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« Les sans-abri recherchent la reconnaissance de leur identité positive »

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Désocialisées, déstructurées, en errance… Les personnes sans abri sont bien souvent représentées comme une population à part, privée d’histoire. Leurs conditions de vie extrêmes n’en font pas pour autant des individus sans identité, ni humanité, ni repères, rappelle l’anthropologue Claudia Girola, qui travaille depuis vingt ans auprès d’eux et défend son approche dans un ouvrage.

Les sans-abri sont souvent caractérisés par leurs manques. Ce n’est pas votre conception…

Les institutions voient, en effet, assez souvent ces personnes comme des vides à remplir. Pour moi, il s’agit au contraire de pleins à découvrir. Bien entendu, je ne nie pas les carences dont elles souffrent, comme l’absence d’un chez-soi, d’un travail, de liens parentaux ou de relations sociales. Mais le cumul des manques ne les amène pas à une perte des références et des catégories structurantes qui fondent la condition humaine. Nous avons tendance à essentialiser les personnes sans abri car cela nous permet de croire qu’il ne s’agit pas d’un problème politique. Nous voulons penser qu’il s’agit d’un style de vie et qu’il suffit, avec les meilleures intentions du monde, de les rééduquer. Dans le même ordre d’idées, la terminologie « sans-abri » réifie une population en fait très hétérogène et complexe. Bien sûr, j’utilise aussi ce terme, mais de manière extensive, dans le sens d’une absence de protection et d’un manque d’inquiétude sociale et politique sur la situation de ces personnes…

On considère souvent les sans-abri comme hors du temps et de l’espace. Pour quelles raisons ?

J’ai participé à beaucoup de réunions institutionnelles, à des entretiens avec des travailleurs sociaux, et j’ai souvent constaté que l’on parlait des personnes sans abri comme si elles tombaient du ciel, sans histoire. Pourtant, au moins jusqu’aux années 2000, la grande majorité d’entre elles était d’anciens ouvriers. Mais leur mémoire a été effacée de la mémoire sociale générale. Je n’ignore pas les différences de trajectoires, de modes de vie, de cultures, mais les personnes sans abri ne vivent pas dans une sphère différente de la nôtre. On dit souvent qu’elles ont perdu leurs repères spatio-temporels. C’est vrai qu’elles arrivent en retard aux rendez-vous avec les services sociaux ou qu’elles y viennent parfois quand elles peuvent ou quand ça leur convient. Mais il s’agit d’une pratique de maîtrise de soi et d’une lutte avec l’institution qui cherche à leur imposer des contraintes. En outre, si les personnes sans abri ne sont pas toujours ponctuelles, c’est que bien souvent elles sont, si j’ose dire, dans l’hyperactivité et non, comme on le croit souvent, dans l’attente. Si on ne bouge pas, dans la rue, on meurt. Plus profondément, il existe chez beaucoup de ces personnes un lien très fort entre l’espace et le temps. Le récit de soi émerge souvent dans l’agir et dans le parcours d’un territoire. Par exemple, certaines m’emmenaient là où étaient enterrés leurs grands-parents. Il s’agit d’une appartenance très archaïque, très profonde. Leur territoire n’est d’ailleurs pas seulement géographique mais aussi corporel. Leur corps est bien souvent une archive, une mémoire.

Quelle est la nature de votre travail auprès des sans-abri ?

En Argentine, je m’occupais déjà de la pauvreté urbaine et, lorsque je suis arrivée en France au début des années 1990, j’ai été très surprise de trouver au sein de cette économie opulente des personnes vivant dans une pauvreté extrême, exposées dans des lieux publics. Etant anthropologue, je suis donc allée directement à la rencontre de ces personnes en difficulté. Il s’agissait de nouer une relation avec elles, d’essayer de comprendre le sens de leurs actions et de leur pensée. J’ai ainsi suivi les mêmes individus parfois durant des années. Ce qui m’a permis d’observer des processus longs et de comprendre que je n’étais pas face à des gens déstructurés, tout au contraire. En même temps, j’ai noué des contacts avec les institutions et les services sociaux – notamment à Nanterre, où se trouve le Centre d’accueil et de soins hospitaliers destiné à ce public – pour voir comment ces deux univers dialoguaient ensemble.

Les acteurs sociaux et politiques pratiquent à l’encontre des sans-abri ce que vous appelez des « mutilations biographiques » et des « expulsions territoriales ». C’est-à-dire ?

