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Précarisation des retraités : les acteurs sociaux démunis

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En l’espace de quelques années, les acteurs sociaux ont vu apparaître les premiers signes d’une précarisation à grande échelle des retraités. La surprise vient de la soudaineté du phénomène, provoqué par les effets cumulés des réformes successives des retraites. L’absence de solutions pour ce nouveau public inquiète les associations et les centres communaux d’action sociale.

Quand a-t-on pris conscience qu’une nouvelle catégorie de pauvres était apparue avec les retraités précarisés ? Nul ne le sait avec précision. Le glanage à la fin des marchés ou sur les lieux de stockage des produits périmés des grandes surfaces tout comme l’isolement et la réduction de liens sociaux ont toujours existé dans la population âgée. « En outre, un certain nombre d’habitudes étaient prises en France, qui consistaient à dire que le revenu moyen des retraités était égal à celui des actifs. De même, le nombre d’allocataires du minimum vieillesse, qui représentait le dernier filet des personnes ayant peu cotisé, ne cessait de baisser depuis une vingtaine d’années. Donc, tout semblait dessiner le visage d’une vieillesse en bonne situation », explique Jean-Pierre Bultez, membre de l’Observatoire européen de la pauvreté et ancien secrétaire général des Petits Frères des pauvres. La bascule, s’il y en a eu une, l’INSEE la situe dans l’impact cumulé des réformes des retraites de 1993, 2003 et 2005, à l’origine d’un décrochage du pouvoir d’achat des retraités par rapport à celui des actifs. Sans ces réformes, calcule l’institut, le niveau de vie des retraités serait supérieur de 34 % pour les hommes et de 33 % pour les femmes à ce qu’il est aujourd’hui (1). L’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) estime, quant à lui, que, dans les 20 dernières années, le taux de remplacement (rapport entre le niveau de la pension et le dernier salaire) a fondu de 85 % à 65 % pour une carrière complète. De son côté, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) pointe une érosion du montant du minimum vieillesse (devenu allocation de solidarité aux personnes âgées depuis 2006), passé de 52 % du revenu médian en 1984 à 42,5 % en 2007. Cet observatoire souligne que sa revalorisation de 25 % sur cinq ans ne fera que le ramener « au niveau de 1984 » en valeur constante.

Mais l’accumulation d’indicateurs n’explique pas tout. Pour Jean-Pierre Bultez, la prise de conscience est aussi venue du sentiment que la dernière réforme des retraites d’octobre 2010 – qui repousse à 62 ans l’âge légal de départ à la retraite et à 67 ans celui d’obtention du taux plein – allait encore amplifier ce phénomène sans répondre à la question de société d’une vie décente à la retraite. « Alors que la vieillesse heureuse semblait une vision collective à laquelle tout le monde avait le droit d’aspirer, le fait s’est imposé qu’on allait vivre parfois plus longtemps à la retraite que dans sa période travaillée, et cela dans un environnement de plus en plus précaire. »

Toujours est-il que, en un temps étonnamment court, les signaux de détresse se sont multipliés. Fin 2009, une étude conduite auprès de 2 000 bénévoles des Petits Frères des pauvres montrait que la situation des personnes qu’ils accompagnaient s’était dégradée en l’espace de cinq ans. Dans le même temps, les dispositifs déployés pour les sans-abri ou les précaires enregistraient une évolution de leur fréquentation.

A Metz, où la Fondation Abbé-Pierre organise une distribution de repas l’hiver à l’aide d’un petit bus, les sans-logis et les migrants ont été rejoints, ces deux dernières années, par les premiers retraités.« Au début, ils venaient demander des fruits ou des laitages et, petit à petit, comme s’ils avaient besoin d’un sas pour accepter cette forme d’humiliation, ils se sont mis à demander des repas », observe Patrick Doutreligne, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre.

