En France, la santé est traditionnellement appréhendée en termes médicaux et curatifs. Rompant avec cette approche, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) défend, depuis sa création en 1948, une conception beaucoup plus globale. La santé est définie comme « un état de complet bien-être physique, mental et social et […] pas seulement une absence de maladie ou d’infirmité ». Le mouvement des Villes-Santé, initié en 1986 par le bureau européen de l’OMS, s’inscrit dans le droit-fil de cette définition. Son objectif est d’« améliorer le bien-être physique, mental, social et environnemental de ceux qui vivent et vivront dans les villes » – soit l’écrasante majorité de la planète et les trois quarts des Français. Il s’agit d’appréhender les différents éléments qui influent sur la qualité de vie des citadins – urbanisme, logement, espaces verts, etc. – et de faire en sorte que les élus et services intègrent à l’ensemble de leurs projets cette préoccupation.
De fait, si les villes n’ont pas de compétence réglementaire dans le champ du soin, le bien-être de leur population dépend souvent de décisions prises au plan local. Par exemple, l’organisation des transports sur un territoire peut être tout autant productrice de stress que de tranquillité. C’est pourquoi il est essentiel de la penser en amont, « sous le prisme de la santé, de la recherche du maximum de bien-être pour l’usager », explique Valérie Levy-Jurin, adjointe au maire de Nancy (Meurthe-et-Moselle), conseillère communautaire à la santé au niveau du Grand Nancy, qui préside le Réseau français des Villes-Santé de l’OMS. « Agir sur les transports, c’est prendre en compte des notions aussi diverses que l’efficacité, le confort et le service rendu, la sécurité, la manière dont les horaires sont pensés ; c’est aussi le bruit, l’air, la pollution, la fatigue », développe l’élue (1). Intervenir sur la santé par le biais de l’aménagement des transports, « c’est aussi réfléchir à la promotion de l’activité physique, aux mobilités douces telles que le vélo, la marche, etc. », ajoute Valérie Levy-Jurin, dont la municipalité a été, avec celles de Rennes et de Montpellier, à l’origine de la constitution du Réseau français des Villes-Santé (2).
Ce dernier compte 74 villes moyennes ou grandes, dont la quasi-totalité des plus peuplées de l’Hexagone à l’exception de Paris. Toutes manifestent clairement leur volonté d’agir dans le champ de la santé, y compris financièrement alors que rien ne les y contraint. Toutes souscrivent également aux priorités décidées et révisées tous les cinq ans au niveau européen (voir encadré, page 40). Pour autant, il n’y a pas un modèle unique de Ville-Santé. Chacune développe ses stratégies d’action en fonction de sa réalité démographique et socio-économique et de son histoire.
Pour la ville de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), une des toutes premières à avoir adhéré au réseau français, l’engagement dans la santé, au sens classique du terme, remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « La municipalité, comme toutes les villes de la “banlieue rouge”, s’est alors fortement impliquée dans la création de centres de santé pour proposer une offre de soins alternative au modèle libéral et de centres de protection maternelle et infantile [PMI] portant une attention soutenue à la santé des mères et des jeunes enfants » explique Virginie Le Torrec, maire-adjointe à la santé.
Aujourd’hui, outre un service communal d’hygiène et de santé, notamment axé sur les problèmes de saturnisme, Saint-Denis est à la tête de six centres de santé (260 agents), qui accueillent 25 000 personnes par an – soit le quart de la population de la ville. De plus, par convention avec le département, la commune gère six centres de PMI. « Dans un contexte de crise de la démographie médicale et d’augmentation des coûts de la santé pour les ménages, cet investissement dans le secteur sanitaire s’avère très pertinent, affirme Virginie Le Torrec. Mais, la santé n’est pas qu’une affaire de soins. Nous voulons aussi nous situer dans une perspective de développement social et de santé communautaire. Cela nous a conduits à mettre progressivement en place une unité “ville et santé” afin de mobiliser une grande diversité d’acteurs municipaux, associatifs ou professionnels, avec l’idée d’intervenir sur les facteurs ayant un impact sur la santé. » Chevilles ouvrières de ce service, trois référentes « santé quartier », employées à temps plein, se partagent le territoire. « Elles repèrent les problématiques de santé : ici l’habitat insalubre, là, l’obésité, ailleurs les conduites à risque. Puis, elles construisent, avec le partenariat local et les habitants, des actions favorables à la santé », explique Virginie Le Torrec.
