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Addictions sans drogues : répondre à l’excès sans excès

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Jeu problématique, achats compulsifs, dépendance à Internet, au sexe, au sport… ont rejoint l’alcoolisme et la toxicomanie au rang des addictions, dont ils partagent maintes caractéristiques. De plus en plus sollicités, les professionnels des centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie s’organisent pour prendre en charge ces nouveaux profils. Sans véritables moyens.

« J’étais un joueur : je le sentis à cet instant précis. Mes bras et mes jambes tremblaient, mes tempes battaient. » Dès lors, Alexis Ivanovitch, protagoniste du Joueur, roman de Fiodor Dostoïevski, hantera les casinos, pris dans l’étau du jeu compulsif. Une passion ravageuse que connut lui-même l’écrivain russe et qu’on nommerait aujourd’hui « addiction ». Ce terme, qui n’est plus réservé à la toxicomanie ou à l’alcoolisme, englobe diverses conduites, dont le jeu excessif mais aussi les achats compulsifs, les usages d’Internet et de jeux vidéo, l’anorexie, la boulimie, l’hypersexualité, la dépendance au sport, au travail… Selon Isabelle Varescon, professeure de psychopathologie à l’université Paris-Descartes, ces addictions résultent « d’un processus interactionnel entre un individu et un objet externe ou une activité banals, mis à la disposition de tous, qui conduit à une expérience sur laquelle se développe une dépendance principalement psychologique en raisons des effets plaisants qu’elle procure et des fonctions qu’elle remplit » (1). Ce n’est donc pas la nature de l’objet qui caractérise l’addiction mais la relation qu’entretient avec lui l’individu.

Le concept d’addiction sans substance ou comportementale s’est véritablement affirmé avec le passage de la notion de produit à celle de pratique addictive, présente dans le plan gouvernemental 1999-2002 promu par la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (MILDT). Un tournant décisif qu’en 2008 la circulaire sur les centres de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) a concrétisé (2). Le phénomène reste cependant mal évalué. Il y aurait, en France, de 600 000 à 1,8 million de joueurs problématiques, en extrapolant à partir d’enquêtes nord-américaines (3). Aussi imprécisément, l’addiction aux achats toucherait de 2 à 8 % de citoyens, l’anorexie mentale de 1,6 à 4 % et la boulimie de 2 à 5 %… Le manque de données est à la hauteur de la difficulté à repérer ces addictions faute de définitions précises, d’outils adaptés ou de repérage des populations, toutes ne consultant pas dans des lieux spécialisés.

Les addictions sans drogues partagent avec celles avec substance l’essentiel des critères établis, dans les années 1980, par le psychiatre américain Aviel Goodman pour évaluer les troubles addictifs : perte de contrôle, envie irrépressible de recommencer, manque ressenti à l’interruption du comportement, impossibilité d’arrêter malgré la volonté du sujet et les conséquences négatives… « Le joueur pathologique, l’acheteur compulsif, ne peuvent rester sur une conduite modérée. Et quand on les rencontre lors d’une hospitalisation par exemple, on constate qu’ils éprouvent des symptômes, un malaise, dûs au manque. La dépendance est aussi marquée par le déni des dommages que peut provoquer cette forte passion », témoigne Michel Lejoyeux, chef du service de psychiatrie et d’addictologie de l’hôpital Bichat-Claude-Bernard à Paris (4). « Incapable de s’arrêter de jouer, le sujet rentre dans une spirale infernale où il joue pour payer ses dettes et “se refaire”. On assiste à un envahissement de la vie par le jeu. [Perdant le contrôle, il] se mettra en danger et sera capable d’abandonner ses relations familiales, sociales, son travail et ses revenus », souligne Céline Bonnaire, psychologue clinicienne au CSAPA Emergence, à Paris (5). Si l’on prend le volet des dépendances sexuelles qu’amplifie l’expansion du Net, des effets semblables apparaissent. Notamment se produit « un phénomène d’accoutumance qui conduit l’addict sexuel à augmenter la dose, en allant sur des sites [pornographiques, de rencontres…] de plus en plus durs », affirme Irène Codina, psychologue au centre médical Marmottan, à Paris (6). Des signes de manque psychologiques ou physiques sont là aussi ressentis à l’arrêt, et malgré leurs efforts ou les suites négatives (perte de l’emploi, départ du conjoint…), ceux qui la consultent ont le sentiment de ne pouvoir se réfréner. L’excès de temps passé et/ou d’argent dépensé, la recherche de sensations, la fuite d’affects difficiles… sont également des caractéristiques récurrentes des addictions.