« Humbles » et « humiliés »

Même les accueils de jour de la fondation, ouverts tôt le matin pour servir un repas chaud aux personnes à la rue, ont vu leur population se modifier. La première heure est celle des migrants et des Roms, viennent ensuite les sans-logis, puis vers la fin de la période d’ouverture apparaissent les retraités. « Se retrouver accolés à des migrants ou des SDF les gêne considérablement. Ces gens ont toujours vécu sans jamais demander d’aide, ne connaissent pas ou peu les travailleurs sociaux, ignorent tout de l’infrastructure d’assistance mise en place par les pouvoirs publics et les associations. Très peu d’ailleurs ont de revendications : “humbles” et “humiliés” seraient les deux mots qui les caractérisent », témoigne Patrick Doutreligne. Détail : face au sentiment de honte manifesté par ces nouveaux usagers, une formation spécifique a dû être mise en place dans ces structures tant le malaise des personnels d’accueil et des bénévoles était grand…

Leur nombre lui-même est incertain. L’INSEE recensait, en 2006, environ 960 000 personnes de 65 ans et plus vivant sous le seuil de pauvreté (880 € par mois). Mais le degré d’isolement, les différences entre propriétaires et locataires, la connaissance ou l’ignorance des aides sociales disponibles relativisent l’indicateur. De même, le contexte gérontologique local est déterminant. A l’image du constat tiré par les travailleurs sociaux des arrondissements du nord de Marseille. Dans ces quartiers pauvres où se concentre une importante population vivant du minimum vieillesse, Joséphine Banack, directrice de l’association de services à domicile Main dans la Main, estime que les retraités en grande précarité se comptent désormais « par centaines ». « On voit se développer des situations impossibles à concevoir tant qu’on n’est pas sur le terrain », assure-t-elle. Au point que, délivrant depuis 2002 des prestations classiques de travaux ménagers et d’assistance, l’association a dû revoir son fonctionnement tant il devenait parfois risqué d’intervenir dans des cas de dénutrition sévère ou des situations de confinement « proches du retrait de la réalité ». « Quand on entre dans un logement et qu’on trouve une personne âgée qui ne pèse plus que 30 kilos, on ne peut plus se permettre de faire seulement le ménage », explique la directrice. En 2004, l’association a donc créé une nouvelle structure d’accompagnement « Famille et loisirs », entièrement bénévole, chargée d’aller au-devant de personnes âgées sorties de tous les filets sociaux. En liaison avec une trentaine d’associations communautaires, des ONG et les acteurs sociaux présents sur ces quartiers, la structure répond à l’urgence médicale en impliquant un médecin urgentiste et aux problèmes administratifs en rétablissant le plus rapidement possible l’accès aux prestations sociales (APA, minimum vieillesse, PCH), avant d’installer un accompagnement social personnalisé. « Aucune de ces démarches ne reçoit de subvention du conseil général. De même, les heures d’aide ménagère que nous faisons chez ces personnes ne sont payées que si nous leur trouvons une solution financière. Mais peut-on les abandonner ? », se demande Joséphine Banack.

Au CLIC Géront’O Nord de Marseille, qui couvre les mêmes arrondissements de la cité phocéenne, on estime que le phénomène nouveau est « la multiplication des situations dramatiques avec un cumul de problématiques, telles que la maladie associée à la perte d’autonomie, la précarité, la vétusté du logement et l’isolement ». Pourquoi une telle aggravation ? Christine Fusinati, directrice du CLIC Géront’O Nord et assistante sociale ne peut que souligner « la faiblesse des moyens accordés par les collectivités territoriales et les institutions publiques et, donc, l’incapacité des acteurs sociaux, déjà insuffisants en nombre, à répondre aux besoins du territoire ». Et la directrice d’ajouter comme un symbole : « Ma politique en tant que directrice du CLIC serait de développer l’information pour faire connaître notre rôle de guichet unique dans les quartiers. En même temps, en tant que seule assistante sociale, je me dis que nous risquons d’être submergés de demandes auxquelles il sera impossible de faire face, sauf à rallonger le temps de réponse de plusieurs mois. »