A Grande-Synthe (Nord), participer au Réseau des Villes-Santé allait aussi de soi car « tout est santé », affirme Brigitte Deroo. « Par exemple, on met en place des jardins populaires : il y a forcément un axe santé, avec le volet cuisine et l’aspect environnemental. On va également installer un “pedibus” desservant l’école. Fonctionnant sur le même principe qu’une ligne de bus, il consiste à sécuriser le trajet domicile-école : les enfants se déplacent à pied, encadrés par des parents équipés de chasubles fluorescentes ; ils se regroupent à des endroits déterminés et en fonction d’horaires précis. Cette initiative promeut l’activité physique et présente aussi une dimension “lien social” et “développement durable” », précise la directrice du centre de santé de Grande-Synthe, sorte de maison de la santé bien identifiée par les habitants et à qui la municipalité a confié l’exercice de cette mission. « Il y a une espèce de “signature santé” dans nombre d’actions de la ville, même si, de prime abord, certaines semblent parfois surprenantes », reconnaît-elle.
Travailler sur le bien-être peut, par exemple, commencer par l’organisation d’une semaine du « bonjour » par le biais de rendez-vous conviviaux pour les habitants dans différents quartiers. Il s’agissait en fait, à l’origine, de mettre en place des ateliers de massage et de relaxation. Mais, au vu d’une enquête sur le sentiment d’insécurité de la population, le projet a dû être reconsidéré. « Inutile de proposer des activités de détente si les habitants ne sortent pas de chez eux. Il faut déjà qu’ils se sentent bien dans leur ville », commente Brigitte Deroo. Compte tenu de l’importance de la précarité dans cette commune de 22 000 habitants – dont près de 20 % de chômeurs, 10 % de bénéficiaires du revenu de solidarité active et un tiers de jeunes sortant du système scolaire sans diplôme –, « nous travaillons avec les publics les plus éloignés de la santé dans tous les sens du terme : accès aux soins comme appropriation de son capital de santé », ajoute-t-elle.
C’est ainsi qu’une action a été menée auprès des femmes immigrées de plus de 50 ans afin qu’elles participent au dépistage du cancer du sein : le centre de santé les a contactées grâce à son réseau de partenaires (travailleurs sociaux, associations), puis ses agents les ont accompagnées à l’hôpital pour qu’elles puissent voir à quoi ressemblait une salle de mammographie. Dans le trimestre qui a suivi, cinq d’entre elles (sur 50) ont été faire une mammographie. « On suscite encore et toujours, on attend une demande des professionnels essentiellement sociaux et para-médicaux ou des habitants et, surtout, on se garde des messages de santé normatifs et scolaires, qui, finalement, détournent les gens de notre acception large de la santé, souligne Brigitte Deroo. Le principe est d’avancer avec les capacités des personnes, sachant qu’il faut du temps pour être en mesure de prendre en charge sa santé et de changer. »
Dans cette approche ambitieuse et pragmatique, la lutte contre les inégalités sociales de santé constitue un axe majeur. A Toulouse (Haute-Garonne), quatrième ville de France en termes démographique (440 000 habitants), l’élaboration du « Plan municipal de santé 2010-2013 pour contribuer à la réduction des inégalités », adopté en avril dernier, est le fruit d’un long processus de diagnostic partagé. Il a mobilisé près de 200 personnes : professionnels de santé, travailleurs sociaux, représentants d’associations, agents de la ville, élus et citoyens. Véritable panorama des disparités infra-communales, le volet quantitatif de la démarche, réalisé par l’Observatoire régional de santé Midi-Pyrénées, a fourni des données épidémiologiques et statistiques à l’échelle des quartiers. Par ailleurs, six ateliers ont permis d’appréhender le regard que les acteurs de différents territoires portaient sur la santé des Toulousains. En outre, cinq groupes thématiques, réunissant des participants ayant un lien institutionnel et/ou professionnel avec le thème traité – santé des enfants et des jeunes, accès à la santé, santé et environnement, souffrance psychosociale, santé des seniors – ont analysé les forces et les faiblesses des principaux types d’intervention existant dans ces domaines et ayant un impact sur la santé. Enfin, 20 citoyens volontaires se sont réunis durant trois week-ends : les deux premiers ont consisté en des sessions de formation et d’information avec différents experts nationaux et locaux ; à l’issue du troisième, le panel de Toulousains a remis à la municipalité ses préconisations pour favoriser l’accès de tous à la santé, intervenir sur les inégalités dès l’enfance et agir pour lutter contre les précarités.
