Paul (1), 22 ans, vient de réussir le concours d’entrée à l’Ecole nationale d’administration ; Aurélien, 25 ans, est en aménagement de peine ; Karine, 19 ans, cherche un emploi ; Arthur, 20 ans, commence un brevet professionnel de menuiserie en contrat d’alternance ; Ahmad, 31 ans, est un réfugié d’Afghanistan récemment sorti d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile ; Nathalie, 23 ans, vient d’accoucher du petit Clément… Ce public hétéroclite vit au même étage de la résidence Les Louvrais, à Pontoise (Val-d’Oise). Seul un foyer de jeunes travailleurs (FJT) peut se targuer d’une telle mixité sociale.
Nés de l’exode rural d’après-guerre, ces établissements étaient destinés à l’origine à héberger, durant quelques semaines ou quelques mois, des jeunes de 18 à 25 ans qui migraient vers les grandes agglomérations pour travailler, le temps qu’ils trouvent les moyens de se loger dans des conditions décentes. Avec l’évolution de la société, de cette simple fonction d’hébergement, les FJT sont passés peu à peu à une mission socio-éducative plus large. Aujourd’hui, crise économique oblige, leur public connaît une mutation : l’âge moyen des résidents augmente, les conditions d’entrée évoluent et la durée des séjours s’allonge… Mais « un foyer de jeunes travailleurs doit rester un lieu de passage », insiste Lamin Rezig, directeur du FJT des Louvrais et de celui, tout proche, des Hauts de Marcouville. Selon l’Association pontoisienne pour le logement des jeunes (APLJ), à laquelle ces deux établissements appartiennent, il s’agit de s’adapter à de tels changements tout en préservant une diversité économique, sociale et culturelle. Ainsi a été mis en place le principe des « trois tiers »: un tiers de résidents qui travaillent, un tiers proches de l’emploi et un tiers en situation de « vulnérabilité ». Pour faire fonctionner ces structures, Lamin Rezig a misé sur des professionnels qualifiés : d’une part, des secrétaires-hôtesses d’accueil, un agent d’entretien, des femmes de chambre et des veilleurs de nuit, qui assument les tâches du quotidien ; d’autre part – alors que certains FJT n’embauchent que des animateurs –, deux travailleurs sociaux diplômés, mieux à même d’aider les résidents à préparer l’« après »…
Situé au cœur d’une cité HLM, le foyer des Hauts de Marcouville compte 92 chambres (dont trois logements pour couple). Nadia Dos Reis, conseillère en économie sociale et familiale (CESF), y exerce depuis mars 2010. La mission de cette jeune professionnelle consiste à actionner tous les leviers susceptibles de donner aux résidents un minimum de stabilité dans des périodes parfois chaotiques, et à déclencher ainsi le cercle vertueux de la socialisation. « Mes objectifs sont atteints quand je parviens à leur faire quitter la structure », souligne-t-elle. Ce qui relève, dans la majorité des cas, d’un processus long et fastidieux. Or, ce matin, Nadia Dos Reis reçoit Jean-Michel P., qui est en train de finaliser son départ. « J’habite à Marcouville depuis trois ans, je suis pressé d’avoir mon chez-moi », confie-t-il à la CESF qu’il a sollicitée afin qu’elle l’aide à établir son contrat EDF. Grâce au partenariat entre le FJT, la mairie de Pontoise et l’association Initiatives pour le droit au logement pour tous (IDL 95), Jean-Michel P. a obtenu un logement social. « Quand il est arrivé au foyer, je lui ai immédiatement proposé de déposer une demande de logement, se souvient Nadia Dos Reis. Il n’était pas encore stable professionnellement, mais comme les démarches prennent beaucoup de temps, il était nécessaire de s’y prendre dès l’installation. »
