Un verre de jus de fruits à la main, une poignée de personnes discutent de l’intervention à laquelle elles viennent d’assister sur le thème du surendettement. Après une heure d’écoute attentive, l’ambiance est plutôt détendue dans cette salle des locaux de l’ANEF-Ferrer (1), une association de 65 salariés qui mène des actions d’insertion, d’hébergement, d’accompagnement social et d’aide au logement à Nantes et à Saint-Nazaire. Le point commun des participants est d’être tous locataires d’un logement HLM géré par La Nantaise d’habitations (LNH). Depuis trois ans, le bailleur social et l’association mènent en partenariat une action visant à remobiliser les locataires qui rencontrent des problèmes de paiement de loyer ou d’isolement.
« Nous travaillons depuis longtemps avec des bailleurs sociaux, dans le cadre de nos activités de sous-location, d’accompagnement de bénéficiaires du fonds de solidarité pour le logement (FSL) et des maisons-relais », explique Franck Charreau, directeur adjoint de l’ANEF-Ferrer. Et ces bailleurs interrogent régulièrement l’association à propos de locataires qui ont des difficultés financières mais ne sont accompagnés par personne. « Une fois que nos conseillères clientèle leur ont proposé de prendre contact avec les services sociaux mais qu’ils ne le font pas, que faire d’autre ? interroge Evelyne Carudel, directrice du patrimoine à LNH. Notre métier n’est pas l’accompagnement social. » Hors du circuit de l’aide sociale ou bénéficiant de ressources trop élevées pour prétendre au fonds de solidarité pour le logement, certains de ces locataires souffrent en outre d’isolement : « A force de m’être repliée sur mes problèmes, je m’étais forgé une carapace, je n’ouvrais même plus mes courriers », reconnaît l’une des bénéficiaires de l’action.
Début 2008, l’ANEF-Ferrer imagine donc un dispositif d’aide destiné à ce public particulier. « Nous avons fondé le projet sur plusieurs particularités, indique Franck Charreau. Une complémentarité entre un suivi individuel et des réunions collectives ; une démarche qui va vers le locataire, mais qui accorde une grande place à sa participation ; un partage de compétences entre le bailleur et l’association. » Le projet est présenté au jury du fonds pour l’innovation sociale des Entreprises sociales pour l’habitat (ESH), qui cofinance des actions innovantes auprès des locataires du parc HLM et qui accepte de le subventionner à hauteur d’un tiers durant ses deux premières années d’existence.
Depuis l’automne 2008, 20 ménages volontaires sont ainsi suivis chaque mois, pour une durée de un an. Les usagers sont âgés en moyenne de 42 ans et plus de la moitié d’entre eux sont bénéficiaires des minima sociaux. « Quand LNH m’a contacté, j’ai tout de suite été intéressé, témoigne Yann Gloanec, locataire bénéficiaire du programme. Je ne savais pas quoi faire ni qui rencontrer pour venir à bout de ma dette locative et j’avais du mal à aller quémander de l’aide. » C’est l’association qui va au-devant des usagers en difficulté. « Dans un premier temps, les conseillères clientèle de LNH identifient et rencontrent des locataires qui ne paient plus leur loyer ou des nouveaux arrivants qui, dès la signature du bail, semblent désorientés », résume Sandrine Le Mentec, assistante de service social et responsable du secteur nantais « accompagnement social » de l’ANEF-Ferrer. Elle est, avec une conseillère en économie sociale et familiale, l’une des deux travailleuses sociales à intervenir sur cette action. Un entretien a ensuite lieu avec les locataires en présence d’une conseillère de LNH et d’un travailleur social de l’ANEF-Ferrer. Puis l’accompagnement débute. Une fois tous les quinze jours, l’association rencontre individuellement le locataire, à son domicile s’il le souhaite. Et elle l’invite à une réunion mensuelle entre locataires participant à l’action. « L’idée est d’aller à la rencontre de l’habitant, de ne pas attendre sa demande », insiste Sandrine Le Mentec.