Cette dynamique collective a permis de définir un programme d’actions « réaliste, ajustable et concret », juge Monique Durrieu, adjointe au maire, déléguée à la santé publique. L’un des intérêts de ce travail de réflexion est d’avoir associé de nombreux acteurs extra-municipaux, ce qui facilite la mise en œuvre de certains projets qui reposent sur un partenariat avec l’Etat, les autres collectivités territoriales et/ou différentes institutions. La démarche a également permis la mobilisation de l’ensemble des délégations de la ville (éducation, sports, développement social, solidarité, petite enfance, etc.). « Il faut réussir à imprégner les autres élus de la culture de santé publique car, pour beaucoup, la santé c’est le cabinet du médecin ou l’hôpital », souligne Monique Durrieu.
De fait, l’un des principaux défis qu’ont à relever les Villes-Santé est celui de l’intersectorialité. Les intervenants d’autres champs que la santé sont parfois très loin de l’idée qu’eux aussi peuvent agir pour améliorer les conditions et la qualité de vie de la population. « Il y a beaucoup de travail à faire parmi les élus et les techniciens car, au départ, la transversalité ne va pas de soi », commente Anne Valin, adjointe à la santé et au handicap de La Roche-sur-Yon (Vendée). « Quantité de choses peuvent se faire dans les maisons de quartier, qui ne sont pas répertoriées, en interne, comme des actions “bien-être/santé” », reconnaît aussi l’élue, qui souhaite installer un comité santé-ville, associant des représentants d’institutions et des personnes de terrain pour jouer un rôle unificateur et globalisant. L’organisation de réseaux thématiques est une autre façon de mobiliser une diversité d’acteurs. Ainsi à Nantes (Loire-Atlantique), « la santé mentale, la nutrition, les addictions et la santé environnementale sont des problématiques qui sont déclinées sur les territoires dans la politique de santé publique », explique Aïcha Bassal, adjointe à la santé.
Le degré de prise en compte de la santé dans les politiques locales est toutefois assez inégal selon l’enquête, effectuée en 2010 auprès de 29 membres du Réseau français des Villes-Santé, par le géographe Erwann Le Goff. C’est l’action sociale qui intègre le mieux les problématiques de santé, suivie par l’enfance, l’éducation et les sports, puis l’environnement et le logement. En revanche, les transports, la culture et l’urbanisme sont à la traîne. En outre, quelle que soit l’importance des actions intersectorielles – très loin d’être négligeable, précise Erwann Le Goff –, les services en charge de la santé ont plus tendance à collaborer avec des partenaires extérieurs à la ville qu’avec ses autres services.
« L’objectif d’une Ville-Santé est de mettre en œuvre une vision commune et partagée des questions de santé qui ne soient pas limitées au sanitaire mais interfèrent avec le versant social, résume Philippe Martin, directeur de la Maison de promotion de la santé de Dunkerque (Nord), chargée par la mairie de coordonner sa politique de santé. Et c’est bien sur ce versant social qu’on a la capacité d’agir. »
Par exemple, le programme dunkerquois Force Sud, dédié aux jeunes de 11 à 17 ans très éloignés de l’activité sportive pour des raisons culturelles, financières et/ou de rejet des institutions, permet de marier lutte contre la sédentarité et lutte contre l’exclusion. Il s’agit d’aller chercher des adolescents un peu à la marge, grâce aux éducateurs de rue, aux maisons de quartier et aux médecins scolaires de collèges situés en zone sensible. « Comme ces jeunes ne peuvent pas intégrer directement un club sportif, nous commençons par organiser une semaine de cohésion à la Maison de promotion de la santé avec des activités ayant un lien avec la santé, mais dans le plaisir – comme des courses d’orientation, explique Philippe Martin. On essaie aussi de faire participer les parents, pour qu’ils se réapproprient leur rôle auprès de leurs enfants. » Puis, les adolescents et leurs familles sont accompagnés vers quatre clubs sportifs (foot, haltérophilie, basket, judo): les licences sportives, assurances et équipements de base sont pris en charge par la ville à 100 % la première année, 50 % la seconde et 30 % la troisième afin d’inscrire les changements de comportement dans la durée.