Risque de décrochage

Les 55-65 ans ne sont pas non plus épargnés. Fin 2010, le collectif Alerte – qui regroupe 37 fédérations et associations nationales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion – s’alarmait de la dégradation de la situation des retraités et pointait les risques de décrochage social des personnes sans emploi à quelques années de la retraite. Le constat est le même à l’association de médiation locative Champ Marie, à Lille, qui intervient sur le relogement d’un public âgé repéré dans des processus d’isolement ou de précarisation. La part des usagers qu’elle accompagne dans des parcours de relogement à ne bénéficier que du RSA socle (469,99 € par mois) est passée de 14 % en 2008 à plus de 37 % en 2010. « Et il est à craindre qu’avec le recul de l’âge de la retraite, ces situations s’éternisent et ne cessent d’augmenter », redoute Farid Drici, coordinateur des actions de relogement de Champ Marie. Dans ce contexte, les accompagnements se révèlent de plus en plus complexes, témoigne Patrice Buttin, bénévole de l’association. « Les gens qui nous sollicitent ou qui nous sont signalés ont tous connu un parcours descendant qui les fait se murer dans le déni. » Le plus frappant, remarque-t-il, est le rétrécissement des besoins des usagers jusqu’à un point critique. « Certains nous avouent prendre leur repas dans la pénombre pour économiser l’énergie. D’autres, qui ne paient plus l’énergie, se terrent avec la peur chevillée au ventre de voir arriver le courrier. Dans tous les cas, la première action est de leur enlever ce sentiment de honte qui les paralyse. »

Comme d’autres associations travaillant avec les retraités précarisés, Champ Marie indique recevoir du département une rémunération pour établir des diagnostics de situations repérées par les services sociaux. Une forme de délégation qui atteste du manque de moyens et de compétences des autorités locales uniquement focalisées sur la perte d’autonomie des personnes âgées.

Processus de désaffiliation

De fait, « très peu abordée dans l’élaboration des politiques publiques, la problématique de la précarité des personnes âgées n’a jamais été étudiée de près, alors que convergent les observations sur le lent processus de désaffiliation dans lequel un nombre croissant d’entre elles sont précipitées », souligne Christian Cantenis, directeur adjoint du centre communal d’action sociale (CCAS) de Perpignan. Comptant près d’un habitant sur trois âgé de plus de 60 ans, la cité catalane enregistre, elle aussi, depuis 2009, une très forte hausse des demandes d’intervention d’urgence émanant de retraités. Pour tenter de mieux cerner le phénomène, le CCAS de Perpignan travaille à l’installation d’un observatoire de la précarité des personnes âgées. Ce dispositif, conduit en partenariat avec le laboratoire de recherche en sciences sociales de l’université de Perpignan, vise à « sortir du flou des observations partielles » en engageant les opérateurs dans un partage de données, d’analyses et de pratiques de terrain. « L’objectif recherché est de mettre en évidence les orientations et les aménagements propres à chaque institution, et ceux mutualisables, afin de mieux prendre en compte les besoins mis au jour », précise Christian Cantenis.

Encore en phase de rodage (2), le dispositif va s’efforcer dans un premier temps de mieux qualifier la précarité des personnes âgées pour déterminer « les conditions élémentaires locales » permettant d’assurer convenablement leur besoin. « L’invisibilité des situations de retrait social et de souffrance des personnes âgées ne saurait cacher l’urgence d’intervenir le plus en amont possible dans une logique de prévention plutôt que de réparation », soutient Christian Cantenis.

Reste le manque de solutions du travail social. Ainsi le CCAS d’Ajaccio, en 2006, à la suite d’une analyse des besoins sociaux, constatait que la moitié des retraités de la ville vivait sous le seuil de pauvreté. « Propriétaires de leur bien immobilier pour la plupart d’entre eux, ces ajacciens ne pouvaient plus payer les charges foncières et, dans bien des cas, refusaient de bénéficier d’aides de peur d’un recours sur leur succession », explique Patricia Boyer, directrice du CCAS. Un cercle vicieux qui les condamnait à « vivre de rien, quitte à aller aux Restos du cœur ». Face à la coupure sociale qui accompagnait cette pauvreté, un dispositif spécifique de lutte contre l’isolement a dû être mis en place. Partant d’une évaluation globale de chaque situation, un accompagnement par un bénévole est entrepris au domicile des personnes dans l’objectif de les sortir graduellement du repli sur soi. Les retraités sont également incités à fréquenter la Maison des aînés, une structure qui regroupe des permanences associatives et un espace de rencontres animé par d’autres retraités bénévoles.