Le rendez-vous suivant concerne un résident installé depuis une semaine seulement. Arrivé du Cameroun dix-huit mois auparavant, Jean-Paul Niemeck a connu le foyer par l’intermédiaire de sa conseillère CIVIS (contrat d’insertion dans la vie sociale). Comme beaucoup de résidents, il n’est pas entré dans l’établissement en tant que jeune travailleur arrivé en région parisienne, mais parce qu’il risquait de se retrouver à la rue quand la tante qui l’hébergeait lui a demandé de quitter son appartement. Nadia Dos Reis profite de cette rencontre pour lui rappeler le règlement des Hauts de Marcouville – notamment le fait qu’il a, en tant que CIVIS, l’obligation de venir la voir au minimum tous les quinze jours –, avant de s’intéresser à différents aspects de sa vie : « Etes-vous allé au petit déjeuner offert le matin ? Avez-vous suffisamment de poêles et de casseroles pour vous faire à manger ? Avez-vous rencontré d’autres jeunes au sein du foyer ? », s’inquiète-t-elle. « Même si beaucoup de nos résidents sortent peu de leur chambre et ne se font pas forcément d’amis au sein de la structure, d’autres ont appris à se connaître et la réussite des uns pousse parfois les autres », remarque-t-elle. De par sa formation de CESF, Nadia Dos Reis est particulièrement attentive à l’équilibre alimentaire des résidents et regrette que la plupart privilégient le kébab plutôt que d’utiliser la cuisine commune du foyer. « Une fois par mois, j’y organise un dîner que l’on prépare tous ensemble. Nous réalisons des choses simples qu’ils pourront refaire seuls, comme des crêpes ou des omelettes. Certains ne savent même pas cuire des pâtes ! »
Faisant aussi fonction d’animatrice au sein du FJT, Nadia propose, un jeudi par mois, une activité telle qu’une journée à la plage, un après-midi de jeux de société ou une soirée débat. Chaque fois, elle réussit tant bien que mal à motiver une vingtaine de participants. Créer une vie résidentielle est en effet devenu difficile depuis que les foyers pour jeunes travailleurs ont été modernisés. Si, auparavant, les résidents devaient sortir de leur chambre pour téléphoner ou se laver, tous possèdent désormais un mobile, et leurs studios sont équipés de sanitaires, d’un réfrigérateur, d’un téléviseur. Pour le moment, afin de susciter des rencontres, il n’est pas possible d’avoir Internet en Wi-Fi dans les chambres des Hauts de Marcouville. Jimmy L., 23 ans, s’en plaint d’ailleurs assez, lui qui ne prend jamais part aux activités communes. « Ce n’est pas quelqu’un qui est dans l’action, il faut toujours le pousser et il connaît souvent des baisses de régime », explique Nadia Dos Reis. En cette fin de matinée, le jeune homme vient visiblement de sortir de son lit lorsqu’il entre dans le bureau de la CESF. Il a accumulé une dette importante à l’égard du Trésor public et Nadia l’aide à constituer un dossier en vue d’étaler son remboursement. Sans faire la leçon à Jimmy, en utilisant le ton rassurant qui la caractérise, la professionnelle conseille au jeune homme de se coucher plus tôt. « Le foyer n’impose aucun horaire et les résidents peuvent se coucher quand ils le veulent, mais je leur fais comprendre qu’ils risquent de se décaler et qu’ils auront du mal à se lever le matin s’ils doivent travailler. » En cas de nuits blanches, il arrive aussi qu’ils ratent les rendez-vous fixés avec la conseillère. « Mais c’est plutôt rare, et ils ont généralement une bonne excuse, car la majorité a compris l’importance de mon rôle. En revanche, si c’est systématique, le directeur les rappelle à l’ordre. »
Les entretiens de la CESF se suivent et ne se ressemblent pas : Ana, 21ans, vient lui annoncer qu’elle a raté son baccalauréat (2). Nadia tente de lui remonter le moral, puis il est rapidement question de l’aider à trouver une formation ou un emploi – mise à jour du CV et de la lettre de motivation, conseils, etc – car Ana est suivie par l’aide sociale à l’enfance (ASE), et sa prise en charge « jeune majeure » se termine dans les prochaines semaines. Il y a donc urgence. Une autre jeune femme vient ensuite la consulter au sujet des difficultés qu’elle rencontre au cours de sa formation d’aide médico-psychologique, puis la CESF réussit à convaincre un résident orienté par le 115 d’aller consulter un psychologue… Outre les entretiens quotidiens (trois fois par semaine, elle travaille jusqu’à 20h30 et le jeudi jusqu’à 22heures, afin de pouvoir rencontrer les jeunes qui rentrent tard), Nadia Dos Reis fait le tour des studios au plus toutes les six semaines pour répertorier les réparations nécessaires et vérifier la propreté des lieux. Si la femme de chambre du FJT change les draps tous les quinze jours, le ménage est sous la responsabilité du résident.
