« Le directeur d’un établissement médico-social accepte de répondre de la responsabilité des personnes handicapées qui lui sont confiées. Vis-à-vis de ses mandants, il tire sa légitimité de sa formation, de son éthique et du respect des lois en vigueur.
L’évolution des textes votés par le Parlement, expression démocratique des changements de la société, ne peut pas être remise en cause par un serviteur d’une mission de service public (qu’il soit salarié d’une association ou fonctionnaire ne change pas ce devoir de réserve). Toutefois, il peut être intéressant d’accorder de l’attention à l’apparition ou à la disparition de mots, de concepts qui fondent nos actions et nos pensées de travailleurs sociaux.
Ainsi la quasi-disparition de l’institution spécialisée dans le secteur des enfants que la réforme des annexes XXIV en préparation (1) semble devoir parachever ne risque-t-elle pas maintenant d’emporter avec elle le cadre contenant nécessaire à l’attention soignante ou à l’éducation ?
En 1975, la loi “d’orientation en faveur des personnes handicapées” et celle “relative aux institutions sociales et médico-sociales” affirment déjà dans leur titre un point de vue particulier de la République sur ceux qu’il s’agit de protéger (“en faveur”) et sur les lieux qui pourront le faire (“les institutions”). Les finances publiques permettent à l’époque que nos installations reçoivent des budgets conséquents, et l’on réfléchit en équipe pluridisciplinaire à des projets pour les jeunes. Bien sûr, la générosité, comprise dans tous les sens, a ses limites et ses contradictions : on dépense, à l’apogée des trente glorieuses, sûrement plus qu’on ne justifie et les parents sont convoqués à participer à leur propre suppléance.
Aujourd’hui, dépassant l’intégration puis l’inclusion, une recommandation du Conseil de l’Europe vise, pour tous ses Etats membres, la promotion de la désinstitutionnalisation des enfants handicapés (2). Alors que même l’antipsychiatrie n’a pas réussi, au moins en France, à abattre complètement le mur des asiles que décrivait Erving Goffman (3), serions-nous devenus à ce point néfastes à ceux auxquels nous voulions consacrer nos efforts attentionnés ?
Les associations gestionnaires se sont formées à l’évaluation, et les professionnels accompagnent (et ne prennent plus en charge) des usagers, bénéficiaires d’un contrat individualisé. Une autre relation, moins asymétrique, s’est instaurée, sous d’autres vocables, et la logique un rien consumériste se développe jusqu’au questionnaire de “satisfaction”, ce qui peut interroger la position éducative, sans toutefois l’empêcher encore.
Mais d’autres pierres vacillent…
Les fameuses annexes XXIV de 1989 (4), si elles devaient être résumées d’un trait, le seraient quasiment par la première phrase de l’article 8 : “La prise en charge de l’enfant ou de l’adolescent est globale.” Bien que l’on y souligne l’obligation d’associer la famille, le texte place résolument l’ensemble des professionnels au service d’un ensemble cohérent sous la responsabilité du directeur. Il ne s’agit pas de juxtaposer sans lien les interventions d’un plateau technique mais de penser “un projet pédagogique, éducatif et thérapeutique d’établissement” à l’intérieur duquel, de l’internat à l’externat, voire à domicile, l’institut médico-éducatif ou l’institut médico-professionnel affirme et déploie ses intentions bienveillantes à destination des plus fragiles.
C’est le bilan pluridisciplinaire annuel qui définit les besoins mis en œuvre dans un projet individuel. La réunion de synthèse, parfois mal vécue par les parents, fixe les objectifs et distribue les rôles dans la prise en charge. Les personnels sont, eux, assurés de leurs “compétences” et respectés dans leurs “règles déontologiques”.
L’institution peut être vécue comme arrogante, par le savoir qu’elle affirme, et par l’édifice qu’elle occupe, parfois un château ; dans ses corridors se promènent toutes les ambiguïtés nées de la confrontation et du mélange du confort de travail et de la proximité affective. Mais elle peut offrir aussi un cadre contenant, sécurisant pour tous.
La loi “rénovant l’action sociale et médico-sociale” en 2002 et celle “pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées” en 2005 ont introduit des perspectives nombreuses et nouvelles dans le code de l’action sociale et des familles. En particulier la prise en compte du droit des usagers (terme plus usité jusqu’alors dans les services publics ou hospitaliers) du côté des établissements et l’importante notion de compensation du côté des bénéficiaires de la solidarité nationale.