Des limites imprécises

Les similitudes n’empêchent pas cependant les addictions comportementales de se distinguer de celles avec substance sur nombre de plans : modalités d’expression, conséquences, traitements… En outre, certains travaux tendraient à démontrer que les mécanismes cérébraux impliqués diffèrent. Quant à la société, elle ne les aborde pas pareillement. C’est le cas, par exemple, pour la cocaïnomanie et le jeu pathologique, aux ressorts voisins : impulsions irrésistibles, sevrage relativement aisé mais rechutes fréquentes. En travaillant sur la trajectoire des joueurs addicts, des experts ont constaté qu’ils connaissent des phases intenses de jeu puis se calment, que très peu recourent aux centres de soins et que beaucoup finissent par arrêter spontanément. Pour les cocaïnomanes, il en est de même. « Pourtant, dans le premier cas, on en déduit qu’il s’agit d’une addiction pas trop grave car plus variable que chronique, alors que, dans le second, on estime la situation catastrophique et urgent de favoriser l’accès aux centres de soins. La perception varie énormément selon qu’une drogue est en jeu ou non », relève Marc Valleur, psychiatre, médecin chef du centre médical Marmottan. Ce constat est confir­mé par une enquête suisse selon laquelle les joueurs excessifs sont davantage perçus comme des victimes que les toxicomanes ou les alcooliques.

S’il n’est plus guère contesté, le concept d’addiction comportementale a toutefois des limites imprécises. Tout le mode s’accorde aujourd’hui à reconnaître qu’il peut s’appliquer aux jeux de hasard et d’argent. Les pouvoirs publics commencent d’ail­leurs à se préoccuper des joueurs excessifs et le nouveau plan gouvernemental 2012-2016 préparé par la MILDT devrait en tenir compte. Mais si les professionnels acceptent globalement, bien qu’à des degrés divers, de ranger parmi les addictions les achats compulsifs, la cyberdépendance voire les troubles des conduites alimentaires, l’hypersexualité, l’excès de travail ou de sport, certains étendent le concept à des domaines qui sont loin de faire consensus. On parle ainsi de dépendances affectives ou sectaires, d’addictions aux coups de foudre, à l’information, aux soins médicaux, aux tentatives de suicide… Le danger est, en outre, de glisser vers une médicalisation à outrance de l’excès, de déborder sur les habitudes, plaisirs ou passions propres à chacun. « Il y a un enjeu clinique, sociétal, politique à mieux baliser les limites du concept, à établir à partir de quand l’intervention est fondée, de quand s’opère la pathologisation de l’existence », prévient Alain Rigaud, psychiatre et président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie (ANPAA). Pour lui, trois axes sont à considérer : « celui de l’objet, selon sa puissance addictive, celui du comportement et de sa fonction pour le maintien du meilleur équilibre du sujet et celui des conséquences dommageables. Quand on les combine, au cas par cas, on distingue les vraies addictions, qui conjuguent compulsion et dépendance. »

La question interroge aussi la responsa­bilité d’une société de plus en plus addictogène, marquée par l’individualisme, la paupérisation des liens, le consumérisme. En particulier, l’ouverture légale à la concurrence en mai 2010 des jeux d’argent et de hasard en ligne, l’explosion du poker via le Net à grand renfort de publicité risquent d’augmenter les problèmes d’abus et d’addiction. D’autant que les jeux en ligne seraient plus addictifs que ceux « en dur ». En outre, la crise économique peut conforter certaines fragilités. Des équipes de CSAPA et des acteurs sociaux de terrain constatent d’ores et déjà des pratiques dont ils redoutent les effets à terme. Ainsi, remarque Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération Addiction, « de plus en plus de gens commencent à se servir des jeux comme d’une formule de “crédit revolving” pour arrondir les fins de mois. Il ne faudrait pas que cet automatisme de crédit, pas forcément problématique au départ, génère des phénomènes de dépendance avec les risques qui en découlent. De par leur dimension médico-sociale et transdisciplinaire, les CSAPA auront à rester vigilants pour repérer les personnes qui pourraient se mettre en danger. » Le lien entre précarité et jeu pathologique a d’ailleurs déjà été remarqué (voir encadré ci-contre).

