« A partir de maintenant, il va falloir venir tous les dimanches, parce qu’on a cinq filles qui viennent un week-end et puis, le dimanche suivant, c’est cinq autres. Ce que je dis, les filles, c’est pour vous, parce qu’il faut jouer, apprendre les règles en pratiquant et avoir la condition physique. » Autour de la table, une petite dizaine de jeunes femmes sont réunies dans les modestes locaux parisiens du comité local d’organisation de la Coupe du monde de football des sans-abri. Gentiment mais fermement, Samir Amira, leur entraîneur et ancien joueur sélectionné en 2010, profite d’une réunion avec les douze apprenties footballeuses pour remettre les pendules à l’heure. « Vous savez, le Mexique, les Etats-Unis, le Brésil, elles courent comme des garçons, insiste-t-il. Il y aura du public qui viendra vous soutenir, qui dira “Allez la France !” Et vous imaginez si vous êtes en face à les regarder marquer parce que vous n’avez pas la condition physique ? »
La Coupe du monde de football des sans-abri a été créée en 2003 par le Britannique Mel Young, dans l’objectif de changer le regard porté sur la précarité et de favoriser l’insertion par le sport. Cet ancien journaliste était également à l’origine, dix ans plus tôt en Ecosse, du lancement de The Big Issue, le premier magazine vendu par des personnes sans domicile fixe, puis de la création du réseau international des journaux de rue. La neuvième édition de la Coupe se déroule cet été à Paris, du 21 au 28 août, et réunit 64 équipes, dont 16 féminines. La France, qui participe à l’événement depuis 2004, y présente une sélection féminine pour la première fois… « Les femmes ont été plus difficiles à mobiliser que les hommes, note Michèle Dreyfus, chef de service de l’association Accueil logement jeunes mères (ALJM), à Saint-Denis, et encadrante de l’équipe. Peut-être parce que les travailleurs sociaux ne pensent pas qu’ils pourront les rassembler via le football… » Résultat : une sélection tardive et des jeunes femmes ayant des niveaux sportifs très hétérogènes, malgré une motivation bien présente. « Nous n’attendons pas d’elles de très grands résultats, même si certaines sont de bonnes joueuses, car il y a en face des équipes préparées depuis bien plus longtemps, souligne Sébastien Agelard, chef de service d’Odyssée, l’espace dynamique d’insertion de Livry-Gargan (Seine-Saint-Denis) qui a orienté deux jeunes femmes vers l’équipe. Mais même un échec sportif peut toujours être mis en perspective et valorisé, et puis le fait d’avoir commencé tardivement nous permettra de dédramatiser. »
L’équipe masculine, elle, s’est constituée beaucoup plus régulièrement, au fil de sélections successives, tout au long de l’année. En effet, depuis le milieu des années 1990, des entraînements et des équipes de football existent en France dans le cadre de différentes actions d’accompagnement social. « En 1993, dans le cadre de l’opération ATLAS [aide transport logis accueil soins] menée par la RATP, un des usagers nous a fait remarquer qu’ils n’avaient rien à faire le week-end car les institutions sont fermées. Il nous a alors demandé de faire du foot ensemble, se rappelle Benoît Danneau, responsable d’accueil de jour au Secours catholique et actuellement directeur du comité local d’organisation (CLO) de la Coupe du monde (1). Et on s’est lancé, sans rien, avec des équipements de récupération. Des travailleurs sociaux intéressés sont allés faire du foot, d’abord comme un loisir, avec des usagers. Et ça s’est passé comme cela, de manière éclatée, un peu partout dans les associations. »
Très vite, les bénéfices de l’activité sportive se font sentir. « D’un seul coup, sur le terrain, l’aidant et l’aidé perdent leur statut particulier pour se retrouver autour d’un simple intérêt commun pour le sport, résume Benoît Danneau. En tant que travailleurs sociaux, on ne s’intéresse plus à ce qui manque à la personne mais à ce qu’elle aime, comme nous, le foot en l’occurrence. » Bien sûr, le sport n’est pas à lui seul facteur d’insertion. Mais il peut contribuer à remobiliser la personne à travers l’assiduité, la régularité, le respect de l’adversaire, la remise en forme, le plaisir du collectif. « Le football m’a permis de travailler ma condition physique et de garder un lien avec des personnes, reconnaît Hermann K. (2), un ancien sans-abri qui joue avec l’équipe de La Voûte à Paris. Car quand on est à la rue, on est isolé. Mais