De quand date l’émergence de la notion d’« accessibilité » dans les politiques publiques ?
Elle est apparue avec la loi du 30 juin 1975 en faveur des personnes handicapées, mais n’a réellement été employée qu’à partir des années 1980. Ce texte a marqué un tournant en faisant passer les difficultés que rencontrent les personnes handicapées de la sphère privée à la sphère publique. Jusqu’alors, c’était aux familles de se débrouiller pour que leurs proches handicapés puissent se déplacer et trouver à se loger. Le handicap et ses conséquences étaient considérés comme un problème individuel. A partir de 1975, cette question devient publique et est traitée comme telle dans le cadre d’une politique publique. La loi de 1975 était toutefois une loi générale prenant en compte l’ensemble des problématiques liées au handicap, et pas seulement les questions de transport et d’accès aux bâtiments.
Vous parlez, concernant cette époque, d’« accessibilité spécifique ». C’est-à-dire ?
L’accessibilité était spécifique dans le sens où l’objectif consistait à donner la possibilité aux gens de se déplacer, même si ce n’était pas comme tout le monde. Dans la mesure où l’on considérait que le handicap était une difficulté individuelle, on proposait des solutions individuelles et spécifiques. Cette approche s’appuie sur une vision médicale et fonctionnelle de la personne handicapée. On considère que c’est elle qui n’est pas en situation de se mouvoir dans l’environnement commun et on essaie de compenser cette déficience. A l’époque, cette conception était acceptée par tout le monde. Dans un rapport rédigé en 1982 par des chercheurs pour le compte de la RATP, les personnes en fauteuil roulant revendiquant une intégration plus importante étaient d’ailleurs qualifiées d’« utopistes ». Je cite : « Leur comportement montre une fuite dans l’imaginaire. Ces handicapés se projettent dans un discours où ils s’imaginent pareils aux autres et ils revendiquent que l’environnement s’adapte à eux. » Ce qui est devenu évident pour nous était alors inconcevable.
Quelles étaient les conséquences pratiques de cette approche ?
C’est à cette époque que des ascenseurs ont été mis en service dans le RER. Ils étaient implantés un peu à l’écart des zones de passage habituelles et n’étaient pas mis à la disposition de tous les usagers. On voit aussi apparaître des réseaux de transport spécifiques réservés. Mais il n’existait pas de solution technique permettant d’aller plus loin. Par exemple, les bus nécessitaient des marches pour y monter. On ne savait pas encore construire des bus à plancher plat. Dans le célèbre feuilleton télé Les Shadoks, il y a cette expression savoureuse : « Quand il n’y a pas de solution, il n’y a pas de problème. » Le principe est le même pour les politiques publiques. Lorsqu’une solution apparaît, un problème peut être défini. D’ailleurs, c’est l’existence d’innovations technologiques, comme les bus à plancher surbaissé ou les premiers métros accessibles avec un plancher à la même hauteur que le quai, qui a permis aux militants de revendiquer une nouvelle accessibilité même si au départ, pour les transporteurs, il s’agissait de gagner du temps de transfert des voyageurs.
Vous rappelez qu’un petit groupe de militants associatifs a été à l’origine des grandes avancées en matière d’accessibilité…
Après la loi de 1975, une commission appelée Colitrah (Comité de liaison pour le transport des personnes handicapées) avait été créée afin de réfléchir à l’accessibilité des transports en commun. Une petite dizaine de militants de différentes organisations s’y retrouvaient. Ce qui leur a permis de se rendre compte qu’ils n’étaient pas seuls à s’interroger sur la question de l’accessibilité. C’est un cas de figure assez exceptionnel, car il est rare qu’une politique publique naisse de si peu d’acteurs.
Vers la fin des années 1990 s’impose un nouveau modèle d’accessibilité dite « environnementale ». Quelle différence avec la précédente approche ?