Par « mutilations biographiques », j’entends le fait qu’on ne reconnaît pas la dimension de la personne qui continue à être active. De même, on estime que les personnes sans abri doivent faire le deuil de leur passé car il ne serait pas récupérable, ou considéré obsolète au regard d’une politique dite de réinsertion. Mais c’est précisément ce passé qui est fondateur de leur quant-à-soi, même s’il est affaibli par manque de support social et relationnel. Quant aux « expulsions territoriales », il faut savoir que les personnes sans abri sont souvent très attachées à un quartier, à un territoire. Or les municipalités n’aiment pas que l’on souligne cet attachement car cela implique de les reconnaître comme des habitants, avec toutes les questions financières et politiques que cela soulève. Elles font donc comme si ces personnes n’appartenaient pas à leur communauté.

Mais les sans-abri eux-mêmes ont tendance à réécrire leur histoire…

C’est vrai qu’ils reformulent souvent leur histoire sur un modèle stéréotypé, généralement construit en collaboration avec des travailleurs sociaux qui souffrent de ne pas trouver de solutions pour les aider. Ce récit, que j’appelle l’histoire de « la grande catastrophe », décrit les chutes successives de la personne. Il est efficace pour ouvrir des droits administratifs ou obtenir des aides. Il ne s’agit pas d’une histoire inventée, mais vidée de sa complexité humaine. Lorsque vous les abordez pour la première fois, les personnes sans abri ont d’ailleurs tendance à vous servir cette histoire qui circule entre elles mais qui contient toujours des caractéristiques particulières des individus.

Ces personnes, loin d’avoir renoncé à leur identité, seraient engagées dans un véritable travail d’affirmation de soi…

Elles sont, en effet, dans une démarche identitaire particulière, car elles sont confrontées à des situations extrêmes et à des expériences inédites, mais elles ne sont pas en perte d’identité. Elles mettent au contraire en place des stratégies identitaires, des processus de subjectivation qui leur permettent de tenir, de « rester soi-même », comme elles disent. Pour elles, cela ne signifie pas rester identiques à elles-mêmes sans changer, mais réussir à tenir dans ces conditions extrêmes de vie. Ce qu’elles recherchent, au fond, ce n’est pas leur identité mais la reconnaissance de leur identité positive.

Vous insistez sur l’expression « rester soi-même, malgré tout ». Pour quelle raison ?

La vie quotidienne des personnes sans abri est une lutte, et ce « malgré tout » exprime le fait de tenir face à des conditions extrêmes, même si c’est difficile. Quelqu’un m’a dit un jour : « Toute cette vie, c’est une lutte pour rester dedans. » Néanmoins, vient parfois le moment où l’on s’épuise physiquement mais aussi existentiellement. On n’abandonne pas la lutte, mais on est tellement fatigué par manque d’un sentiment fraternel, par manque de justice, que l’on finit par mourir socialement et aussi, malheureusement, physiquement. On connaît les chiffres dramatiques de la mortalité chez les gens qui vivent à la rue… Il existe toutefois aussi des issues positives, même si l’expression « sortir de la rue » me gêne, car je ne comprends pas vraiment d’où l’on sort.

Votre travail peut-il aider les services sociaux et les associations spécialisées ?

Lorsque j’intervenais dans la formation de travailleurs sociaux, j’essayais déjà de faire éclater les figures stéréotypées construites autour des personnes sans abri. Cette pensée non critique ne prend en compte ni les conflits ni la complexité de la réalité. Il faut se garder de dessiner une image unique de la pauvreté. Par ailleurs, les travailleurs sociaux doivent éviter de tomber dans la fausse alternative subjectivisme/objectivisme. Certains d’entre eux pensent que le fait de se désimpliquer va leur permettre de mieux comprendre une situation. Or je suis convaincue que l’empathie est nécessaire, mais pas l’empathie de la confusion. C’est l’implication politique et sociale avec l’autre qui me permet de mieux le comprendre. Le travailleur social est acteur de la situation, il agit. Il lui faut donc essayer d’analyser ce qui se passe dans l’interaction avec l’autre, et surtout ne pas se considérer comme un observateur extérieur. Le problème, c’est qu’on lui demande d’avoir des résultats, d’atteindre des objectifs. Ce qui ne lui laisse pas toujours la possibilité de faire ce travail de compréhension et d’engagement qui demande du temps. Mais les travailleurs sociaux sont aussi des acteurs politiques qui peuvent participer à la transformation sociale et à l’amélioration de la condition de vie des gens en exigeant que leurs droits soient reconnus, respectés, appliqués.

REPÈRES

Claudia Girola est anthropologue, maître de conférences à l’université Paris-7 et membre du Centre de sociologie des pratiques et représentations politiques. Elle publie Vivre sans abri. De la mémoire des lieux à l’affirmation de soi (Ed. Rue d’Ulm, 2011). Sa thèse – « De l’homme liminaire à la personne sociale. La lutte quotidienne des sans-abri » – est disponible chez ARNT (2009).

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