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« Dossier unique de personnalité » : un risque de réification identitaire

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La récente loi « Mercier » sur la justice des mineurs (1) a créé un « dossier unique de personnalité » pour les jeunes délinquants. Mais pour être réellement utile, il devra être « évolutif » et « contextualisé par l’environnement de vie du jeune », met en garde David Puaud, éducateur spécialisé et doctorant en anthropologie à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

« Le “dossier unique de personnalité” du mineur recoupera les données recueillies à la suite d’une procédure pénale ou d’assistance éducative. Il sera ouvert “dès qu’une mesure d’investigation sur la personnalité est ordonnée ou si le mineur fait l’objet d’une liberté surveillée préjudicielle, d’un placement sous contrôle judiciaire, d’une assignation à résidence avec surveillance électronique ou d’un placement en détention provisoire”. Ce dossier sera réactualisé suivant l’évolution du suivi du jeune, et consultable par l’ensemble des travailleurs sociaux intervenant dans la procédure. Il a pour objectif majeur d’obtenir des données sur la personnalité du jeune, mais également de juger ce dernier plus rapidement. En tant qu’éducateur de prévention, je souhaite interroger ici ce que sous-tend implicitement sa mise en place.

Toute personne est immergée dans un contexte social, environnemental, culturel, médiatique, politique… Cependant, dans nos sociétés contemporaines, on assimile souvent l’individu moderne inséré socialement à un type de personnalité, à des traits de caractère. Le futur Homo Economicus, globalement, doit être mobile, dynamique, autonome, se projeter dans l’avenir. Les personnes s’écartant de ces normes sont perçues comme déviantes. Elles doivent se réadapter, se réinsérer ou se redynamiser. Elles peuvent faire l’objet d’un traitement social pour faciliter leur intégration sociale, leur adhésion aux normes dominantes. Les thérapeutes comportementalistes considèrent ainsi “que le symptôme est la maladie. Il faut donc travailler à substituer d’autres symptômes plus opérants que celui-ci, ou moins handicapants. Prenant appui sur des méthodes d’apprentissage et de conditionnement, le traitement va consister à modifier le comportement inadapté. Celui-ci va disparaître de lui-même grâce à un ’processus d’extinction’” (2). Ces modes de prise en charge ont un certain succès dans l’action sociale. Le jeune (ou l’adulte) est alors perçu en fonction de ses traits de caractère saillants, qui posent des problèmes pour son insertion sociale dans la société.

Cependant, on peut également appréhender l’individu comme un élément central d’un système dynamique dit “écosophique”, terme issu de la racine grecqueoïkos : “maison”, “habitat”, “milieu naturel”. Cette notion, développée notamment par le psychanalyste Félix Guattari, regroupe les écologies environnementale, sociale et mentale de l’individu (3).

En tant qu’éducateur de rue, je constate l’imbrication de ces différentes dimensions écologiques, qui ont une influence majeure sur la personnalité du jeune. Prenons par exemple la situation d’un mineur qui comparaissait il y a peu pour violences avec récidive auprès du tribunal des enfants. J’ai été amené à témoigner du parcours éducatif mené avec celui-ci par notre équipe depuis 2005. Pierre a été qualifié durant l’audience d’“adolescent oisif, mutique, violent capable du pire… ”. Mais le travail éducatif mené en immersion dans le quartier, au plus près du contexte de vie de cet adolescent, dans la durée, m’ont permis de révéler d’autres traits “écologiques” de la vie de ce jeune, ce qui montre combien il est complexe d’établir sur lui un “rapport de personnalité”.

Une approche « écosophique »

Le quartier où réside Pierre est un ancien faubourg ouvrier. La manufacture d’armes de cette ville a fermé ses portes en 1968, laissant sans activité une bonne partie des habitants. Depuis cinq ans, de nombreuses usines ont fermé ou ont été délocalisées. L’emploi est un problème majeur pour l’ensemble des jeunes “sans qualification”, de plus cumulant des problématiques administratives et/ou judiciaires. Dans le quartier, plus de 40 % des moins de 25 ans sont au chômage. “Ces jeunes de moins de 25 ans sans qualification n’ont droit à aucun revenu. Effectivement, ils ont recours à une économie parallèle. Cependant, Pierre a participé à un service civique durant six mois dans un centre social, il avait une petite indemnisation, il ne consommait plus de stupéfiants, avait retrouvé un rythme de vie plus stable…”, ai-je indiqué au juge.

