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Hôtel particulier

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En 2010, l’ESAT Charles De Alberti a inauguré l’Esatitude Hôtel, à Nice. Un an après, l’établissement situé à quelques pas du centre-ville est en passe de réussir son pari. Il apporte aux personnes handicapées des perspectives et une dynamique nouvelles, et connaît un succès grandissant auprès de la clientèle.

« Un séjour très confortable et un personnel très chaleureux », a noté Teddy, un touriste venu de Singapour. C’est également le confort, la décoration et le personnel « sympa et serviable » qui ont séduit ce couple suisse, tandis que ces vacanciers français un peu plus âgés ont aimé « la propreté des chambres, l’accueil souriant et l’environnement calme ». Sur le site de réservation en ligne, les commentaires élogieux vont bon train depuis l’ouverture de l’Esatitude Hôtel, dans les quartiers Est de Nice. Inauguré en avril 2010, cet hôtel deux-étoiles de 29 chambres a décroché en quelques mois une des meilleures notes de sa catégorie et le qualificatif de « fabuleux » pour l’appréciation générale. En bref, l’Esatitude Hôtel est une bonne adresse… certes, mais pas tout à fait comme les autres.

Brigitte Delpodio, femme de chambre, tend une fiche verte à la gouvernante, Yanelle Guillot. Fiches vertes pour les chambres à refaire entièrement après le départ des clients, fiches jaunes pour celles qui sont encore occupées : ce code couleur a été imaginé par Yanelle Guillot pour aider les femmes de chambre à se repérer plus facilement. Même chose pour les affichettes à poser sur la porte des chambres : une couleur pour ne pas être dérangé et une autre pour indiquer que l’on peut faire la chambre. Quant aux cinq étages de l’hôtel, ils sont facilement identifiables par leurs tonalités différentes, anis pour le cinquième étage, aubergine au quatrième, orangée au deuxième, etc. Des astuces bien utiles aux hommes et aux femmes en situation de handicap qui travaillent à l’hôtel, notamment pour ceux et celles qui ne savent pas lire. L’Esatitude Hôtel (1) est en effet la dernière réalisation de l’établissement et service d’aide par le travail (ESAT) Charles De Alberti (2), créé en 1974 et qui, avec ses 194 travailleurs handicapés et un ensemble d’activités englobant le conditionnement, les espaces verts, la restauration et la blanchisserie, est aujourd’hui le plus important des Alpes-Maritimes.

L’idée de s’orienter vers l’hôtellerie émerge au début des années 2000, lorsque les responsables de l’ESAT s’aperçoivent des dégâts croissants que causent la mécanisation et le phénomène des délocalisations sur leurs activités traditionnelles. « Nous avons perdu plusieurs marchés dans le secteur du conditionnement et de la mécanique. Nous avions, par exemple, une activité d’assemblage d’essuie-glaces qui a été délocalisée par un constructeur automobile voici quelques années. Il fallait donc se tourner vers des secteurs plus porteurs et où les personnes ne sont pas “déplaçables” », explique Georges Astesano, le président de l’Association des amis et parents d’enfants inadaptés (Adapei) des Alpes-Maritimes. Une évolution indispensable, mais un pari risqué pour l’association qui a investi 8,5 millions d’euros dans ce projet entièrement autofinancé. Décoration tendance et équipements de qualité pour les chambres et leur petite terrasse aménagée, espace business hi-tech pouvant accueillir plus d’une centaine de personnes, design soigné pour le restaurant, qui propose une carte de produits frais et de spécialités régionales à tout petits prix… Les responsables n’ont pas lésiné pour donner toutes ses chances à cet établissement situé à quelques stations de tramway du centre-ville.

L’éthique avant l’économique

Pour faire connaître ce nouveau venu dans une ville qui possède le deuxième parc hôtelier de France, Thierry Plumat, qui a longtemps œuvré dans l’hôtel­lerie avant de devenir le directeur de l’ESAT, a d’abord tablé sur une communication de proximité en faisant distribuer des dépliants publicitaires dans le quartier et en se tournant vers le réseau des clients de la structure. L’hôtel se remplit aussi lors de certains grands événements, comme le sommet France-Afrique ou une compétition internationale de basket, sans pour autant trouver son rythme de croisière. « Dans la mesure où notre statut nous empêchait d’avoir une politique commerciale agressive, et compte tenu de la révolution apportée par Internet dans le tourisme, nous avons décidé d’être présents sur un des principaux portails de réservation en ligne pour faire décoller notre taux de remplissage », note Thierry Plumat. Une stratégie payante. En mai dernier, l’hôtel a atteint son seuil d’équilibre, avec un taux d’occupation de 65 %.