Troubles anxieux

Tous les sujets ne sont pas égaux devant les addictions. Divers facteurs d’ordre individuel (personnalité, estime de soi, composantes neurobiologiques, génétiques…) ou environnemental (contexte familial, milieu de vie, influence des pairs…) viennent modérer ou accroître le risque d’en développer ou la capacité à y résister. En particulier, les comorbidités sont fréquentes. Et on ne sait pas toujours distinguer la nature du lien de cause à effet. « Certains troubles anxieux constituent en tout cas des facteurs de vulnérabilité importants précédant l’addiction, qu’elle soit à une substance ou non », constate Jean-Pierre Daulouède, psychiatre et directeur du CSAPA Bizia à Bayonne (voir article, page 35). La grande majorité des acheteurs compulsifs présenteraient des troubles anxieux ou de l’humeur. Les tentatives de suicide seraient très fréquentes chez les joueurs pathologiques, vulnérables à la dépression. En outre, « l’addiction est quasi toujours une polyaddiction, les associations et relais de conduites addictives avec ou sans drogue étant la règle plus que l’exception », pointe Jean-Luc Vénisse, directeur du pôle universitaire d’addictologie et de psychiatrie du CHU de Nantes (voir encadré, page 34), qui estime, toutes addictions confondues, que les trois quarts des sujets sont concernés. Le jeu pathologique est ainsi souvent associé à l’alcool et au tabac, les troubles du comportement alimentaire peuvent se nouer à une toxicomanie ou à un alcoolisme, voire à une addiction aux achats… Menée dans 55 centres du réseau de l’ANPAA en 2009, une enquête a démontré que près de 20 % des patients qui consultent en général pour un problème d’alcool étaient en difficulté avec le jeu. « On ne peut désormais rencontrer un alcoolique, un tabagique… sans l’interroger sur d’éventuelles relations addictives aux autres comportements excessifs », conclut Michel Lejoyeux.

Une approche de plus en plus partagée par les équipes des CSAPA – qui ont notamment pour mission facultative le repérage précoce des usages nocifs et la prise en charge des addictions sans substance – peu à peu sollicitées. « Elles ont compris qu’à côté des lieux d’expertise, tels que le centre Marmottan ou la consultation du CHU de Nantes dont les personnels spécialisés reçoivent les cas les plus lourds, elles avaient un rôle à jouer, en tant que dispositif de proximité, car les comportements addictifs allaient se répandre », assure Jean-Pierre Couteron, président de la Fédération Addiction. Les équipes se forment donc à ces « nouvelles » addictions. « Nous avons besoin d’acquérir des connaissances complémentaires notamment sur les divers types de jeux (d’argent, de hasard, en ligne, vidéo…), le contexte socio-culturel, les mécanismes biopsychologiques, les mesures de protection que l’on peut proposer… afin d’être aidants pour la totalité des situations. Mais, tempère-t-il, il s’agit juste d’une mise à niveau puisque nous maîtrisons l’approche addictologique. »

Pour les équipes des CSAPA qui se sont formées, le passage s’effectue sans grande difficulté. Reste parfois à convaincre les publics de franchir la porte. Lorsque l’Association méditerranéenne de prévention et de traitement des addictions (AMPTA) a ouvert, en 2006, un CSAPA à Aubagne, des personnes sont d’emblée venues consulter pour une addiction comportementale. En revanche, dans ses centres anciens de Marseille et de Martigues, la montée en puissance se révèle plus délicate. « Nous étions repérés comme recevant un public de toxicomanes. Avec la réforme des CSAPA, nous avons dû d’abord travailler sur l’accueil des patients alcooliques, nous former, créer les partenariats nécessaires, communiquer. Nous ne nous sommes préoccupés que plus récemment des addictions comportementales, et il reste beaucoup à faire pour déstigmatiser les lieux et faciliter la venue des usagers concernés. Quelques joueurs pathologiques, des fa­milles, nous sollicitent mais encore peu, reconnaît Jean-Jacques Santucci, directeur de l’AMPTA. Aujourd’hui se pose surtout la question du jeu chez les patients que nous suivons déjà. Cela fera comme avec l’alcool : nous nous y sommes intéressés d’abord avec nos patients toxicomanes, puis les représentations ont évolué. »