maintenant, le week-end, j’ai des potes que je vois, ça permet de repartir de plus belle le lundi matin. » Le rendez-vous sportif du samedi ou du dimanche matin devient un point de repère important dans la semaine : « Quand ça ne va pas, ils s’y accrochent, et quand ça va mieux, c’est un bonus », ajoute le directeur du CLO. Au-delà, les travailleurs sociaux qui participent aux activités remarquent aussi une évolution de la relation humaine et la construction d’une autre forme de confiance fondée non sur la nécessité mais sur le partage. « Et puis, au bout d’un moment, les besoins de la personne ressortent et on peut voir comment enclencher quelque chose avec elle ou par l’intermédiaire de son travailleur social référent, s’il en a déjà un », explique Christophe Aubin, du CASH de Nanterre, qui a créé une équipe de football en 2005. Sans compter les valeurs d’intégration et de lien social que véhicule potentiellement tout sport d’équipe.
Progressivement, l’activité football des sans-abri s’est structurée à partir de 1999, en France, avec l’organisation de tournois par le Secours catholique, puis la création en 2005 d’un championnat interassociatif de lutte contre l’exclusion. En 2006, la fondation du collectif Remise en jeu (3), dont l’objectif est de permettre l’épanouissement individuel et collectif des personnes en situation de précarité par la pratique d’activités sportives en vue de leur insertion sociale, est venue renforcer les initiatives des uns et des autres en favorisant les échanges entre travailleurs sociaux ainsi que l’organisation d’événements. Depuis, c’est dans le cadre de ce collectif que s’opèrent la sélection et la préparation française pour la Coupe du monde. Une sélection pas si facile. Hermann K. aurait bien aimé parvenir jusqu’à la sélection mondiale, en 2009. Mais sa condition physique l’en a empêché. « J’étais un peu déçu, bien sûr, mais cela m’a encore davantage motivé à me battre pour améliorer ma situation sociale », souligne-t-il. Cette déception ne l’empêche pas de s’investir auprès du comité des joueurs et du comité d’administration de Remise en jeu. « Moi qui n’avais aucun suivi social avant de commencer le foot, c’est par cette activité que j’ai découvert les associations et l’aide qu’elles pouvaient m’apporter. Aujourd’hui, j’ai des papiers et je suis en attente d’un logement social. » Une perspective d’emploi auprès d’un des partenaires de la Coupe du monde semble même se profiler à l’horizon.
L’organisation d’événements sportifs par l’intermédiaire du collectif Remise en jeu favorise en outre la rencontre entre des équipes de sans-abri et celles de différentes entreprises et institutions (tournois avec des équipes d’élus, « corporate », etc.). L’organisation de la Coupe du monde multiplie les contacts et donne l’occasion d’approfondir des partenariats à même de déboucher sur des stages, des formations, voire des emplois. Par ailleurs, l’événement a aidé à réaliser un rapprochement avec la Fédération française de football (FFF). « C’est important pour les joueurs, déclare Benoît Danneau, également administrateur du collectif Remise en jeu. Ils rencontrent des parrains comme Emmanuel Petit ou Lilian Thuram, et des personnalités du milieu telles que Michel Denisot et Arsène Wenger. Ils peuvent également évoluer dans certaines infrastructures de l’équipe de France de football. C’est valorisant. » Eyong M., qui a participé à la Coupe du monde 2006 en Afrique du Sud, se souvient avec fierté : « Nous étions traités comme des joueurs professionnels, suivis par des journalistes, on a parlé avec des internationaux. A ce moment-là, on ne se voit plus comme quelqu’un qui souffre. »
Cette année, 36 joueurs ont été présélectionnés lors du troisième Tournoi national de la solidarité, qui s’est déroulé le 28 novembre 2010 à Clairefontaine. Etaient présentes 26 équipes issues de structures sociales de toute la France. Les niveaux sont évidemment très différents. Certains joueurs sont des migrants qui ont débarqué en France en rêvant d’une carrière sportive professionnelle, d’autres n’ont jamais pratiqué l’activité que comme un loisir. La sélection a ensuite été progressivement resserrée jusqu’aux huit footballeurs (4) retenus pour participer à la compétition en fonction de qualités sportives mais aussi sociales : la régularité à l’entraînement, la disponibilité, l’intégration dans le groupe, l’envie de jouer, le projet personnel, etc.