Mais au-delà de la logique commerciale, le pari est également compliqué en termes d’organisation et d’encadrement des 24 personnes de l’ESAT, qui ont suivi une formation au lycée hôtelier de Nice pour s’occuper de l’entretien des chambres, travailler en cuisine ou assurer le service au restaurant. Si le directeur aime à rappeler qu’il a dû se familiariser avec des techniques assez inédites comme le « bench-marketing » pour faire tourner « un véritable business », il s’empresse de souligner la nécessité de maintenir en permanence la primauté de l’éthique sur l’économique dans un tel projet. Il a fallu notamment mettre en place une organisation compatible avec le travail des personnes en situation de handicap. « Au départ, on se demandait comment adapter un des métiers les plus exigeants en termes d’horaires et de plannings à des personnes qui ont besoin d’un temps de travail très structuré, parfaitement cadré », confie Thierry Plumat.

L’organisation du temps de travail

Pour respecter les temps de prise en charge éducative et ne pas mettre en situation d’errance dans la journée les personnes handicapées, les responsables décident de ne pas mobiliser les usagers le soir. Un moniteur s’occupe de la réception le soir et un système de plateaux-repas a été prévu pour les clients qui veulent dîner dans leur chambre. Impossible en revanche d’arrêter l’activité le week-end. Il a fallu, là encore, imaginer des solutions pour concilier éthique et économie, se souvient Thierry Plumat : « La première fois que j’ai expliqué à l’équipe que certains d’entre eux allaient peut-être devoir travailler le week-end, ils m’ont regardé en se demandant si j’étais devenu fou. Pour des raisons d’équité, nous avons décidé de donner un jour de repos supplémentaire dans la semaine à ceux qui acceptaient de travailler le week-end, et aujourd’hui ça fonctionne très bien. »

Le passage de l’aspirateur, le nettoyage complet de la salle de bains, l’épreuve encore un peu délicate du lit à faire au carré… Muriel Botticelli, la cinquantaine, souriante, vient de terminer sa troisième chambre « en blanc » (dans le jargon hôtelier, une chambre qu’il faut faire entièrement après le départ des clients). Cette mère de famille se dit très contente de travailler ici du jeudi au dimanche. « Je suis bien ici, et j’ai choisi le week-end pour pouvoir davantage m’occuper de ma fille et de mon mari, qui est diabétique. » Comme les autres femmes de chambre et les personnes qui assurent le service au restaurant, Muriel Botticelli travaille en binôme, les huit encadrants veillant ainsi à créer des équipes avec un élément plus porteur et « où les personnes n’entrent pas en rivalité, ne sont pas dans une logique de compétition », précise Hervé Zanghi, responsable de l’activité hôtellerie-restauration. Les cinq moniteurs et monitrices ont surtout dû veiller à accompagner le mieux possible les usagers dans un univers de travail proche du milieu ordinaire et où les contacts avec les clients sont permanents.

Au 0’3, le restaurant de l’hôtel, c’est le coup de feu. Les clients, en grande partie des habitués, discutent avec les monitrices présentes avant de s’asseoir à une table. A l’aide de son petit écran numérique, Soraya Khblat prend les commandes d’une grande tablée. Après avoir servi à la cafétéria de l’ESAT, située juste derrière l’hôtel, la jeune fille de 27 ans a demandé à venir travailler ici. Elle s’applique pour taper les entrées et les plats de chacun sur son terminal de commande. Légèrement en retrait, Caroline Di Giovanni, monitrice de l’atelier restauration, reste vigilante. Elle intervient parfois pour reformuler lentement une commande. « Mon rôle, c’est bien sûr de leur apporter une méthodologie, de leur montrer la bonne façon de travailler, car ils savent faire mais sont parfois désorganisés. Mais je suis aussi là pour les sécuriser. Parfois, je sens un regard qui signifie que quelqu’un est en difficulté avec des clients, et j’arrive aussitôt pour les rassurer et faire avec eux si nécessaire. » Les encadrants doivent veiller en permanence à ce qu’une situation imprévue – un problème par rapport à un plat qui n’arrive pas assez vite, une remarque à propos d’une serviette qui n’a pas été changée dans une chambre, une demande inhabituelle et mal comprise, etc. – ne mette pas en difficulté une personne handicapée. « Dans cet environnement, le moniteur a une fonction très importante de régulation de la relation entre le membre de son équipe et le client. En cas de problème, il doit canaliser les choses tout en prenant en compte les doléances du client », insiste Thierry Plumat.