L’ouverture des jeux en ligne ne semble pas encore avoir provoqué une ruée dans les CSAPA, mais, entre le moment où une personne s’accroche à un comportement et celui où elle demande de l’aide, plusieurs années peuvent s’écouler. Les professionnels y voient donc une petite « bombe » à retardement. « Il ne s’agira d’ailleurs pas forcément de jeu pathologique ou de situations avec pertes de contrôle, pointe Jean-Pierre Couteron. Quoi qu’il en soit, avant de pouvoir faire une photographie objective, il nous faudra un certain temps. » De même, observe Jean-Jacques Santucci, « notre responsabilité de soignants est de ne pas dramatiser ce qui n’a pas à l’être ». Par exemple, passer beaucoup de temps sur le Net ne signifie pas pour autant en être addict. Ainsi, reprend Jean-Pierre Couteron, pointant la question des jeunes et des cyberaddictions, « on sait désormais qu’il s’agit essentiellement de problèmes éducatifs. La question sera surtout pour nous d’accompagner l’adolescent en difficulté et sa famille autour d’une perte de contrôle ponctuelle, qui n’est pas forcément à pathologiser. »

Sur le terrain, aujourd’hui, l’approche des addictions sans substance bouleverse peu les pratiques. « Les réponses restent classiques : éducation-prévention avec, en particulier, un travail à mener avec les familles, les entourages ; réduction des risques, y compris pour préserver des conséquences sociales ou financières, avec un travail autour du budget, de l’interdit temporaire, de l’implication des proches… ; thérapie cognitivo-comportementale ou psychanalytique. Ces trois dimensions sont nécessaires et s’appliquent en tout ou partie aux usagers selon leur profil », résume Jean-Pierre Couteron. Pour approfondir la question de la prise en charge, la Fédération Addiction va se lancer, en octobre, avec le soutien de la direction générale de la santé, dans un état des lieux des pratiques professionnelles. « En nous appuyant sur des régions pilotes en contexte urbain, semi-urbain et rural nous verrons comment les CSAPA sont sollicités, quelles réponses se déploient dans le réseau, en particulier sur la question des jeux, en vue de les diffuser », précise Nathalie Latour. Le projet va durer un an.

Jusqu’où intervenir ?

Aujourd’hui, en dehors du jeu, des achats compulsifs ou des cyberdépendances, rares sont les personnes sollicitant d’emblée les CSAPA pour une addiction d’une autre nature. Les équipes ne se sentent d’ailleurs pas forcément en capacité de le faire. « Pour un joueur pathologique, nous n’avons pas besoin d’un arsenal thérapeutique spécifique. Tant que cette addiction ne cache pas une maladie psychiatrique, nous disposons des compétences nécessaires. En revanche, nous ne sommes sans doute pas équipés pour recevoir des boulimiques ou des anorexiques – si tant est qu’il s’agisse bien là d’addictions –, qui pourraient nécessiter des suivis différents, avec une mise à l’abri, des activités adaptées, une approche du corps… », analyse Jean-Jacques Santucci.

Concernant l’hypersexualité, mêmes réserves. « Nous pouvons aider ces personnes en souffrance s’il s’agit bien d’une addiction et non d’une perversité, et nous le faisons, mais la limite n’est pas toujours facile à trouver », précise Emmanuel Benoit, directeur général de la Société d’entraide et d’action psychologique (SEDAP), implantée à Dijon. Mais surtout aujourd’hui, tout se fait à moyens constants. « Nous avons des demandes que nous n’avions pas il y a cinq ans et cela va se développer, poursuit Jean-Jacques Santucci. A un moment, les équipes ne pourront plus absorber ces nouvelles sollicitations. Se posera alors la question des publics à privilégier et il se peut que les addictions comportementales, globalement moins invalidantes, passent au second plan. Certains professionnels ont déjà de telles files actives qu’ils ne peuvent plus suivre. » Une situation à laquelle sont confrontés d’autres CSAPA, amenés à refuser des patients. « Concernant les cyberaddictions, qui touchent en général des jeunes, nous les voyons dans le cadre des consultations “jeunes” ou de proximité, cela ne pose pas de problème ; mais lorsqu’il s’agit d’un suivi plus long – les joueurs pathologiques nécessitent en moyenne un à deux ans de prise en charge –, nous ne pouvons répondre comme il le faudrait. Impossible, par exemple, déplore Emmanuel Benoit, d’organiser des groupes de parole. »

Quid des financements ?

