Quels sont les chiffres sur l’accès des jeunes des milieux populaires à l’enseignement supérieur ?
Depuis la fin des années 1980, l’accès au supérieur a été multiplié par deux pour l’ensemble de la population, et par trois et demi pour ces jeunes. Ces derniers ont donc vu leurs chances de suivre des études supérieures s’améliorer plus vite que celles de la population générale. Néanmoins, l’enseignement supérieur reste très clivé en fonction des filières. Non seulement les baccalauréats sont typés socialement et n’ouvrent pas aux mêmes formations, mais de plus, selon les milieux sociaux des étudiants, à baccalauréat équivalent, les orientations diffèrent. Le résultat est que, dans un contexte général de réduction des inégalités d’accès à l’enseignement supérieur, certaines filières sont devenues encore plus sélectives. Les grandes écoles, en particulier, recrutent cinq à six fois moins de jeunes des milieux populaires que les universités. Avant la démocratisation de l’enseignement supérieur, le différentiel n’était que de deux ou trois.
Quelles chances un jeune de milieu modeste a-t-il d’intégrer une grande école ?
Sur le panel de l’ensemble des élèves de 1995, en 6e, on comptait 38 ?% d’enfants d’ouvriers et 16 ?% d’enfants de cadres. En première année de classes préparatoires, on ne dénombrait plus que 9 ?% d’enfants d’ouvriers, contre 55 % d’enfants de cadres. Le rapport s’est complètement inversé. Il s’agit là du résultat de mécanismes liés à des différences de parcours, démarrant très en amont dans l’enseignement secondaire. A chaque palier, il se produit des orientations jouant sur les choix familiaux et les chances des jeunes d’accéder à différentes filières. En terminale, selon leur origine sociale, les jeunes ne décrochent pas les mêmes baccalauréats et ne s’orientent pas vers les mêmes formations. Et même à baccalauréat équivalent, les jeunes des familles aisées ont deux fois plus de chances de s’orienter vers une classe préparatoire que ceux des milieux défavorisés.
Qu’est-ce qui détermine l’accès des jeunes des milieux populaires aux grandes écoles ?
Au-delà de l’origine sociale, le contexte dans lequel l’élève a réalisé son parcours scolaire joue un grand rôle, ainsi que la nature de l’établissement. Bien entendu, si l’on est issu d’un milieu défavorisé, on risque beaucoup plus d’être scolarisé dans un établissement socialement « ségrégué », et cela renforce les différences de choix d’orientation. La méconnaissance des filières est aussi un élément important. Dans certains lycées, il est surprenant de constater que même de bons élèves de terminale ignorent l’existence des classes préparatoires et des filières sur lesquelles elles ouvrent. On peut également penser qu’il se met en place un frein psychologique ou culturel, les élèves des milieux modestes s’interdisant de se projeter dans telle ou telle filière jugée a priori inaccessible ou trop en décalage avec leur famille. En outre, si l’on raisonne rationnellement, les probabilités de rentabiliser un diplôme sont moindres pour les jeunes d’origine populaire. Ils ont plus de mal à le faire fructifier sur le marché du travail et sont plus souvent victimes de déclassement. A l’inverse, l’aspect financier, s’il entre en ligne de compte, n’est pas nécessairement déterminant. Evidemment, les classes préparatoires conduisent à des études longues et, in fine, coûteuses. Mais l’université représente, elle aussi, un coût, et le système de bourses permet de réduire l’impact financier du choix des études supérieures.
Depuis quelques années, un certain nombre d’initiatives ont été prises pour améliorer la diversité du recrutement des grandes écoles…
L’un des dispositifs les plus connus est la « filière ZEP » de Sciences-Po Paris, qui constitue une nouvelle voie d’accès pour les élèves des lycées de quartiers défavorisés ayant signé une convention éducation prioritaire. De même, en 2003, l’ESSEC [Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales] avait lancé un programme de tutorat et d’ouverture culturelle appelé « Une prépa, une grande école, pourquoi pas moi ? ». L’université met, elle aussi, en place des systèmes de tutorat et d’accompagnement des élèves issus des établissements accueillant les enfants des milieux modestes. Et avant cela, il existait les classes préparatoires aux grandes écoles ATS (pour Adaptation technicien supérieur), créées pour les jeunes titulaires de BTS ou de DUT souhaitant devenir ingénieurs. Enfin, en novembre 2008, le gouvernement a lancé les Cordées de la réussite, qui instituent des partenariats entre des établissements de l’enseignement supérieur et des lycées situés dans des quartiers prioritaires.