Enfin, pour venir en aide aux personnes âgées les plus nécessiteuses, le centre communal d’action sociale récupère, chaque matin, auprès de deux hypermarchés, des produits alimentaires proches de la date limite de consommation et confectionne des paniers repas. « En moyenne, 130 paniers sont distribués toutes les semaines, indique Fabienne Moulinas, conseillère en économie sociale et familiale. Les personnes viennent les retirer le matin à la Maison des aînés, avec toujours quelqu’un pour les accueillir, leur servir un café. Là, on essaye de les amener à discuter, en leur proposant des activités. Petit à petit, on arrive à fidéliser les gens sur ce lieu de rencontre. » Patricia Boye est consciente des limites de l’action : « Ce sont des personnes qui n’ont plus de possibilité d’améliorer leur quotidien, donc à part de l’assistanat à long terme, que pouvons-nous faire ? »

Si les acteurs de terrain estiment déjà que tous les signaux sont au rouge, « les inquiétudes relatives à la pauvreté des personnes âgées s’expriment essentiellement pour l’avenir », prévient l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (3). En cause, le cumul de l’effet mécanique des réformes des retraites et de la détérioration des conditions du marché du travail pour les jeunes générations. Selon l’ONPES, « au fil des générations, l’entrée dans la vie active est devenue plus tardive, et surtout, pour les moins diplômés, plus difficile. Il en résulte une baisse de la durée d’emploi cumulée […] et des droits à la retraite accumulés particulièrement faibles pour les moins qualifiés. »

Creusement des inégalités

De son côté, le Conseil d’orientation des retraites (COR) reconnaît dans son dernier rapport 2010 (4) que le maintien des dispositifs de retraite actuels conduirait à une nouvelle baisse de 25 % du taux de remplacement d’ici à 2050, en raison d’une dégradation de 0,6 % par an en moyenne.

Même les riches métropoles sont touchées, comme le montre l’analyse des besoins sociaux réalisée à Paris en 2010. Alors que la population âgée parisienne est traditionnellement perçue comme très aisée, les statistiques ont montré que 12,6 % des 60-74 ans vivent aujourd’hui sous le seuil de pauvreté, contre 9,4 % en moyenne nationale. Les inégalités se sont en outre creusées. Les 10 % des mé­nages parisiens les plus riches disposent de revenus 11,6 fois plus élevés que les 10 % les plus pauvres, contre 6,5 fois au plan national. « Ces chiffres sont ceux d’une précarisation qui avance mais se montre encore timidement, dans la mesure où nous commençons seulement à voir arriver les premières cohortes de retraités qui ont connu des carrières en dents de scie », analyse Liliane Capelle, adjointe au maire de Paris chargée des seniors et du lien intergénérationnel.

Dans la commission d’attribution des logements sociaux de Paris, les demandes des plus de 60 ans se sont mises à affluer. La situation des femmes est jugée « alarmante ». Des veuves ou des épouses ayant quitté leur conjoint vers 60 ou 70 ans, après n’avoir connu qu’une situation confortable, n’hésitent plus à solliciter des places en logement-foyer, témoigne Liliane Capelle. « Ce sont des personnes qui n’ont pas pensé un seul instant dans leur vie qu’elles auraient besoin de faire ces démarches. Au moment de la retraite, la baisse de revenus est telle que beaucoup n’y arrivent plus compte tenu du coût de la vie et des loyers à Paris. ».

Afin de conserver sa population âgée, la capitale s’est engagée, début 2011, dans un renforcement à grande échelle de ses aides : garantie de ressources venant en complément du minimum vieillesse et portant à 840 € le revenu minimum d’un retraité, aide au logement pour les locataires âgés disposant de ressources inférieures à 1 100 € par mois, contribution à l’acquisition d’une complémentaire santé à hauteur de 39 € par mois, exonération de la participation à l’APA en dessous d’un revenu mensuel de 1 000 €.

