L’Europe se ferme, dites-vous. D’où vient ce constat ?
J’ai longtemps travaillé à la promotion de la construction européenne dans ce qu’elle a de plus sympathique : la liberté de circulation, le respect des droits des citoyens, etc. Or nous sommes à un moment de l’histoire où, au contraire, l’Europe dresse des barrières et se préoccupe fort d’empêcher la circulation des hommes. En matière de lutte contre l’immigration irrégulière, le respect des droits de l’Homme est devenu aléatoire.
De quand date cette crispation sur les frontières ?
Elle s’est révélée tout au long des années 2000 mais l’événement fondateur a sans doute été le 11 septembre 2001. Bien des choses en ont découlé, et notamment la méfiance envers les étrangers, en particulier les musulmans, et l’amalgame entre immigration irrégulière et terrorisme. Cela a donné lieu à la construction d’une figure de l’étranger menaçant et à la mise en œuvre de politiques visant à contrôler davantage l’entrée sur le territoire européen. On en a vu des matérialisations spectaculaires aux portes des enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla, au Maroc, et à présent à la frontière gréco-turque.
Justement, que représentent les débarquements de clandestins sur les rives du sud de l’Europe ?
L’immigration irrégulière par la mer et le franchissement illégal des frontières sont assez minimes dans le volume global de l’immigration en Europe. Plus de la moitié des irréguliers sont en fait des personnes munies d’une autorisation de séjour temporaire qui négligent de rentrer chez elles lorsque leur visa arrive à expiration. Il faut ajouter que cette immigration irrégulière est beaucoup moins importante que l’immigration légale : chaque année, 2,8 millions de personnes s’installent de façon régulière dans l’Union, alors qu’on estime le nombre de migrants irréguliers entre 500 000 et 800 000.
Pourquoi ces points d’entrée dans l’espace Schengen font-ils alors l’objet d’une telle attention politique et médiatique ?
D’abord parce que la situation y est spectaculaire. Des gens débarquent en bateau dans des conditions souvent désastreuses, avec des naufrages et des drames humains qui émeuvent une partie de l’opinion. Certains y voient au contraire le signe visible de ce qu’ils pensent être une invasion du Nord par le Sud. A Malte, par exemple, dès que l’on voit arriver des bateaux avec des personnes colorées à leur bord, certains se réfèrent au vieux péril turc. C’est un peu pareil en Italie. Un sentiment d’invasion et de panique peut s’emparer des populations à l’échelle locale, et tout cela est répercuté par les médias, créant le sentiment d’une menace pesant sur les frontières européennes. De plus, à ces points de passage se créent des abcès de fixation, les migrants étant la plupart du temps cantonnés sur place. Les règles européennes imposent en effet que le pays d’arrivée gère les demandes d’asile. On voit donc se créer des poches aux frontières méridionales de l’Europe, qui peuvent se retrouver également entre l’Italie et la France ou entre la France et l’Angleterre.
Comment analysez-vous cette crainte d’une « invasion » migratoire de l’Europe ?
On observe depuis une vingtaine d’années une mise en mouvement des populations un peu partout. Environ 200 millions de personnes émigrent chaque année dans le monde. Mais la grande majorité de ces mouvements ont lieu entre pays du Sud. Il faut une contrainte forte, politique ou économique, pour que des gens quittent leur pays, et encore plus pour qu’ils changent de continent. Cela dit, mon analyse est que l’Europe est en train de se rendre compte que sa démographie a changé. Les petits-enfants des immigrés venus travailler dans les années 1960 dans nos usines sont aujourd’hui visibles dans l’espace public. Le débat sur le multiculturalisme s’est donc installé, qui pèse beaucoup sur la question de la gestion des flux migratoires.
En 2005, l’Union européenne a créé l’agence Frontex. Quel est son rôle ?
