C’est un nouveau métier, né de la mesure 5 du plan Alzheimer 2008-2012 (1). Ceux qui l’exercent peuvent être issus des formations sanitaires ou sociales. Leur titre, « gestionnaire de cas », vient de l’appellation « case manager », champ professionnel apparu dans les années 1970 en Amérique du Nord (2). A l’heure actuelle, en France, ils œuvrent au sein de 15 maisons pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer (MAIA) en phase d’expérimentation depuis février 2009 (mesure 4 du plan). Isabelle Bourdon, 55 ans, est l’un d’entre eux et travaille depuis deux ans à la MAIA 68, qui couvre Mulhouse (Haut-Rhin) et les communes voisines du pôle gérontologique d’Illzach (3). Sa mission ? Aider – par l’évaluation multidimensionnelle des besoins sanitaires et sociaux, la planification, la coordination et la continuité des services – au maintien à domicile des personnes âgées en perte d’autonomie.
Les MAIA ne sont pas des structures nouvelles, mais une réorganisation de services existants qui permet de gagner en efficacité, face au désarroi des familles de personnes âgées qui ne savent plus où s’adresser dans le dédale des dispositifs sanitaires, sociaux et médico-sociaux (4). « En France, nous bénéficions d’une offre très riche, mais qui s’articule difficilement et demeure très cloisonnée, explique Béatrice Lorrain, pilote de la MAIA 68. L’hôpital et le domicile, le libéral et le public, l’aidant familial et le professionnel… ont du mal à se rencontrer. La prise en charge de la personne âgée devient un parcours du combattant, avec des aidants épuisés d’actionner de multiples servicesavant de parvenir à joindre le bon interlocuteur. Les personnes les plus en difficulté sont celles qui subissent le plus les conséquences de cette fragmentation. Ce manque de concertation peut même donner lieu à des désorganisations comme l’intervention de deux services distincts, un service d’aide à domicile et un service de soins infirmiers à domicile (SSIAD) au sein d’un même foyer mais à des horaires très différents, pour la toilette d’un mari et de son épouse ! » Créés à partir de la fin 2002, les centres locaux d’information et de coordination (CLIC) avaient déjà pour objectif de rapprocher le sanitaire et le social en vue d’améliorer la prise en charge des personnes âgées. La MAIA va plus loin, car elle est fondée sur trois systèmes : le guichet intégré, les instances de concertation et le gestionnaire de cas. Pour pouvoir bénéficier des services gratuits de la MAIA, un demandeur doit être âgé de plus de 60 ans et souhaiter continuer à vivre chez lui tout en ayant du mal à assurer ses besoins fondamentaux. Ceux-ci pouvant être compromis soit par une maladie neurodégénérative, soit par une insuffisance des ressources humaines, professionnelles ou financières, soit encore par un échec de la mise en place de l’aide nécessaire. Ces « cas » transitent vers les gestionnaires de cas via le guichet intégré, lui-même « alimenté » par les médecins traitants, les familles, les assistantes sociales ou les différents professionnels du champ gérontologique.
Aujourd’hui comme tous les jours, ou presque, le programme de la journée d’Isabelle Bourdon est chamboulé. Elle a beau organiser des visites à domicile et des plages de travail de bureau pour l’expertise et l’analyse des données de manière à avancer sur ses évaluations, la gestionnaire de cas n’est jamais à l’abri d’une alerte de chute ou de l’aggravation de la situation de l’une des 33 personnes qu’elle suit, nécessitant l’appel du médecin traitant, la modification du plan d’aide ou la concertation avec les intervenants. Dans les textes, le nombre de dossiers par gestionnaire est fixé à 40 (dans la limite de cinq nouvelles situations par mois) mais à la MAIA 68, cela semblait excessif. « Un nombre un peu plus réduit de dossiers permet un suivi plus intensif, presque au jour le jour », souligne Isabelle Bourdon. Ce matin, c’est l’auxiliaire de vie sociale (AVS) de Mme H., veuve de 98 ans, qui l’appelle, paniquée. Au cours de son intervention, la patiente a fait un malaise. Dépêché d’urgence, le médecin traitant a décidé de faire hospitaliser la dame. Isabelle Bourdon suit Mme H. depuis mars 2010. « Cette femme très isolée a été orientée par son assistante sociale, qui s’était rendu compte d’un état de dénutrition. Elle a un fort caractère et se montre opposante à toute forme d’aide. Pour lui faire accepter une livraison de repas à domicile, il a fallu faire preuve de diplomatie. La situation s’est néanmoins aggravée, d’autant qu’elle vivait l’intervention quotidienne comme une intrusion. J’ai opté pour une livraison de repas tous les deux jours et trois interventions d’AVS quotidienne : si nous devons respecter le choix de la personne âgée, il faut parfois passer outre quand elle se met en danger. Je négocie et je désamorce généralement par l’humour », admet la gestionnaire de cas, qui garde le sourire en toutes circonstances. Pour Mme H., tout a finalement bien fonctionné durant plusieurs mois, jusqu’à ce que de nouveaux soucis de santé – une insuffisance cardiaque – apparaissent.