Diplômée depuis 2007, Nadia Dos Reis a d’abord vécu une expérience dans un service d’accompagnement à la vie sociale, avant de faire des remplacements en établissements et services d’aide par le travail puis en résidences sociales. « Ici, la population accueillie est théoriquement plus insérée et plus autonome. Mais entre les jeunes étudiants et ceux qui ont passé 30 ans, entre les chômeurs de longue durée et les jeunes travailleurs, entre les résidents envoyés par l’ASE et ceux qui sortent de prison, il y a un gouffre », note-t-elle. Elle rencontre chacun d’eux à leur entrée, qu’ils aient des difficultés ou pas : « Tous doivent remplir les dossiers de la caisse d’allocations familiales ou les Locapass. Ensuite, j’en suis plus particulièrement une quarantaine, mais chacun peut prendre rendez-vous avec moi, notamment au début de l’installation, quand ils manquent de repères. S’ils n’osent pas, je peux aller spontanément à leur rencontre afin d’instaurer progressivement un rapport de confiance. »
L’approche d’Antony Joset, l’éducateur spécialisé exerçant sur le site des Louvrais, est différente, plus directe. Il utilise en effet volontiers le tutoiement et hausse le ton si nécessaire. C’est le cas avec Cédric L. qui, sans lever les yeux de son téléphone mobile, lui annonce qu’il vient de se prendre une amende dans le bus, la quatorzième à son actif ! « C’est bon, je sais comment me procurer de l’argent », lance le jeune homme de 22 ans, orienté au FJT en décembre 2010 par le service pénitentiaire d’insertion et de probation. « Je ne veux pas en entendre parler », lui rétorque l’éducateur. « Comme beaucoup de jeunes ici, Cédric n’a pas toujours le sens des réalités, déclare-t-il plus tard. Il sort de prison, il a des dettes, il a perdu sa carte d’identité, sa carte Vitale. Il faut être derrière lui tout le temps pour qu’il ne retombe pas dans la délinquance. » Après avoir vérifié qu’il se présente bien à ses rendez-vous chez le psychologue, Antony Joset propose à Cédric L. de le préparer à des entretiens d’embauche.
Ancien éducateur sportif, Antony Joset est éducateur spécialisé depuis 2007. Il a travaillé dans un foyer de l’ASE puis en résidence pour adultes handicapés, avant d’intégrer l’association pontoisienne en juin dernier. Il pense avoir réellement trouvé sa place en foyer de jeunes travailleurs. « On se canalise sur une personne et on la voit évoluer. Il n’y a pas de gestion du quotidien comme avec des enfants ou des personnes handicapées. On s’attache à des démarches pour l’avenir des résidents et le but, c’est de pouvoir les lâcher. Avant cela, il est important de les suivre régulièrement pour qu’ils arrivent à surmonter les difficultés inhérentes au passage en foyer et à faire face aux responsabilités qu’il implique. »
Ainsi, bien que le loyer résiduel demandé soit relativement faible, grâce aux aides personnalisées au logement dont bénéficient nombre de résidents, et que l’accession au FJT n’exige pas de caution lourde, gérer les impayés de loyers constitue une part importante du travail de l’éducateur. « C’est compliqué car ce sont ces redevances qui font fonctionner la structure, mais nous n’avons aucun intérêt à expulser les jeunes, ce serait un échec. Des solutions sont généralement trouvées, et c’est d’ailleurs l’occasion d’aborder la question du budget. Avec Renaud S., par exemple, il a fallu mettre les choses au clair car il faisait des dépenses inconsidérées. Je lui ai signifié que s’il ne faisait pas d’efforts, je proposerais le dossier de quelqu’un d’autre pour le remplacer et il est arrivé à rembourser sa dette envers le foyer. »
Antony Joset essaie avant tout d’avoir un rôle de motivation. « Je sais que les résidents sont capables de beaucoup de choses, quelle que soit leur situation de départ. Certains d’entre eux ont eu des parcours de vie difficiles, mais il faut qu’ils s’autonomisent le plus rapidement possible, car vivre en FJT dans un studio de 18 m2 n’est pas une fin en soi. Quand ils parviennent à trouver du travail, une formation ou autre, je les félicite, c’est valorisant que l’on reconnaisse leurs efforts. » Renaud S. l’admet : « Si l’animateur n’avait pas été là, je n’aurais fait aucune démarche. »