Cette agence indépendante a été installée en 2005 à Varsovie et emploie un peu plus de 200 personnes. Les pays de l’Union ne voulaient pas d’une police européenne aux frontières car ils ne souhaitaient pas abandonner leurs prérogatives dans ce domaine. Ils ont donc créé cette agence chargée de la coordination des polices aux frontières. Ses pouvoirs sont, de ce fait, limités. Frontex essaie d’avoir une perspective d’ensemble sur les flux migratoires. Elle peut aussi diffuser les bonnes pratiques et monter des opérations en commun pour lutter contre l’immigration clandestine. La raison pour laquelle Frontex a été épinglée par des organisations de défense des droits de l’Homme est que certaines de ses opérations, notamment celles qui ont été menées aux Canaries en 2006, ne respecteraient pas la convention de Genève sur les demandeurs d’asile. L’agence et les Etats membres ont négocié des accords de réadmission avec certains pays, comme le Sénégal et la Mauritanie. Cela permet aux navires européens de reconduire les migrants directement vers leurs pays de départ. Mais, en principe, quiconque souhaite faire une demande d’asile devrait pouvoir le faire dès lors qu’il est sur un navire appartenant à un Etat membre. Or l’agence prétend le contraire, arguant du fait que cela se passe dans les eaux des pays de départ. Il existe donc un flou sur les interceptions maritimes. Le problème c’est qu’en mer, il n’y a pas de réelles possibilités de contrôle.
L’Europe sous-traite une partie de la gestion des flux migratoires à des pays du bassin méditerranéen. Avec quelles conséquences ?
Dans le cadre de négociations globales, les pays européens tendent en effet à articuler l’aide au développement avec la promesse des pays d’émigration de mieux contrôler leur population et d’accepter les clandestins expulsés. Car l’un des problèmes majeurs des Etats membres consiste à renvoyer les migrants interceptés. Ainsi, jusqu’en février dernier, l’Europe était en discussion avec la Libye pour y reconduire tous les clandestins immigrés irréguliers arrivant par ce pays. Sachant qu’il existe déjà des accords bilatéraux entre l’Italie et la Libye. C’est un cas d’école inquiétant car la Libye n’a pas signé la convention de Genève et, pour obtenir l’accord de Kadhafi, l’Union européenne était prête à revoir à la baisse ses propres standards en matière de respect des droits de l’Homme. Mais ces entorses aux grands principes humanitaires ne font pas réellement débat parmi les dirigeants européens. Leur volonté est d’abord de lutter contre les flux migratoires non désirés.
Quel rôle joue la France dans ce durcissement des politiques migratoires de l’Union ?
Un rôle assez moteur, en particulier depuis 2005, la lutte contre l’immigration clandestine étant l’une des promesses de campagne de Nicolas Sarkozy. Mais la France n’a plus le contrôle de ses frontières extérieures, et rien n’est possible sans une coordination européenne et des discussions avec les pays d’émigration. Paris a donc intérêt à ce que le problème soit envisagé à l’échelle européenne. Ainsi, en 2008, lorsqu’elle présidait l’Union, elle a fait adopter un pacte sur l’immigration et l’asile aux termes duquel les pays membres se sont engagés, entre autres, à ne pas procéder à des régularisations massives dans la mesure où celles-ci reviennent à faire entrer, sans l’avis des partenaires européens, un grand nombre de personnes dans l’espace Schengen.
Quelle pourrait être une politique alternative ? L’ouverture totale des frontières ?
Les libéraux purs et durs y sont favorables car, pour eux, la libre circulation des biens et des personnes est un principe intangible. De plus, certains estiment que nous avons besoin de nous appuyer sur le dynamisme démographique du Sud pour soutenir nos économies. De leur côté, des mouvements classés à gauche comme les « No Borders » veulent aussi l’ouverture des frontières parce qu’ils jugent que les impératifs humanitaires l’emportent sur tout le reste. Je ne juge pas scandaleux pour ma part qu’une personne qui s’est vu refuser l’asile n’ait pas la possibilité de s’installer en Europe. Encore faut-il que ceux qui le souhaitent puissent faire cette demande. Or c’est de plus en plus difficile. En outre, nombre de ceux que j’ai interrogés sur le terrain pensent que si l’on ouvrait un peu plus les canaux de l’immigration légale, il y aurait moins de gens prêts à se lancer dans des aventures périlleuses. Un certain assouplissement permettrait sans doute de réguler les flux de manière plus harmonieuse. Bien sûr, la nécessité de contrôler les frontières existera toujours. Mais le plus important pour l’Europe est bien de réfléchir à ces questions de façon concertée en fonction des besoins économiques et des engagements juridiques et humanitaires, et pas seulement sous l’angle de la répression.
Diplômé de l’Institut d’études politiques de Rennes et titulaire d’un master en droit communautaire, Eric L’Helgoualc’h est consultant en communication. Il a travaillé auparavant au Centre d’information sur l’Europe, au sein duquel il a contribué à la création du site Touteleurope.fr. Il publie Panique aux frontières. Enquête sur cette Europe qui se ferme (Ed. Max Milo).