Eviter les situations de stress

Soraya Khblat passe d’une table à l’autre, enregistre les commandes de plats, de boissons, de cafés, et gère le rang qui lui est dédié comme dans un restaurant classique. La monitrice garde un œil sur la jeune fille toujours empressée, presque trop parfois, et qui peut avoir tendance à s’investir dans son travail au-delà de ses capacités physiques ou intellectuelles, jusqu’à être un peu en détresse. Il est 13 heures. Avec plus de 90 couverts, le restaurant fait presque le plein et les six personnes qui œuvrent en cuisine sous la houlette de leur moniteur, Nicolas Baron, accélèrent la cadence pour préparer les filets de rougets sur tartine de pain, les poêlées de calamars aux artichauts et autres assiettes de farcis niçois, qui figurent sur les bons de commandes affichés au tableau.

Une des tâches de Nicolas Baron consiste à bien évaluer les capacités des uns et des autres pour que chaque personne se sente à l’aise dans son poste de travail. « Certains m’ont demandé à être aux desserts, mais je leur ai dit qu’ils étaient trop stressés pour ce travail, et je les ai mis ailleurs », note le moniteur responsable de la cuisine. Ces situations de stress, Caroline Di Giovanni les appréhende tout autant et insiste sur l’importance de maintenir des repères stables pour les personnes handicapées confrontées à des rythmes de travail qui peuvent être très soutenus. « J’ai permis un jour à une jeune femme d’échanger son rang avec quelqu’un d’autre pour qu’elle puisse servir ses enfants qui étaient venus la voir pour le déjeuner. Au bout de cinq minutes, Diego, le jeune homme qui avait accepté de s’occuper d’un autre rang, n’était pas bien du tout. J’ai vu qu’il était complètement perdu et je suis revenue à la situation initiale. » Comme le reste de l’encadrement, Caroline Di Giovanni fait aussi très attention aux débordements qui pourraient se produire dans les relations avec les clients de l’hôtel ou du restaurant. Comme pour ce jeune homme travaillant en salle et qui sollicitait régulièrement les clients pour évoquer sa situation, parler de son handicap, de ses traitements ou avoir leur avis sur la qualité de son travail. « Il avait besoin de reconnaissance et voulait que les clients lui renvoient une image positive. Il a fallu recadrer les choses pour qu’il évite d’entrer dans des considérations personnelles et ne soit pas dans une position délicate. Et derrière, il faut aussi bien sûr expliquer la situation au client », raconte Hervé Zanghi.

Un client qui se situe au centre de ce projet inédit de l’ESAT niçois, reconnaissent les encadrants et les responsables. En effet, grâce à ce contact avec la clientèle de l’hôtel et du restaurant, certaines personnes en situation de handicap peuvent évoluer dans des conditions de travail pratiquement normales, à mi-chemin entre l’environnement très protégé des ateliers traditionnels et le milieu ordinaire. Entourée de ses enfants, une retraitée niçoise consulte la carte et jette un œil au plat du jour. Après avoir fréquenté régulièrement la cafétéria de l’ESAT, elle est devenue une habituée du 0’3. Les prix pratiqués et la qualité de la cuisine y sont, bien sûr, pour quelque chose. Mais pas seulement. « Ici, les serveurs sont sympathiques, agréables et rapides. Et on commence à bien les connaître », témoigne la sexagénaire. Attablé avec le groupe, un cousin de passage a pris une chambre pour la nuit et se dit, lui aussi, « ravi du service impeccable des femmes de chambre ». Des clients qui, le plus souvent, découvrent la particularité de cet hôtel lorsqu’ils arrivent, mais n’ont pas de réaction négative, assure Hervé Zanghi. Bien au contraire, la disponibilité et le contact particulier qu’établissent les équipes de l’hôtel avec les clients sont un atout précieux. « On sait bien que les personnes handicapées fonctionnent plus à l’affectif et qu’elles ont besoin d’échanger avec les clients. On appuie donc sur cette proximité et ce côté moins impersonnel, en faisant attention à ce qu’il n’y ait pas de dérapages. Et les clients sentent qu’ils ne sont pas considérés comme de simples numéros sur une table. »