Pierre est un descendant direct d’une famille ouvrière de cette cité. Il est déscolarisé depuis la quatrième, il a écumé une bonne partie des services sociaux de la région. J’ai poursuivi mon argumentation auprès du juge de la façon suivante : “J’ai entendu qu’il était ’impatient’, ’violent’, ’oisif’, ’mutique’. Durant le service civique, il a fallu quelques semaines pour qu’il puisse donner sa confiance aux adultes. Il y a eu quelques heurts, absences, mais rien de grave. Pierre a fait preuve d’initiative, de volonté. Il échangeait avec l’ensemble du groupe. Par la suite, il a repris des contacts avec nous. Il s’est inscrit au Pôle emploi, à la mission locale, puis il a participé avec nous à un déménagement, durant lequel il a fait preuve d’organisation et de méthode. C’est lui qui rangeait et organisait le chargement du camion ! Ces actions sont pour nous un support à l’action éducative : durant la journée, il m’a parlé de son désir de prendre contact avec un centre de désintoxication. Je lui ai parlé de ses capacités d’organisation dans le déménagement. Nous devons nous voir la semaine prochaine pour qu’il aille postuler auprès d’un déménageur. Il a également postulé pour un petit travail saisonnier de nettoyage d’un toit d’un lycée.” Le juge m’a interpellé : “Et comment faites-vous pour faire émerger ces désirs chez ce jeune qui aujourd’hui est peu bavard ?” Réponse : “Notre force, en prévention spécialisée, c’est de prendre en compte l’environnement de vie du jeune, la relation de confiance construite avec lui. Nous n’avons pas de mandat judiciaire, administratif, ce qui nous permet de nous décentrer par rapport aux autres éducateurs. Et puis il y a la libre adhésion du jeune au projet… Cela favorise la confiance qui nous permet ensuite de travailler.” L’audience se termine, Pierre écopera de dix-huit mois de prison, dont neuf mois avec sursis et neuf mois aménageables avec l’obligation d’un suivi socio-judiciaire.

Dans les années 1960, Félix Guattari avait ouvert en Loir-et-Cher une clinique expérimentale, “La Borde”, où il préconisait une prise en charge par une “écologie généralisée” des patients. Celle-ci demande un travail de co-construction active avec l’individu pour qu’il puisse se créer “de nouveaux systèmes de valorisation ; un nouveau goût de la vie ; une nouvelle douceur entre les sexes, les classes, les ethnies, les races” (4).

Les mots forgent les pratiques

Le dossier unique de personnalité ne doit pas être qu’un agrégat de rapports éducatifs portant sur le caractère, les incompatibilités d’“humeur sociétale” du jeune. Il devrait être évolutif, contextualisé par l’environnement de vie du jeune, l’écologie sociale et politique de sa ville, de son pays d’origine. La justice doit prendre en compte que tout individu se construit autour de relations. Sa personnalité se forme au contact de ces différentes liaisons en perpétuelle redéfinition dans un temps long.

Cependant, il est clair que les mots forgent les pratiques. Le terme “personnalité” induit tout un raisonnement logique de traitement éducatif et judiciaire. Le psychologisme à outrance induit des réponses éducatives basées sur l’analyse symptomatique du problème du jeune, son traitement par des thérapies comportementales. La création de ce dossier induit donc la poursuite d’un véritable projet de société. On prône une “morale universaliste” à appliquer à tout le monde, alors que toute morale est contextuelle. A l’heure où l’on martèle dans le champ politique et médiatique que la jeunesse des quartiers rime avec exclusion, délinquance, bandes et violence, il est temps de se rappeler à nouveau que la figure du jeune cadre dynamique, inclus, autonome, n’est qu’une construction illusoire. Tout individu, si jeune soit-il, est imbriqué au sein de collectifs formels ou informels : une culture familiale, amicale, institutionnelle, sportive, musicale, numérique… Ces ensembles agissent sur la personnalité du jeune, qui en saisit (ou non) des traits, des idées, des comportements. Comme l’indique la sociologue Hélène Thomas (5), on assiste à une “psychologisation des discours sur la question sociale ainsi que sur les rapports des catégories populaires au reste de la société démocratique… Ils recouvrent une rationalité qui escamote les questions classiques des inégalités de classe, de genre, de race en les voilant sous ce vocable pour en faire un cadre d’entendement et d’actions fédérateur.” De plus, ces mesures ne prennent pas en compte les effets des discours politiques et médiatiques, ignorent les conditions matérielles et les violences institutionnelles auxquelles a pu être confronté ce jeune.

La personnalité de chacun est dynamique, virtuelle, aléatoire en fonction des individus et des institutions qu’il a en face de lui. Elle est faite d’“expérimentations pratiques, donc éminemment politique dans les sociétés qui connaissent une miniaturisation des enjeux de pouvoirs”.C’est bien de “micro-pouvoirs capillaires”, pour reprendre une expression de Michel Foucault, qu’il s’agit lorsqu’on évoque la création de ce “dossier unique de personnalité”, visibles également à travers la création de jurés populaires ou de citoyens volontaires. Pour conclure, à l’heure des réifications identitaires multiples, il est bon de se rappeler la définition que donnait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss de l’identité : une “sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de nous référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il ait jamais d’existence réelle” (6). »

Contact : puauddavid@yahoo.fr

Notes

(1) Loi adoptée le 6 juillet dernier et validée par le Conseil constitutionnel le 4 août – Voir ASH n° 2718 du 15-07-11, p. 5 et 7 et n° 2721 du 26-08-11, p. 18.

(2) Définition extraite du site « Psychiatrie infirmière » – http://psychiatriinfirmiere.free.fr/.

(3) Félix Guattari, Les trois écologies – Ed. Galilée, 1989.

(4) Voir l’avant-propos de Liane Mozère à l’ouvrage de Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, paru en 1993 et publié en France en 2009 (Ed. La Découverte) – Voir ASH n° 2611 du 29-05-09, p. 40.

(5) In Les vulnérables. La démocratie contre les pauvres – Ed. du Croquant, 2010 – Voir ASH n° 2652 du 26-03-10, p. 36.

(6) In L’Identité – PUF, 1977.

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