Depuis qu’il a pris ses fonctions, Antony Joset a surtout géré des problèmes lourds, mais il sait qu’il devra aussi aider des jeunes venus de tous horizons dans leur quotidien, que ce soit à travers de simples discussions, afin d’apporter un regard extérieur sur leur vie ou encore pour remplir des demandes de logement, des déclarations d’impôt ou obtenir une carte Solidarité transport. « Chaque cas est différent, à moi de m’adapter à leur profil, à leur parcours. » Selon Lamin Rezig, la CESF et l’éducateur spécialisé sont complémentaires : « C’est un peu caricatural, mais Nadia est plus à l’aise dans la gestion du budget et les démarches administratives tandis qu’Antony met plus l’accent sur la recherche d’emploi et de logement. Je pense qu’il faut qu’ils croisent leurs compétences, même s’ils n’exercent pas dans le même établissement. » Ce jour-là, le directeur, qui divise son temps entre les deux structures, fait visiter Les Louvrais à une nouvelle résidente. Titulaire d’un DESS en intermédiation sociale, il prend en charge « les cas les plus compliqués », ceux qui concernent des personnes souffrant d’addictions et les demandeurs d’asile. « Auparavant, j’étais directeur d’un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, raison pour laquelle j’accepte beaucoup de réfugiés politiques dans nos foyers. » Pour l’heure, il demande à Aline Cuirassier de choisir la chambre qui lui convient dans ce bâtiment datant des années 1970 et qui peut accueillir 135 personnes (dont deux en appartement partagé, deux en appartement couple et six dans les trois studios pour familles monoparentales). Puis il lui explique le fonctionnement de la laverie, de la cuisine, de la salle informatique, de la bibliothèque ainsi que du conseil de vie sociale. Il lui présente enfin Evelyne Jobard, la secrétaire-hôtesse d’accueil des Louvrais. Présente au sein de l’association depuis vingt-deux ans, celle-ci a vu le public évoluer au fil du temps. Si elle appelle les résidents par leur numéro de chambre, c’est toujours avec tendresse. « En 1989, la plupart des jeunes ne passaient que quelques mois ici. Aujourd’hui, j’en connais qui sont là depuis quatre ans. C’est un peu déprimant. » Depuis son hublot situé dans le hall de la résidence des Louvrais, elle passe la clé de chambre à Aurélien S., 25 ans, en aménagement de peine, et lui fait signer le registre. « Je dois être dans ma chambre tous les soirs à 19 heures et ne plus en sortir avant le lendemain matin », explique celui-ci. Son service socio-judiciaire peut venir vérifier à tout moment qu’il est bien au FJT et qu’il ne détient rien d’illicite dans son studio. « Cet aménagement de peine de vingt-quatre mois m’a vraiment été bénéfique. En m’envoyant ici, l’association Esperer 95 (3) m’a permis d’être coupé de mon quartier et de mes fréquentations, et de faire la connaissance de nouvelles personnes. »
La commission d’admission des FJT de l’association pontoisienne sélectionne les résidents parmi les nombreuses candidatures selon des critères établis. Celui qui vise à l’équilibre entre les résidents est l’un des plus importants. « Si nous avons choisi le dossier d’Aline en commission, par exemple, c’est parce qu’elle a une situation, justifie Lamin Rezig. Les Louvrais compte déjà 20 % de résidents au RSA, et en accepter davantage ne nous permettrait plus d’assurer un bon accompagnement social. Nous veillons toutefois à conserver au moins 30 % de public au chômage ou en grande précarité afin de bénéficier des subventions du conseil général (4). Aline Cuirassier a également été retenue parce qu’elle a 26 ans et que j’accorde une importance à une mixité au niveau de l’âge. Par dérogation, nous acceptons de plus en plus de personnes de plus de 30 ans, et il y a même actuellement une résidente âgée de 40 ans. » Si le turn-over au sein des résidences de l’APLJ n’est pas négligeable (5), il reste cependant inférieur aux objectifs que s’est fixés Lamin Rezig. Pour remédier à cette situation, le directeur souhaiterait pouvoir renforcer son équipe socio-éducative, mais les professionnels déjà en place se heurtent de toute façon aux contraintes extérieures : en dépit du soutien qui leur est apporté, les résidents peuvent parfois rester « bloqués » dans l’établissement pendant plusieurs années, faute de formations et de places en logement social. Ce qui, au final, dévoie la mission des foyers de jeunes travailleurs, qui ne sont pas censés se transformer en logements pérennes.
(1) Certains noms de résidents ont été changés.
(2) Le reportage a été réalisé le 6 juillet 2011.
(3) Cette association développe des peines alternatives à la détention –
(4) Les ressources de l’association sont constituées pour un quart du budget de subventions de l’Etat, du conseil général, de la CAF du Val-d’Oise, du Fonjep et de la ville de Pontoise.
(5) L’an dernier, 105 personnes sont sorties du foyer Les Louvrais, dont 68 % vers un logement autonome et 73 % en emploi ; et 74 résidents sont sortis du foyer des Hauts de Marcouville, dont 46 % vers un logement autonome et 73 % en emploi (parmi lesquels 41 % en CDI).