Le suivi est d’abord individuel afin de résoudre les problèmes personnels. Il peut être budgétaire, administratif ou psychologique, l’objectif prioritaire étant de reprendre le paiement des loyers afin d’éviter l’expulsion. Un type de suivi « qui existe déjà dans le cadre des mesures ALI [accompagnement logement individualisé] du conseil général, mais qui ne fonctionne pas pour tous les locataires en difficulté, souligne Evelyne Carudel. Nous avons donc fait le pari de l’associer à des rencontres collectives. » Celles-ci se déroulent toujours de la même manière. Une première partie est consacrée à l’exposé d’une thématique par un intervenant : comment faire un budget ? Qu’est-ce qu’un dossier de surendettement ? Comment fonctionne une procédure d’expulsion ? Comment bien manger pour pas cher ? Comment réduire ses consommations d’énergie ? Cette base de discussion permet ensuite les échanges d’expériences et de conseils entre les participants. « On rencontre des gens sympas, témoigne Yann Gloanec, l’un des participants. On apprend beaucoup sur nos droits et nos devoirs, et on se rend compte qu’il y a d’autres personnes dans notre cas. »
S’il n’est pas obligatoire pour les usagers d’assister à toutes les réunions, l’association attend tout de même une présence régulière et une implication réelle. Car l’objectif de cette démarche collective consiste à favoriser une approche participative : ce sont les locataires eux-mêmes qui élaborent le programme des interventions, en fonction de leurs intérêts. « Nous partons de leurs demandes et de leurs besoins, précise Sandrine Le Mentec. D’abord pour réunir le maximum de monde, puis pour sortir d’un schéma où le travailleur social, qui détient le savoir, ferait un cours sur ce que doit être un bon locataire. » Pour l’équipe, il s’agit que les usagers prennent eux-mêmes conscience de leurs difficultés et développent leurs capacités d’autonomie. Elle privilégie également la participation d’intervenants extérieurs (associations, diététiciens, juristes, personnel de LNH, assistants de service social de secteur) que les locataires pourront solliciter directement par la suite.
Pour les travailleurs sociaux de l’ANEF-Ferrer, ces rassemblements permettent aussi d’aborder les problèmes des locataires sous un nouveau jour. L’association tient à faire comprendre aux personnes que, malgré la galère, elles peuvent agir et même se faire plaisir. « Dans un cas de précarité énergétique, habituellement, on se contenterait d’une approche financière. Là, on parle des façons de mieux s’équiper, d’améliorer ses conditions d’habitation », explique Franck Charreau. L’objectif est la redynamisation du public. « Dans l’accompagnement individuel, on résout les problématiques lourdes qui empêchent de dormir. Dans le groupe, ils trouvent l’énergie pour sortir de l’impasse, analyse Sandrine Le Mentec. Un jour, un locataire a appris au groupe qu’il existait des cars à 2 € pour aller au bord de la mer. Cela a donné envie à tous les autres de dépenser mieux et de s’autoriser des distractions. » Plus habitués aux rencontres en tête à tête, les travailleurs sociaux ont dû s’accoutumer à cette nouvelle façon de faire. « Rendre les résidents acteurs, on s’est familiarisés avec cette approche grâce à notre expérience des maisons-relais, note Franck Charreau. Ensuite, il a fallu être convaincu que le travail de groupe était une plus-value, ce que l’on ne pensait pas il y a vingt ans. » L’accompagnement individuel, qui implique une relation duelle avec le travailleur social, « peut en effet être restreint, reconnaît pour sa part Sandrine Le Mentec. Cette action remet le locataire au centre : il se prend en main. Il maîtrise davantage la situation. »
Innovante, cette action l’est aussi par le type de relations qu’elle instaure entre l’association et le bailleur social. En 2008, les salariées de l’ANEF-Ferrer impliquées dans le projet et les conseillères clientèle de LNH ont ainsi suivi une semaine de formation commune. « Nous avons un objectif commun : le maintien du locataire dans le logement, rappelle Franck Charreau. Et pour nous, le bailleur est une bonne porte d’entrée. Il nous permet de toucher des publics en difficulté qu’on n’arrive pas à atteindre d’habitude. » Pour le bailleur, l’intérêt de cette initiative est, bien sûr, financier. LNH, qui gère environ 9 000 logements, accuse des impayés de loyers à hauteur d’un peu plus de 3 %. Depuis janvier 2011, elle finance intégralement l’action, facturée 135 € par mois et par ménage par l’ANEF-Ferrer, soit 32 000 € sur un an. Une convention de un an, reconductible, a priori, tant que le bailleur récupère les fonds investis. Ce qui a été le cas durant les trois premières années d’expérimentation, tous les usagers passés par le dispositif ayant repris le paiement de leur loyer et toutes les procédures d’expulsion ayant été suspendues.