Deux éducateurs ont encadré cette sélection, organisant des rassemblements en week-end et des mini-tournois. Les frais de déplacement sont pris en charge par l’association d’origine du joueur. Educateur en cours de validation des acquis de l’expérience à Gestare, un foyer d’hébergement de Montpellier, et mis à disposition du collectif Remise en jeu, Patrick Mbongue affirme : « Notre travail, c’est d’essayer de les alléger au maximum de leurs problèmes quotidiens pour qu’ils puissent participer pleinement à la sélection. Car s’ils ont trop de soucis, ils ne peuvent pas jouer. » Avec Jérôme Le Du, éducateur spécialisé chez Emmaüs, ils ont reçu en entretien tous les présélectionnés, afin de mieux les connaître, et sont entrés en relation avec leur travailleur social référent. « Cela nous permet de savoir sur quoi ils travaillent ensemble, afin d’être cohérents, justifie Patrick Mbongue. Si l’on peut, on apportera un petit plus par le biais de notre propre réseau. » Ainsi, les deux éducateurs ont mis en place des parrainages via la Fondation agir contre l’exclusion (FACE) pour accompagner les joueurs dans un projet professionnel.
Ils suivent également de près leurs recrues. « Ce n’est pas une équipe de France normale où, à chaque fin de rassemblement, on se dirait “Au revoir et à la prochaine”, souligne Patrick Mbongue. Nous devons les accompagner, maintenir le lien. On appelle les joueurs tous les quinze jours pour savoir comment évolue leur situation, tout en évitant d’être intrusif. » « Ce n’est pas simple, ajoute Jérôme Le Du, car il n’existe pas à ce jour de formation sur l’utilisation du sport comme outil d’insertion sociale… » Evidemment, les temps de préparation en groupe fournissent également l’occasion d’évoquer l’hygiène de vie et le régime alimentaire de chacun. « Les joueurs retenus pour la compétition ne sont cependant pas, en général, des personnes qui dorment dans la rue ou qui présentent de fortes addictions, précise Benoît Danneau. Elles doivent présenter un état de santé compatible avec l’activité sportive. »
De même, ces moments sont l’occasion de nouer des relations humaines entre joueurs. Pour Jonathan T., qui vient de Montpellier, sélectionné en équipe de France, ce suivi est capital. Le jeune homme joue au football depuis deux ans avec l’équipe de Saint-Vincent-de-Paul. « Cela m’a permis d’arrêter de boire et de stabiliser ma situation, raconte-t-il. Patrick m’a repéré dans un tournoi et m’a fait entrer dans l’équipe de la Boussole du Sud pour participer au championnat de France. » L’éducateur lui a ensuite fait rencontrer une marraine par l’intermédiaire de la FACE. « Elle est chef d’entreprise et m’apprend à élaborer mon projet professionnel, poursuit Jonathan T. J’ai très envie de travailler dans l’animation sportive. » De son côté, Philippe Fourrier, entraîneur sportif et fondateur de Cap Sports, une cellule d’insertion par le sport à Douvres-la-Délivrande (Calvados), compte fièrement deux sélectionnés parmi les trois joueurs qu’il a impliqués dans la sélection. « Cela va leur permettre un accompagnement encore plus important, assure-t-il. En outre, pour Aleks et Igor, je suis sûr que cela accélérera leur processus de régularisation. Ils ont été reçus à la mairie pour les féliciter de leur sélection, alors comment pourrait-on les ignorer maintenant ? »
