance.
Nous passerions ainsi à une organisation en réseau à laquelle chacun apporterait ses capacités et sa créativité…
On juge aujourd’hui les gens davantage sur leurs performances, sur ce qu’ils font, que sur leur seule qualification. Malheureusement, notre société reste très attachée à une hiérarchie verticale validée par le diplôme. Mais celui-ci n’est peut-être pas suffisant pour être performant dans un métier. Pourtant, les entreprises continuent de recruter sur la base du diplôme, même si certaines essaient aussi de prendre en compte les parcours de vie et les expériences. Cependant, les choses bougent. Je participais, il y a peu, à un colloque sur l’avenir des volontaires partis à l’étranger. La question était de savoir ce qu’ils deviendraient professionnellement en revenant en France. Or beaucoup de chefs d’entreprise ne demandaient qu’à embaucher des personnes capables de piloter un projet, humanitaire ou autre, dans un pays pauvre ou émergent.
Nous sommes pourtant encore loin de cette économie de la connaissance…
En effet, notre hiérarchie sociale n’entend pas lâcher sur ses acquis. Elle tient une sorte de double discours en nous incitant à nous engager, à mettre toutes nos compétences au service de l’entreprise, tout en entendant conserver le leadership et en ne reconnaissant guère, au final, l’engagement des personnes. Je déplore que les forces progressistes qui pourraient essayer de faire en sorte que les compétences de chacun soient davantage reconnues ne se mobilisent pas suffisamment. On retarde considérablement l’émergence des potentialités de l’économie des connaissances.
Vous annoncez l’émergence d’un « secteur quaternaire ». Quelle en serait la nature ?
Un peu comme les manufactures industrielles ont pris le relais de la société agricole, il est appelé à succéder aux activités tertiaires. La matière de l’économie, dorénavant, c’est l’homme. La richesse, ce n’est pas l’argent, c’est ce que les gens font, dans leur famille, dans les associations, dans les entreprises… Demain, nous produirons des individus engagés dans cette économie de la connaissance, et ce que l’on considère aujourd’hui comme un coût deviendra la condition de la rentabilité des entreprises. Pour résumer, nous devons passer du travail de la personne au travail sur et avec la personne. Le social devrait ainsi être au cœur même de la richesse économique. Le problème est que l’on n’a pas encore pris réellement la mesure de ce changement ni réfléchi au moyen de développer cette production de l’individu.
Cette économie de la connaissance n’est-elle pas synonyme d’individualisation des parcours, donc de disparition des protections collectives ?
Il est vrai que c’est une incitation à l’autoproduction. Mais ce qui fait qu’un individu se développe, c’est la relation à l’autre. Je crois donc que le travail sur le capital humain relève en grande partie du collectif tel qu’on peut le trouver non seulement dans les associations, mais aussi dans les syndicats. Les compétences les plus utiles à l’économie, en particulier dans les entreprises travaillant sur l’immatériel, sont celles qui sont issues de la relation sociale : capacité d’initiative, d’empathie, de communiquer, de se renouveler. Et j’ai la faiblesse de croire que les associations sont, parmi toutes les formes d’organisations, les mieux placées pour développer ce genre de compétences. En participant au projet associatif, vous travaillez à un objectif social, culturel. Rien de plus formateur. Les nombreux entretiens que j’ai réalisés sur cette question montrent d’ailleurs que, le plus souvent, la vie de bénévole des gens guide leur vie professionnelle, et non l’inverse.
Concrètement, quelle serait la vie d’un travailleur de cette économie de la connaissance ?
Il aurait sans doute plusieurs employeurs, car le travail de la connaissance est par nature intermittent et flexible. D’autant que nous serons de moins en moins dans une société de travail prescrit. Bien sûr, il faut préserver le secteur industriel, mais aujourd’hui, c’est le centre de recherche et développement qui fait l’usine, de moins en moins les travailleurs. Il ne faut donc pas espérer créer de l’emploi massivement de cette façon. La plus-value du travail sera artistique, créative, relationnelle. D’ailleurs, quand elle ne sera pas au travail, la personne travaillera sur elle-même, ses compétences, sa créativité, ses engagements… Simplement, cette situation qui est aujourd’hui le privilège de cadres supérieurs et de travailleurs intellectuels doit être étendue à tous. La société de la connaissance peut, de ce point de vue, être la pire des choses si elle ne donne pas à chacun les moyens de cultiver ses compétences individuelles. Un accompagnement est absolument nécessaire.
Comment financer cette nouvelle économie ?
Les exonérations de charges pour les bas salaires dans les entreprises sont extrêmement coûteuses et peu efficaces. Bien sûr, cela permet d’éviter un taux de chômage un peu plus élevé, mais le travail déqualifié n’a guère d’avenir. On pourrait donc basculer ces financements vers cette nouvelle économie. Il serait également possible de passer un marché avec les entreprises qui ne sont pas capables de produire le capital humain dont elles ont besoin. Les associations permettent aux gens d’acquérir ces compétences indispensables. Reconnaissons-le et développons-le. Des personnes pourraient ainsi travailler en parallèle dans une entreprise et dans une association. C’est d’ailleurs un peu ce qui se passe avec le bénévolat de compétences. En échange d’un certain assouplissement de la flexibilité et de l’intermittence, à mon avis inéluctable, les entreprises pourraient ainsi participer au financement du monde associatif via le développement de grandes fondations.
Est-ce réaliste dans le contexte actuel de crise ?
Cette crise des finances publiques est justement la conséquence d’un désajustement dans la manière dont on organise l’économie. Depuis la fin des Trente Glorieuses, nous allons de crise en crise. Le tertiaire social, celui de l’Etat, des collectivités publiques, de la sécurité sociale, a augmenté beaucoup plus vite que la croissance. Et comme tout cela n’a pas été financé, nous nous sommes endettés. Il faut que cela s’arrête, mais on ne cesse de serrer la ceinture là où il faudrait au contraire développer. Que cherche-t-on ? A avoir moins de santé, moins d’éducation, moins de capital humain ? Mais c’est le ressort même de la croissance future. Le problème est que les finances publiques ne permettent plus de développer ce tertiaire social et que le marché n’en veut pas, en dehors de quelques secteurs très rentables. Les instruments classiques de l’économie mixte Etat-marché ne fonctionnent pas. Il faut donc imaginer une nouvelle approche activée par la société civile. Ce n’est pas pour rien que l’emploi dans les associations progresse deux fois plus vite qu’ailleurs.
Roger Sue est professeur à l’université Paris-Descartes et chercheur au Cerlis-CNRS. Il préside le comité d’experts du réseau associatif Recherches et Solidarités. Il publie Sommes-nous vraiment prêts à changer ? Le social au cœur de l’économie (Ed. Les Liens qui libèrent, 2011). Il est également l’auteur de La richesse des hommes. Vers l’économie quaternaire (Ed. Odile Jacob, 1997).