La question des moyens est au cœur des débats. En particulier, avec la loi sur l’ouverture et la régulation des jeux en ligne, les CSAPA pourraient bénéficier d’une manne prise sur le gain brut des jeux pour répondre à la problématique des ludopathes. « L’enveloppe a disparu mais la loi dispose d’une clause de revoyure prévue fin 2011. Les parlementaires semblent aujourd’hui comprendre la nécessité de doter les CSAPA en moyens pour les aider à se structurer, à recruter des personnels supplémentaires (psychologues, assistantes sociales…) et à monter des projets de qualité, espère Emmanuel Benoit, qui a été auditionné dans le cadre de la revoyure. Le recours à des avocats et autres juristes est aussi à prévoir pour aider les personnes à sortir la tête de l’eau. » Restera néanmoins à rendre le dispositif plus visible, car certains professionnels s’interrogent : « Qui sait aujourd’hui ce qu’est un CSAPA ? »

JEU EXCESSIF ET PRÉCARITÉ

Une enquête menée en 2007 en Côte-d’Or dans un centre de médecine préventive du réseau national des centres d’examen de santé de l’assurance maladie (7) apporte un éclairage intéressant sur le jeu excessif en France, en l’absence de données sur sa prévalence en population générale.

Conduite avec le concours de la Société d’entraide et d’action psychologique et en recourant à un indice canadien reconnu, l’étude évalue à 55,5 % les personnes participant à des jeux de hasard et d’argent et montre que 85 % de ces joueurs n’ont aucun problème avec leur pratique. Pour les 15 % restants, en revanche, les habitudes de jeu comportent un risque, faible pour 10,7 %, modéré pour 3,6 %, et problématique pour 0,7 %.

Croisant les résultats avec un score de précarité, les enquêteurs révèlent, par ailleurs, que « les corrélations sont significatives entre les niveaux de problèmes liés aux jeux de hasard et d’argent et les caractéristiques sociales des joueurs ». Ainsi, les chômeurs ont le taux de joueurs à risque le plus élevé (5 % contre 2 % pour les autres). Enfin, parmi les joueurs problématiques, 48 % sont en situation de précarité alors que seuls 26 % des consultants du centre le sont. Les joueurs précaires sont davantage des hommes, plus souvent seuls et plus jeunes. Ils jouent plus fréquemment et recourent particulièrement aux jeux de grattage, à tirage rapide, tiercé, poker ou aux jeux payants en ligne.

Une telle étude prouve, selon ses auteurs, « la faisabilité d’un repérage précoce des conduites addictives ». Et donc l’intérêt d’intervenir en prévention auprès de certains publics a priori plus vulnérables.

DES CENTRES-RESSOURCES

Le pôle hospitalo-universitaire d’addictologie et de psychiatrie du CHU de Nantes a créé en 2008 un Centre de référence sur le jeu excessif (CRJE) dans le cadre d’un partenariat avec la Française des jeux et le PMU. S’adressant au grand public comme aux professionnels de la santé et du social, il a pour objectif de développer la recherche pluridisciplinaire, la formation, l’information et la prévention sur le jeu problématique (jeux de hasard et d’argent, vidéo) (8). Son activité s’inscrit au sein d’un projet plus vaste : l’Institut fédératif de recherche et de formation sur les addictions comportementales (IFAC), qui vise notamment à étudier les excès sportifs et alimentaires ou les dépendances affectives, sexuelles et sectaires et à favoriser une approche transversale des addictions.

Un centre bayonnais tente de prévenir l’addiction aux jeux

Parmi les pionniers, le centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA) Bizia, créé par Médecins du monde à Bayonne, a ouvert dès 2004 une consultation pour les addictions sans substances.

« Nombre de nos patients suivis dans les programmes “méthadone”, “alcool” ou “cocaïne” avaient d’autres addictions, en particulier liées aux jeux d’argent », se souvient Jean-Pierre Daulouède, psychiatre et directeur du CSAPA (9), qui reçoit des patients concernés par une ludopathie, une cyberdépendance, des achats compulsifs, une addiction sexuelle ou des troubles du comportement alimentaire. « Après le repérage et la prise en charge des comorbidités [10] psychiatriques pouvant être associées aux comportements posant problème, nous mettons en place une psychothérapie, en général de type cognitivo-comportementale », explique Jean-Luc Pradeille, psychothérapeute.