Empruntant le chemin démocratique et humaniste de la citoyenneté des personnes en situation de handicap, les parlementaires accentuent la reconnaissance par la Nation de la primauté du choix individuel. A l’instar du patient éclairé par les explications de ses soignants, le sujet agissant, fort de l’égalité des chances, sollicite selon ses besoins les dispositifs mis en place.
La commission “éducation-scolarité” du Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), tenant compte de “l’évolution de la place de la personne en situation de handicap”, propose une refonte des annexes XXIV. Le point de départ de cet intéressant travail est un brainstorming à partir de six mots clés : précocité, parcours, proximité, continuité, souplesse et qualité.
Dans sa version de janvier 2011, le document établit un socle de principes forts qui vont entraîner une nouvelle configuration des relations des acteurs du secteur médico-social (enfants, parents, établissements et services, administrations) : le projet de vie, élaboré et exprimé par l’usager est l’élément fondateur ; les établissements et service fonctionnent dans une logique de dispositifs, au sein d’une plateforme de réponses ; l’ensemble des acteurs est partie prenante de la mise en œuvre du projet de vie global.
En tant qu’éducateur, j’ai autant de respect pour les personnes dans leur spécificité, leurs désirs et leurs souffrances, que je crois aux vertus des valeurs collectives et des contraintes qu’elles nous imposent. Si l’on pousse le trait, et sous le noble prétexte de l’égalité de tous, on aura bientôt déboussolé autant les jeunes handicapés que les autres jeunes. Il me semble donc nécessaire qu’on soit attentif, là comme on pourrait l’être ailleurs, à ne pas confondre demande et besoin, surtout lorsqu’il s’agit d’adolescents.
En tant que directeur d’un établissement d’enfants, en m’appuyant sur les collègues de terrain, et en concertation avec les parents, je propose contractuellement un projet et j’en réponds, toujours en visant l’amélioration de ses faiblesses et ses insuffisances, et conformément à la législation. Se placer uniquement comme un acteur dans un panel de dispositifs au milieu desquels des gens en souffrance doivent trouver leur voie me gêne. Il ne s’agit pas là d’une crainte liée à une perte de pouvoir mais à l’impression que l’on pourrait faire porter aux personnes handicapées la responsabilité de trouver elles-mêmes des solutions à leur propre problème.
Formé, enfin, à la psychologie sociale, je m’étonne que les perceptions de l’institution soient très souvent négatives et que ses ambitions globales soient caricaturées, décrites même comme totalitaires. Un cadre contenant est aussi soignant. Les thérapeutes seraient-ils les seuls à se réclamer des vertus groupales (5) ?
Historiquement, et très schématiquement, notre secteur est né de la volonté d’associations, qui ont obtenu de la part des pouvoirs publics des ressources pour embaucher des éducateurs. Il s’agissait de créer des lieux adaptés pour des enfants dont le système scolaire classique ne pouvait pas s’occuper, et dont la place n’était pas à l’hôpital.
Cet équilibre ternaire politiques/parents/professionnels a toujours été dynamique et vivant, conflictuel parfois. Les conventions collectives peuvent être lues comme la résultante d’un jeu d’alliances, les formations se sont mises en place après d’autres accords, et les nécessaires procédures naissent à la suite d’autres enjeux.
Le déficit des comptes de la sécurité sociale, l’apparition de la concurrence, les exigences de qualité et de bientraitance vont entraîner, dans cet espace traditionnellement propice aux débats et à la recherche, des évolutions finalement arbitrées par nos instances démocratiques. Rien que de très légitime. Mais si l’institution disparaît, les professionnels pourraient être ramenés au rang de prestataires de service, dans ce qui peut paraître comme un avantage citoyen d’un côté, et aussi un avantage budgétaire de l’autre. Il n’est alors pas certain, pour autant, que nos missions professionnelles gardent l’amplitude que nos responsabilités morales et techniques exigent. »
(1) Ces textes régissent les établissements et services d’éducation spéciale qui prennent en charge les enfants et les adolescents handicapés. Inscrites dans le décret du 9 mars 1956 sur les « conditions d’autorisation des établissements privés de cure et de prévention pour les assurés sociaux », elles ont été profondément rénovées en 1989 et doivent encore faire l’objet d’une révision pour intégrer les avancées de la loi « handicap » de 2005.
(3) Asiles – Etudes sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus (1re édition aux Etats-Unis en 1961) – Editions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1979.
(4) Annexes XXIV au décret n° 89-798 du 27 octobre 1989.
(5) On peut approfondir la notion de contenance psychique en lisant Groupe, contenance et créativité – Jean-Bernard Chapelier et Didier Roffat – Ed. éres, 2011.