La lutte contre les impayés n’est cependant pas le seul objectif. « Ce qui nous intéresse aussi, c’est de renforcer notre mission sociale en accompagnant les locataires en situation difficile, assure Evelyne Carudel. Le problème n’est pas que les locataires répugnent de plus en plus à payer leur dû, mais qu’ils ont de moins en moins d’argent. Avec la baisse des revenus et l’augmentation des loyers, le problème devient social. » De son côté, dans la plaquette de présentation de l’action de prévention, destinée à convaincre d’autres bailleurs de s’y investir, l’ANEF-Ferrer présente les avantages sociaux et organisationnels d’un tel dispositif avant les bénéfices économiques. « L’impayé de loyer n’est pas le critère absolu de sélection des bénéficiaires de l’action. C’est un support de repérage », souligne Franck Charreau.
« Un bailleur finançant intégralement une action sociale ? Il y a quelques années, ça aurait fait hurler les travailleurs sociaux ! », sourit l’assistante sociale Sandrine Le Mentec. Chacun se faisait une image un peu caricaturale de l’autre : les professionnels du social préjugeant les bailleurs réticents à loger les publics en difficulté et les bailleurs ne percevant les associations que comme des demandeurs de logements pour publics à risques. « Au départ, nous avions quelques craintes, reconnaît la responsable de service. Comme de devoir trop en dire au bailleur sur la situation sociale des usagers, par exemple, ce qui leur porterait préjudice. Mais on s’est aperçu qu’il en savait déjà beaucoup et que recouper nos informations pouvait être utile. » Pour autant, l’association dit veiller à conserver sa marge d’action. « Il serait facile pour un bailleur de nous dire “Prenez donc ce ménage difficile en sous-location”, affirme Franck Charreau. Mais nous ne pouvons pas non plus devenir un service de recouvrement de loyers et avec LNH, il n’en a jamais été question. C’est sans doute pour cela que le bilan est positif. »
Chez LNH aussi, on tient à rester dans son rôle. « Nos conseillers font de la mise en relation avec les services sociaux, mais leur domaine d’intervention reste la gestion locative, insiste Evelyne Carudel, la directrice du patrimoine de La Nantaise d’habitations. Nos gestionnaires chargés de clientèle ont un profil plutôt juridique, pas CESF. » Et si certains bailleurs se posent la question d’embaucher des travailleurs sociaux dans leurs équipes, LNH préfère recourir à un tiers tel que l’ANEF-Ferrer. Pour ne pas grossir ses effectifs et aussi parce que « cela constitue une corde supplémentaire à [son] arc ». « Un locataire ne dit pas la même chose de ses difficultés à un travailleur social et à un bailleur à qui il doit de l’argent, convient Franck Charreau. Quand on va les écouter à leur domicile, ils peuvent ne même pas évoquer leur problème de loyer, mais insister sur la perte de leur emploi. Notre position de tiers permet de décentrer le locataire de la crise qu’il vit avec son bailleur. » Et de travailler les causes des problèmes de l’usager, plutôt que leurs seuls symptômes. Pour LNH, cette répartition des rôles délimite les champs d’intervention de chacun. « Le bailleur, ce n’est pas l’abbé Pierre, estime Evelyne Carudel. Nous souhaitons simplement maintenir les locataires dans leur logement, qu’ils doivent payer. » Le détour par l’action de l’ANEF-Ferrer présente l’avantage d’apaiser la relation entre le locataire et son bailleur. « Auparavant, ils étaient rarement en conflit, mais la communication était coupée, rappelle Franck Charreau. Beaucoup de locataires ont donc été surpris que leur bailleur se préoccupe de leurs difficultés. » Et peu ont refusé de participer à l’action. « C’est justement l’intérêt qu’on leur porte qui déclenche leur envie d’améliorer leur situation, juge Sandrine Le Mentec. Une présence physique et non culpabilisante, comparée aux courriers solennels et aux coups de fil du bailleur. » Il est plus facile pour eux d’agir lorsqu’ils sont approchés de la sorte et entourés, confirment les locataires.