Mais les anciens joueurs sont peut-être ceux dont l’exemple illustre le mieux ce que la compétition peut apporter. Ainsi, Eyong M., qui était engagé dans un projet de reprise de ses études, a tout simplement profité de l’expérience et d’une confiance en lui nouvelle pour poursuivre son cheminement. « Je suis revenu d’Afrique du Sud avec l’envie de me battre, quoi qu’il arrive. J’ai eu l’occasion ensuite de participer à d’autres matches internationaux en Argentine. A cette époque j’étais au milieu de mes études de physique-chimie, et cela m’a mis dans d’excellentes conditions pour passer devant le jury. C’était comme si j’avais une motivation cachée quelque part en moi et qui avait trouvé le moyen de sortir. » Beaucoup envisagent de s’engager dans une carrière sportive. Tout comme Samir Amira, l’entraîneur des féminines, Arezki Saouli, qui entraîne l’équipe masculine, est un ancien joueur de l’équipe de France des sans-abri. L’an dernier, au Brésil, il a participé à l’édition Carioca de la manifestation. « Au début, j’ai fait du foot pour tourner la page sur mes problèmes personnels. Et finalement, rentrer dans la compétition m’a donné envie de me battre. Après la Coupe du monde, je suis resté en contact avec le collectif Remise en jeu et je suis devenu encadrant des activités sportives de Caritas Mulhouse. » Aujourd’hui, Arezki Saouli suit une formation d’entraîneur auprès de la FFF.
Certes, il y a aussi tous ceux qui participent à l’activité mais ne vont pas jusqu’au bout de la sélection, disparaissant de la circulation. Néanmoins, s’il n’existe pas d’évaluation chiffrée sur les retombées d’un passage en équipe de France, d’après une enquête réalisée en 2007 lors de l’édition danoise de la Coupe du monde, « 70 % des joueurs avaient engagé des changements significatifs dans leur vie en combattant leurs addictions, en trouvant du travail, un logement ou une formation, ou en se reconstruisant un réseau social ». Et 93 % se seraient même découvert une nouvelle motivation pour vivre. « En tout cas, ce qui est commun aux joueurs de tous les pays, c’est une expérience émotionnelle très forte, les rencontres, le voyage, souligne le sociologue et doctorant Fernando Segura, qui a rencontré les joueurs de plusieurs équipes dans le cadre d’une recherche universitaire. C’est aussi une interrogation et un espoir sur ce qui se passera après. D’où l’importance d’avoir un accompagnement social et un projet, comme cela se fait en France actuellement. »
Pour prolonger et développer davantage cet accompagnement, le collectif Remise en jeu entend bien utiliser la Coupe du monde à Paris pour faire avancer son projet de Centre national d’insertion par le sport et la culture (CNISC) : un lieu de vie qui réunirait sur de courts séjours aussi bien les membres de l’équipe de France préparant la Coupe du monde des sans-abri que des joueurs participant aux différents tournois nationaux ou des personnes en situation de précarité prises en charge par diverses structures sociales. « Avec le sport, c’est une nouvelle manière de concevoir le travail social qui est apparue ces vingt dernières années, conclut Fernando Segura. Il pourrait donc devenir intéressant que des travailleurs sociaux se spécialisent dans cet accompagnement. »
(1)
(2) A leur demande, l’anonymat de certaines personnes a été préservé.
(3)
(4) La Coupe du monde de football des sans-abri se joue en effet selon les règles du « street soccer », sur des terrains de 22 x 16 m, dans des matches à 4 contre 4 et en deux mi-temps de 7 minutes.