Sans équivalent en France par son ampleur, ce plan est-il pourtant suffisant ? L’élue parisienne y voit d’abord une réponse à l’urgence. « On se doit de venir en aide à ceux qui sont les plus exposés pour leur maintenir une place active. Alors que la retraite signe l’entrée dans une longue période qui ne mène pas ­forcément à la dépendance, il s’agit de leur éviter un lent rétrécissement sur soi. » Après ? « Se pose la question de la société que nous préparons, nous, les politiques. »

DES INDICATEURS DE PAUVRETÉ ENCORE DISCUTÉS

La précarité des retraités reste une pomme de discorde de la statistique. L’INSEE, notamment, observe « un net repli » de la pauvreté depuis 30 ans, en faisant valoir que, « entre 1970 et 2006, le nombre de personnes de 65 ans et plus aux revenus inférieurs au seuil de pauvreté à 60 % a été divisé par 3,5 ». Idem pour le Conseil d’orientation des retraites, qui certifie que le taux de pauvreté des plus de 60 ans reste « inférieur à celui de l’ensemble de la population et ne tend pas à s’accroître ».

Face à ces sources officielles, une multiplication d’études de terrain attestent de la dégradation récente de la situation dans les couches les moins favorisées de la population âgée. Au niveau financier, par exemple, une étude de la Banque de France (5) constate un quasi-doublement de la part des surendettés chez les plus de 55 ans en une dizaine d’années (12,6 % en 2001 contre 23,1 % en 2010), ainsi que chez les plus de 65 ans (4,3 % en 2001 contre 8 % en 2010). Point commun de ces surendettés : des revenus inférieurs à 1 000 € par mois.

De son côté, la Fondation Abbé-Pierre observe que les locataires âgés dans le parc HLM (937 000) ou dans le secteur privé (746 000) sont pénalisés par des taux d’effort de plus en plus élevés. En logement social, le taux d’effort des locataires de plus de 65 ans à revenus modestes dépassait 30 % dès 2002 et approchait 35 % en 2006. Dans le secteur libre, ce taux bondissait, sur la même période, de 15 points pour atteindre une moyenne de 53 % en 2006 parmi les ménages âgés les plus modestes. La baisse du pouvoir d’achat des personnes vieillissantes trouve une autre illustration avec la pression que les retraités exercent sur le parc locatif social. « Cette demande apparaît à l’âge de la retraite mais aussi après 75 ans pour des personnes logées en maison », observe la Fondation Abbé-Pierre, qui indique que plus du quart des logements sociaux sont occupés aujourd’hui par des personnes de plus de 60 ans. Plusieurs scénarios s’affrontent également sur les risques d’un emballement du nombre des retraités pauvres. Selon l’INSEE, des facteurs tels que l’accroissement ininterrompu du travail des femmes depuis 40 ans pourraient infléchir les indicateurs dans un sens positif. Pour d’autres, au contraire, comme Jean-François Serre, secrétaire général des Petits Frères des pauvres, un risque d’emballement existe bien de par la conjonction « entre l’arrivée à l’âge de la retraite de la génération du baby-boom, qui devrait atteindre son pic en 2020, et le taux d’emploi de 38,3 % des 55-64 ans, le plus bas d’Europe » (6). Enfin, l’OCDE estime qu’à l’échelle de l’Europe 16 millions de personnes âgées de plus de 65 ans courent, à l’heure actuelle, le risque de devenir pauvres, soit environ une personne sur cinq parmi les 85 millions de personnes âgées vivant dans les pays de l’Union européenne.

PATRICK DOUTRELIGNE
« Inventer un autre mode d’intégration des retraités »

Délégué général de la Fondation Abbé-Pierre.

Les nouveaux retraités précarisés sont-ils des inconnus du travail social ?

Non, car on a tendance à oublier que c’était la situation qui prévalait avant 1974. Il n’existait à l’époque pas de minimum vieillesse, les systèmes de retraite étaient moins performants, Quand René Lenoir a écrit son livre sur les exclus (7), il décrivait trois catégories de publics : les pauvres installés dans la précarité depuis des générations, les grands exclus et les personnes âgées pour lesquelles il préconisait d’inventer un système de retraite plus performant et de prévoir un minimum vieillesse. La loi du 24 décembre 1974 instaurant la compensation financière entre les régimes de retraite est issue de son livre. La situation s’est ensuite très nettement améliorée de 1975 à 2005, avec des retraités ayant connu les trente glorieuses qui partaient en vacances et devenaient des consommateurs. C’est après 2005 et le changement de calcul des pensions qu’on a commencé à ressentir les effets de l’absence de vision politique. Le niveau des retraites a dévissé et la dernière réforme de 2011 ne fait que conforter ce mouvement. C’est une régression inquiétante.