Les résultats sont-ils probants ?
80 % des élèves admis en 1998 à Sciences-Po Paris étaient issus des catégories supérieures. Les conventions ZEP/Sciences-Po ont donc été conçues pour diversifier le recrutement et, avec plusieurs années de recul, on peut dire que cet objectif est en partie atteint. Le nombre des lycées conventionnés a augmenté et, depuis 2001, 860 étudiants ont bénéficié du système, dont deux tiers de jeunes issus de l’immigration. Les bénéficiaires ont connu des parcours auxquels ils n’auraient pas pu accéder autrement, et la diversité s’est améliorée à Sciences-Po. Un autre effet positif concerne les changements significatifs observés dans les lycées conventionnés. En matière d’orientation, l’éventail s’est ouvert pour leurs élèves et les choix d’études des jeunes ont évolué. On constate aussi des effets sur leur motivation et sur le niveau d’exigence des enseignants. La participation au système des conventions ZEP semble améliorer leur optimisme sur l’orientation future de leurs élèves. Ce qui, au final, a des répercussions sur le parcours et la réussite de ces derniers. Les enseignants se rendent compte que certains jeunes peuvent intégrer des grands cursus, et ils sont davantage motivés pour les y préparer.
Et quelles sont les limites de ces dispositifs ?
La première, pour les conventions ZEP/Sciences-Po, est que tous les jeunes sélectionnés ne réussissent pas à intégrer la filière. Ils ne sont que 17 % à franchir ce cap. Et parmi eux, beaucoup peinent à réussir car le principe est celui d’un accompagnement intégré, mais une fois admis on est scolarisé au même titre que les autres élèves. Il semble qu’un certain nombre d’abandons se produisent en cours de route. Il est vrai, ce n’est pas parce qu’on est entré dans une grande école que l’on va nécessairement y réussir. On peut aussi souligner l’existence d’un décalage au quotidien entre les jeunes intégrant ces dispositifs et ceux qui sont issus des filières classiques. Enfin, on ne sait pas encore si ces jeunes rentabiliseront à leur sortie leur diplôme aussi bien que les autres. Car leurs origines sociales, ethniques ou géographiques continuent à peser sur leur trajectoire. Une autre limite inhérente au dispositif, comme pour les quotas de boursiers, est que l’on cible les bons élèves très motivés des établissements défavorisés, et que ce sont surtout des élèves des classes moyennes qui en bénéficient. Ils représentent entre la moitié et les deux tiers des jeunes retenus.
Et en termes de réduction des inégalités scolaires, ces dispositifs sont-ils efficaces ?
Ils mettent en lumière, plus qu’ils ne résolvent, le problème de ces inégalités et de l’accès à l’enseignement supérieur. On essaie de réinjecter un peu de méritocratie en bout de chaîne, mais il ne faut pas laisser croire que ce type de dispositif pourrait tenir lieu de politique de lutte contre les inégalités scolaires. La méritocratie, selon une formule connue, c’est ce qui permet de légitimer les inégalités. Avec ces dispositifs, on intervient en bout de chaîne sur les « rescapés de la sélection scolaire » par un traitement dérogatoire, alors que les inégalités en la matière s’enracinent très tôt et s’accumulent tout au long de la scolarité.
Comment alors réduire ces inégalités scolaires ?
On peut, par exemple, introduire de la discrimination positive dès le début de la chaîne scolaire. Le gouvernement a récemment supprimé la préscolarisation à 2 ans. Or le fait d’entrer en maternelle avant l’âge de 3 ans est particulièrement avantageux pour les jeunes des classes populaires. Une année de plus à l’école a un impact positif sur la suite de leur parcours. On sait aussi que les disparités sociales et académiques entre les établissements renforcent les inégalités individuelles. Intégrer un peu plus de mixité sociale dans les établissements permettrait de réduire le poids de l’origine sociale.
Nadia Nakhili est maître de conférences en sciences de l’éducation à l’université de Grenoble. Elle a notamment publié, avec Séverine Landrier, « Comment l’orientation contribue aux inégalités de parcours scolaires en France : les apports de la recherche », dans Formation emploi. Revue française des sciences sociales n° 109 (janvier-mars 2010), et « Impact du contexte scolaire dans l’élaboration des choix d’études supérieures », dans Education et formations n° 72 (septembre 2005).