Les appréciations laissées sur le livre d’or de la réception et les retours immédiats que peuvent faire les clients trouvent une résonance particulière auprès des usagers. Les moniteurs et monitrices ne ratent d’ailleurs jamais une occasion de leur lire les appréciations laissées sur le site de réservation ou de les inviter à partager un verre pour fêter une affluence record au restaurant. Et les pourboires, en forte augmentation, sont mis dans une cagnotte et utilisés pour partir en week-end deux fois dans l’année. Ces formes de reconnaissance sont une source de motivation, un moteur pour l’ensemble des travailleurs de l’hôtel, note avec satisfaction Thierry Plumat : « Ces activités de service créent une véritable dynamique. Lorsqu’un client du restaurant à qui vous apportez une assiette vous sourit, vous mesurez instantanément la qualité de la prestation, et c’est extrêmement valorisant. » Les encadrants mettent en avant l’absentéisme très faible depuis l’ouverture et l’énergie dont font preuve certaines personnes, comme Soraya Khblat qui se lève tôt pour arriver à l’heure le matin et n’hésite pas à faire un trajet long et compliqué pour ne pas manquer une journée de travail. Et il y aussi tous ces petits signes extérieurs d’un plaisir et d’une motivation accrus que la monitrice de l’atelier restauration a vu apparaître rapidement : les maquillages plus soignés, les cheveux arrangés avec soin ou les bijoux qui se sont multipliés, comme autant de petits témoignages d’une estime de soi renforcée et de la fierté de travailler dans cette nouvelle structure.

Pour certains, un nouveau souffle

L’hôtel a ainsi fourni des solutions inédites pour enrichir le parcours professionnel de certains usagers de l’ESAT. Un peu plus de un an après son ouverture, il a montré, assurent les responsables, qu’il a toute sa place aux côtés des ateliers plus traditionnels. Il offre notamment une réponse très adaptée aux personnes arrivées en fin de parcours qui peinent à trouver un nouveau souffle après avoir fait le tour des activités proposées. « Il y avait certaines personnes vieillissantes, usées par des années de travail dans différents ateliers, complètement démotivées et pour lesquelles on n’avait plus de solution, en dehors de les laisser partir en préretraite, observe Michelle L’Hospital, chef du service médico-social. L’hôtel les a remises dans une dynamique et leur a permis de se ressourcer, de retrouver l’envie de donner le meilleur d’elles-mêmes et de se remettre dans des phases d’apprentissage. »

Après avoir passé en revue la liste des tâches accomplies, Yanelle Guillot valide la fiche que lui a tendue Brigitte Delpodio. Arrivée voici une quinzaine d’années à la cafétéria de l’ESAT après une carrière déjà bien remplie dans l’hôtellerie, cette femme dynamique observe également avec satisfaction les progrès réalisés par son équipe : « Avant d’arriver ici, certaines filles étaient dépressives. Aujourd’hui, elles ont gagné en autonomie et en confiance en elles. Je pense en particulier à une jeune femme qui n’aurait jamais adressé la parole à un client auparavant et qui répond au téléphone quand je ne suis pas là. » Brigitte Delpodio aimerait pouvoir retourner travailler un jour en milieu ordinaire. En attendant, elle s’éloigne pour faire une nouvelle chambre. Dans le livre d’or, un client a laissé ces quelques mots : « Merci à Esatitude, qui a donné une certaine valeur aux plus fragiles. »

Notes

(1) Esatitude Hôtel : 3, rue de Roquebillière – 06300 Nice – Tél. 04 92 14 60 50 – hotelesatitude@adapeiam.fr.

(2) L’Esat Charles De Alberti forme, avec le foyer Torrini et le centre d’accueil de jour Le Trident, le complexe de Nice-Est de l’Adapei des Alpes-Maritimes.

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