Comment expliquer le manque de réponses sur le terrain ?

Par l’impréparation ! Il y a une dizaine d’années, à la fondation, nous tirions le signal d’alarme sur la situation des jeunes. C’est seulement depuis deux ou trois ans qu’on assiste à une massification de la précarité des femmes seules et des personnes âgées. Avec les retraités, la surprise vient de l’ampleur du phénomène. En plus des personnes qui vivent avec le minimum vieillesse, donc en dessous du seuil de pauvreté, on voit arriver la cohorte des travailleurs qui ont connu les crises économiques de 1974 et de 1983, avec des trous parfois béants dans les carrières professionnelles. Et comme le nouveau calcul des retraites se fonde non plus sur les dix mais sur les 25 meilleures années, le montant des pensions va mathématiquement continuer à baisser.

L’autre surprise est qu’on trouve ces retraités précarisés dans toutes les couches de la population. Certains ont toujours vécu dans la pauvreté, et ceux-là sont connus des services sociaux. Mais ce qui nous alarme beaucoup, c’est lacatégorie juste au-dessus, c’est-à-dire des personnes qui ont toujours vécu avec des revenus modestes, n’ont jamais été repérés comme étant en difficulté et qui, une fois à la retraite, n’arrivent plus à joindre les deux bouts. On assiste, par exemple, à une montée progressive des appels de personnes âgées sur la plateforme téléphonique que nous avons mise en place pour les gens menacés d’expulsion (8).

En outre, le creusement des inégalités au sein de la population âgée n’a jamais été aussi prononcé. Il y a ceux qui ont eu la chance de pouvoir acquérir du patrimoine et ceux qui n’ont pu le faire, auquel cas la retraite signifie souvent la dégringolade. Dans le dernier rapport de la fondation (9), nous montrons ainsi que, si la différence entre les revenus des 10 % les plus riches et des 10 % les plus pauvres est de 1 à 7 environ, les 10 % les plus riches disposent de 865 fois plus de patrimoine que les 10 % les plus pauvres !

Quelle réponse vous paraît-elle possible ?

L’objet du travail social est d’aider les gens à passer un cap. Avec les retraités précarisés, il est inutile de parler d’insertion ou de formation. Il faut donc changer notre approche du travail social pour l’orienter vers un accompagnement sans objectif éducatif. Ces personnes n’ont besoin que d’un soutien et, finalement, de retrouver de nouveaux leviers. Il va nous falloir inventer un autre mode d’intégration des retraités dans la société en recherchant leur utilité, par exemple en mettant en place des dispositifs économiques qui leur permettront d’exercer leurs compétences. Mais il faudra bien prendre acte à un moment donné que, face au vieillissement massif de la population, une régulation des loyers va devenir indispensable. Sinon ce seront les plus modestes qui décrocheront !

PROPOS RECUEILLIS PAR M. P.

Notes

(1) in Retraite et société n° 56 – INSEE – Janvier 2009.

(2) Une première journée interprofessionnelle a été organisée le 7 juin dernier par le CCAS de Perpignan autour du thème de la précarité des personnes âgées.

(3) Bilan de dix ans d’observation de la pauvreté et de l’exclusion sociale à l’heure de la crise – Rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale 2009-2010 – La Documentation française, février 2010 – Voir ASH n° 2649 du 5-03-10, p. 5.

(4) Retraites : annuités, points ou comptes optionnels ? Options et modalités techniques – VIIe rapport du Conseil d’orientation des retraites – 27 janvier 2010 – Disponible sur www.cor-retraites.frVoir ASH n° 2645 du 5-02-10, p. 13.

(5) Enquête typologique 2010 sur le surendettement – Mars 2011 – Voir ASH n° 2708 du 6-05-11, p. 26.

(6) In « Vieillir dans la pauvreté » – Jean-Pierre Bultez et Didier Gelot – Problèmes politiques et sociaux n° 977 – Octobre 2010 – La Documentation française.

(7) Les Exclus, un Français sur dix – René Lenoir – Ed. du Seuil, 1974.

(8) Au 08 10 00 15 05 (prix d’un appel local).

(9) L’état du mal-logement en France – XVIe rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre, 2011 – Voir ASH n° 2695 du 4-02-11, p. 26.

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