Environ 300 jeunes sont ou ont été concernés par cette initiative – dont certains sont parvenus à des niveaux de performance départementaux ou régionaux. « Derrière la réussite d’opérations comme celle-ci, il y a un gros travail partenarial initié par un groupe de pilotage composé d’agents administratifs des mairies de quartier, de membres du service jeunesse de la ville et de sa direction des sports – qui, jusque-là, avait une vision élitiste du sport – et de professionnels des services sociaux », précise Philippe Martin.
Ce genre d’action, où promotion de l’activité physique, prévention de la délinquance et soutien à la parentalité s’entremêlent, n’est pas lisible sous le seul prisme de la santé/sanitaire. C’est pourquoi « il y a beaucoup de pédagogie à faire auprès des techniciens pour qu’ils s’approprient cette vision différente des problématiques locales favorisant le mieux-vivre », souligne le responsable dunkerquois.
« Naître, grandir, vivre, aimer, travailler et vieillir dans une cité propice à sa santé » : telle est, ainsi formulée par le plan local de santé publique 2009-2013 de Dunkerque, la proposition que font les Villes-Santé à leur population. Une offre au moins aussi cruciale, et cependant peu médiatisée, que les engagements politiques en faveur du développement durable avec lequel la santé a, pourtant, partie liée.
A l’issue de la conférence internationale sur la promotion de la santé, organisée en 1986 à Ottawa (Canada), le bureau européen de l’OMS (Organisation mondiale de la santé) a proposé aux villes d’expérimenter une politique « socio-écologique » de la santé. Son ambition ? Favoriser le bien-être des citadins, notamment les plus vulnérables, en agissant sur leurs conditions et milieux de vie.
Environ 1 300 municipalités appartenant à 29 pays participent aujourd’hui au réseau européen de l’OMS. S’il se démultiplie en réseaux nationaux, c’est au plan communautaire que les stratégies d’intervention sont définies tous les cinq ans. Pour la période 2009-2013, la déclaration dite de Zagreb (2008) a mis en avant « la santé et l’équité en santé dans toutes les politiques locales ». L’idée est moins de bâtir des plans locaux de santé, qui courent parfois le risque de rester dans les tiroirs, que d’avoir un réflexe santé dans toutes les actions portées par la ville : organisation des déplacements urbains, construction de crèches, restauration scolaire, etc. Quant à la proclamation, souvent réitérée, de la nécessaire équité en santé, elle vient rappeler que « l’injustice sociale tue à grande échelle », comme le formulait une étude réalisée en 2008 par la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’OMS. En effet, « la répartition inégale des facteurs qui nuisent à la santé n’est en aucun cas un phénomène naturel. Elle résulte des effets conjugués de politiques et de programmes sociaux insuffisants, de modalités économiques injustes et de stratégies politiques mal pensées », soulignait-elle. Cela explique que l’on peut, à la fois, présenter – ce qui est le cas en France – un système de santé que l’OMS considère comme le plus performant au monde et des disparités devant la mort en fonction des catégories socioprofessionnelles, qui sont parmi les plus élevées des pays occidentaux. Ce « paradoxe français méconnu », qu’analyse Didier Fassin, sociologue et médecin (3), « illustre le fait que la médecine et les soins n’ont qu’une influence modeste sur les inégalités sociales de santé ». Ces dernières se jouent, pour l’essentiel, dans la survenue des maladies et non dans la capacité de la médecine à les soigner.
(1) Dans le dossier sur « Les villes au cœur de la santé de leurs habitants », proposé par La Santé de l’Homme n° 409, septembre-octobre 2010, publication de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (INPES).
(2) A l’occasion de son XXe anniversaire en 2010, celui-ci a publié l’ouvrage Villes-Santé en actions – Ed. Presses de l’EHESP.
(3) Cf. Santé publique : l’état des savoirs – Ouvrage collectif co-dirigé par Didier Fassin et Boris Hauray – Ed. La Découverte, 2010.