L’addiction aux jeux comme aux achats compulsifs peut avoir de lourdes conséquences financières. « Il s’agit d’accompa­gner certaines démarches, de monter des dossiers de surendettement, d’instaurer un soutien juridique, d’orienter les personnes vers les travailleurs sociaux de secteur ainsi que des avocats, ou encore de réassurer celles qui se sentent perdues », explique Veronika Devrim, éducatrice spécialisée, qui participe aussi aux évaluations. Souvent, derrière cette addiction au jeu, se cache un vécu familial complexe, des problèmes d’estime de soi, un manque de reconnaissance, un isolement.

Certains usagers se retrouvent dans des situations catastrophiques. « Ils sont dépassés par ce qui leur arrive. J’ai eu le cas d’un jeune homme avec une bonne situation qui s’est enfoncé au fil du temps, dépensant des sommes colossales via des paris sportifs en ligne. Il a emprunté de l’argent, a fini par voler son entreprise et a désormais des problèmes avec la justice. Aujourd’hui, c’est toute sa vie qui est en jeu », témoigne-t-elle. D’autres, avec des budgets limités, se retrouvent vite en difficulté et s’enferment dans la « pensée erronée », qu’ils vont se « refaire » le lendemain ; d’autres encore, des retraités âgés, dilapident leur pension en quelques jours au casino sans comprendre ce qui leur arrive.

Situé au Pays basque, dont la côte est constellée de casinos, le CSAPA a souhaité mettre en place une prévention secondaire dans les salles de jeux en direction des ludopathes des machines à sous, très addictogènes, grâce à des partenariats avec les établissements. « Nous avons assuré des permanences dans les casinos pour observer ce qui s’y passe. L’idée est de sensibiliser le personnel et de le former pour effectuer du repérage précoce. Depuis, des casinos nous adressent des personnes manifestement en difficulté pour contrôler leur comportement, voire qui viennent se faire interdire de jeu », explique Jean-Luc Pradeille. « Au début de l’usage problématique, une simple prise de conscience peut conduire à plus de tempérance en matière de jeu », assure Jean-Pierre Daulouède. « L’idéal serait de déposer des questionnaires confidentiels pour sensibiliser les clients afin qu’ils évaluent leur comportement de jeu et afin de voir s’ils sont dans le pathologique, mais c’est compliqué. Les directions semblent partantes pour développer la prévention, la formation, mais les personnels se retrouvent en porte-à-faux puisqu’ils sont dans une démarche commerciale », précise Jean-Luc Pradeille. Pour pousser plus loin les partenariats, il faudrait aussi disposer de plus de temps et de moyens. Or l’équipe est déjà débordée. « La demande de soins s’accroît déjà d’année en année en matière d’addictions sans substance, en particulier du fait du Net. Or nous n’avons pas de financement spécifique, pointe Jean-Luc Pradeille. Nous ne serions pas sûrs de pouvoir faire face si la demande se développait encore. »

Notes

(1) Les addictions comportementales – Sous la direction d’Isabelle Varescon – Ed. Mardaga, 2009.

(2) Voir ASH n° 2575 du 3-10-08, p. 23

(3) Le prochain Baromètre santé, établi par l’Institut national de prévention et d’éducation à la santé, abordera les pratiques de jeux d’argent et de hasard et la prévalence des joueurs pathologiques.

(4) Lors du congrès international francophone d’addictologie des 7 et 8 octobre 2010, organisé par l’Institut fédératif des addictions comportementales. IFAC-CHU de Nantes : 85, rue Saint-Jacques – 44093 Nantes cedex1 – Tél. 02 40 84 76 04.

(5) In Actal n° 9 – Mars 2011 – Revue téléchargeable sur le site de la Fédération Addiction : www.anitea.fr.

(6) Idem.

(1) « Prévalence du jeu excessif observé dans un centre de médecine préventive » – Emmanuel Benoit et Françoise Facy – Revue Alcoologie et addictologie – Juin 2010 – Ed. Princeps.

(1) www.crje.fr.

(9) CSAPA Bizia : Centre hospitalier de la côte basque – BP 8 – 64109 Bayonne – Tél. 05 59 44 31 00 – bizia.mdm@orange.fr.

(10) Par comorbidité, on entend les maladies qui accompagnent souvent une maladie spécifique.

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