Pour l’heure, les résultats sont plutôt probants. Tous les locataires ont repris durablement le paiement de leur loyer. Certains ont en outre amélioré l’entretien de leur logement et d’autres ont stabilisé leur budget, retrouvé du travail, bénéficié d’une mesure ALI, intégré un groupe d’usagers du revenu de solidarité active ou entrepris une démarche de soins. « Cette année, j’ai monté un dossier de surendettement, j’ai organisé mon compte bancaire différemment, j’ai appris à gérer un budget, j’ai repris des liens avec l’extérieur et j’ai travaillé mon rapport à l’argent », récapitule ainsi Yann Gloanec. « Les locataires nous racontent que leur niveau de stress retombe et on peut travailler plus en profondeur avec eux », se félicite Sandrine Le Mentec. « Chacun prend conscience qu’il a des potentialités qu’il peut remobiliser pour mieux maîtriser ses conditions d’existence, ajoute Franck Charreau. Et que ça commence par le paiement régulier de son loyer. »
Une difficulté demeure néanmoins : mobiliser les locataires pour participer aux réunions collectives. « L’année dernière, sur 17 invitations à chaque réunion, on comptait en moyenne neuf participants. Cette année, ils étaient plutôt quatre », déplore l’assistante sociale. Certains avancent des difficultés d’horaires liées à leur emploi. « Cela leur demande surtout davantage d’efforts, poursuit-elle. Se confronter au regard des autres et prendre la parole représente une prise de risque supérieure. Pour ceux qui ont du mal dans la relation à l’autre, ça ne marche pas. » Selon Sandrine Le Mentec, il faut d’abord enclencher la relation en individuel, par des actions concrètes qui répondent aux demandes de l’usager, pour qu’il ait le sentiment que sa situation s’améliore et qu’il trouve l’énergie d’aller vers le groupe. « Restent ces questions : au bout de combien d’absences les sort-on de l’action ? Si, par ailleurs, ils recommencent à s’acquitter de leur loyer, n’est-ce pas problématique de les sanctionner ainsi ? »
Et à quelle aune juger l’efficacité du dispositif : la reprise du paiement des loyers ou l’amélioration de la situation sociale des locataires ? L’association pourrait être tiraillée entre les deux, mais « il n’y a pas de contradiction, pense Franck Charreau. Nous sommes habitués à évaluer, à être évalué, à dresser des bilans pour l’ensemble de nos actions d’insertion par le logement. On attend de nous des résultats. Et les ménages, eux aussi, souhaitent voir évoluer leur situation. » L’ANEF-Ferrer, qui a proposé l’action à cinq nouveaux bailleurs, souhaite maintenant étendre son action aux collectivités et, pourquoi pas, à des bailleurs privés.
(1) ANEF-Ferrer : 11 bis, bd des Martyrs-Nantais – 44200 Nantes – Tél. 02 40 48 05 33 –