Cette nouvelle conception du handicap dit de « situation » déplace le problème de l’individu vers l’environnement : c’est l’inadaptation de l’environnement, comme la présence de marches à franchir, qui crée le handicap, et non la déficience de la personne. Il s’agit d’une vision sociale et politique, et non plus individuelle. Les militants peuvent alors affirmer que tout le monde, à un moment donné, peut se retrouver en difficulté : un parent avec sa poussette, une personne marchant avec des béquilles après un accident, un touriste avec sa valise à roulettes, une personne âgée… La population concernée par l’accessibilité passe alors de 1 % à près de 30 %. Comment refuser de faire des aménagements qui concerneraient près du tiers de la population et qui rendraient service à tous ? Cette accessibilité se traduit par des solutions intégrées dans l’espace, conçues et disponibles pour tous, sans restriction d’utilisation – par exemple, des ascenseurs en libre service, des lignes de bus accessibles à tous, des édifices accessibles dès leur conception… l’ensemble visant l’intégration des personnes handicapées. C’est le modèle « intégré » de l’accessibilité, qui s’appuie sur les droits de l’Homme et la lutte contre les discriminations. La souffrance de la personne handicapée devient alors un levier pour l’action morale.
La loi du 11 février 2005 (2) apparaît, selon vous, comme l’aboutissement de ce processus…
En mettant en avant cette conception nouvelle du handicap et en se fondant sur des technologies émergentes, ces militants ont changé le référentiel de la politique publique. Et tous ces arguments se retrouvent dans la loi de 2005. On ne parle plus de solidarité mais d’égalité. On réclame des aménagements globaux et non plus spécifiques. On parle de la personne handicapée comme d’une personne libre de circuler. L’accessibilité est désormais le principe de base pour l’intégration des personnes handicapées. Et comme personne n’ose dire le contraire de peur d’apparaître comme un fauteur d’exclusion, tout le monde reprend ces arguments à son compte.
Pourtant, de récentes dérogations ont provoqué la colère des associations. S’agit-il d’un recul par rapport à l’esprit de la loi ?
C’est peut-être un coup de frein, mais je ne le crois pas. Le fait que la notion d’« accessibilité » ait été inscrite dans la loi et appliquée, même si ce n’est pas en totalité, est quand même une véritable réussite. La loi de 2005 s’est traduite en normes et en obligations, mais très vite le principe de réalité a prédominé. Le sénateur Paul Blanc (UMP), l’une des personnes à l’origine de la loi et auteur de plusieurs rapports sur l’accessibilité, a été le premier à dire qu’il fallait des dérogations. Si la SNCF a pour obligation de rendre toutes ses gares accessibles d’ici à 2015 mais qu’elle ne respecte pas ce délai, que fait-on ? Va-t-on fermer ces gares ? Pour autant, je ne crois pas que la loi soit trop ambitieuse. Il est important d’avoir de l’ambition. Cela donne une légitimité aux militants pour retourner voir les décideurs et faire pression sur eux. Il n’est plus possible aujourd’hui de se dédouaner du problème de l’accessibilité, même si tout ne peut être fait dans l’immédiat.
Mais vouloir que tout soit accessible ne relève-t-il pas de l’utopie ?
Quelqu’un m’a dit un jour : « On ne va quand même pas rendre les parcours d’accrobranche accessibles. » Mais ce n’est pas parce qu’un équipement de loisirs ne peut pas être mis en accessibilité que cela nous dédouane de faire des efforts sur d’autres choses. Et puis il faut se mettre d’accord sur ce qu’est l’accessibilité. Des bilans ont été faits à Paris en 2003, en 2004 et en 2005 sur la mise en accessibilité des lignes de bus. La RATP annonçait un chiffre assez bon. L’antenne régionale de l’APF [Association des paralysés de France] en annonçait un autre moins bon. Quant à l’APF nationale, elle estimait qu’aucune ligne n’était accessible. Les critères n’étaient pas les mêmes pour les trois organisations. Pour la RATP, une fois que les bus et arrêts de bus étaient rendus accessibles et les conducteurs formés, le reste ne relevait pas de sa responsabilité. L’APF nationale estimait, pour sa part, qu’il aurait fallu que la prestation offerte aux personnes handicapées soit strictement identique à celles qui sont offertes aux personnes valides. C’est un problème de curseur. Considère-t-on que tout doit être identique pour tout le monde ou qu’il existe des différences qu’il faut prendre en compte ? De toute façon, certaines personnes handicapées, même avec des moyens de transport en commun accessibles, ne pourront jamais se déplacer seules par leurs propres moyens.
Muriel Larrouy est sociologue. Elle est responsable de la politique des transports en commun au sein d’une communauté d’agglomérations d’Ile-de-France. Auparavant, elle a été chargée de mission à la RATP sur la politique de l’accessibilité. Elle publie L’invention de l’accessibilité (Ed. PUG, 2011).
(2) Loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.