Après le coup de téléphone de son AVS, c’est un travail de détective qu’Isabelle Bourdon entreprend pour retrouver la trace de la bénéficiaire. Plusieurs appels seront nécessaires pour repérer qu’une ambulance l’a transférée au service cardiologie de la clinique du Diaconat. L’interne prévient la gestionnaire de cas que la pose d’un pacemaker est nécessaire. Isabelle Bourdon est apte à informer le médecin de la situation, du contexte du domicile et de l’environnement de Mme H. Elle n’est pas pour autant tutrice de cette dernière et n’a pas de légitimité pour prendre des décisions concernant sa santé. Mme H. s’oppose à l’intervention, et le cardiologue s’impatiente. Isabelle se tourne vers sa chef de service pour clarifier la posture professionnelle à adopter. « Il s’agit d’une décision sanitaire ; ce n’est pas à toi de la prendre, mais au corps médical, estime Béatrice Lorrain. Ton rôle, en revanche, est de rassurer Mme H. Tu peux te rendre à la clinique et lui réexpliquer de façon simple ce que les médecins proposent. » Isabelle Bourdon en est persuadée, si la nonagénaire ne veut pas être opérée, c’est pour ne pas laisser son chat seul. Elle règle cette question en joignant le service prestataire. « L’AVS viendra chaque jour nourrir l’animal. Cela peut paraître incongru qu’une professionnelle du social soit mobilisée pour cela, mais pour de nombreuses personnes âgées le chat est la seule présence et un élément de stimulation. Le savoir à la SPA peut être terriblement anxiogène. »
Une heure après, Isabelle Bourdon se trouve au chevet de Mme H. « Votre cœur est fatigué, il bat lentement. Le chirurgien veut vous poser une pile pour qu’il fonctionne mieux. Si vous ne mettez pas la pile, le cœur risque de décider de s’arrêter », décode-t-elle. Le médecin, de son côté, détaille les conditions de l’opération : la patiente ne sera pas endormie et restera hospitalisée très peu de temps. Mais Mme H. s’entête, affirmant ne pas se sentir fatiguée, et demande à rentrer chez elle. Isabelle Bourdon ne veut rien lui imposer et repartira en ayant rassuré la bénéficiaire sur son chat et sa maison et en lui laissant un laps de temps pour prendre sa décision. Si Mme H. disparaissait, la gestionnaire de cas n’arrêterait pas brutalement sa prise en charge. « Dans cette situation précise, il n’y a aucune famille. Donc, comme je le lui ai promis, je devrai trouver une solution pour le chat. Et, en toutes circonstances, je crée des passerelles avec les autres intervenants avant de me retirer progressivement des dossiers. » C’est dire si le rôle de la gestionnaire de cas est étendu : elle est disponible toute la semaine sur son téléphone portable professionnel pour des actions d’envergure (telle la mise en place d’un service à domicile) comme pour le moindre détail (récupérer le téléphone portable au domicile d’une personne en hébergement temporaire), et souvent dans l’urgence. A travers ce type d’interventions, il est possible de confondre les missions des gestionnaires avec celles des assistantes de service social. Et ce n’est sans doute pas un hasard si Isabelle Bourdon, après quelques années de bohème en tant que comédienne dans des troupes de théâtre à travers la France, a exercé cette profession près de dix-sept ans à la caisse régionale de l’assurance maladie, puis au sein du pôle gérontologique du conseil général du Haut-Rhin. « Si la relation d’aide est similaire, les deux professions sont dissemblables, pointe-t-elle néanmoins. Pour tout ce qui concerne la précarité, par exemple, nous orientons la personne âgée vers l’assistante sociale de secteur avec laquelle nous travaillons en collaboration étroite. »
De retour dans les locaux de la MAIA – un immeuble neuf du conseil général où cohabitent, au même niveau, le service social gérontologique, le réseau Alsace Gérontologique et la gestion de cas, « ce qui permet une fluidité de l’information, des rencontres et des échanges » –, Isabelle Bourdon s’assied à son bureau, avec les Vosges en panorama. Elle retrouve sa consœur Audrey Viard, gestionnaire de cas à la MAIA depuis février 2011. Encore en cours de formation, avec un nombre limité de dossiers, celle-ci était auparavant psychologue en service de cancérologie. « Par la volonté de la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie [CNSA], qui pilote les MAIA durant leur phase d’expérimentation, les équipes de gestionnaires de cas sont obligatoirement constituées de plusieurs professionnels venant de métiers différents : psychomotriciens, conseillères en éducation sociale et familiale, assistantes sociales, infirmières, psychologues, ergothérapeutes, etc. », commente Béatrice Lorrain, elle-même assistante sociale de formation. « Pour ma part, j’ai souhaité recruter des professionnels ouverts d’esprit, ayant le goût de l’innovation, de la négociation et, bien entendu, de la gériatrie. Ils passent d’abord par une phase de renoncement à leur formation initiale, avant d’entreprendre un diplôme interuniversitaire de gestionnaire de cas en gériatrie. » Outre Isabelle et Audrey, l’équipe compte deux autres gestionnaires de cas, Catherine Essert et Michelle Mastio. « Je suis infirmière et j’ai longtemps travaillé en tant que cadre de santé dans un EHPAD en Suisse romande », raconte la première, qui affirme qu’elle retrouve dans ses fonctions actuelles les mêmes tâches de coordination qui lui incombaient auparavant, même si elle a dû faire le deuil du soin. « Quant à moi, j’étais assistante sociale et particulièrement intéressée par les personnes ayant des problèmes d’autonomie psychique, explique Michelle Mastio. Je n’étais plus satisfaite du service rendu dans mon secteur : la charge de travail ne me permettait pas d’assurer une présence et une veille suffisantes pour chaque situation, comme c’est le cas à la MAIA. » Toutes le reconnaissent : « Faire partie d’une équipe pluridisciplinaire permet de s’enrichir des connaissances de chacune. » Au démarrage de l’expérimentation à Mulhouse, une sectorisation géographique avait été envisagée. Mais les quatre professionnelles ont préféré étudier les situations au fur et à mesure et se les répartir selon leurs disponibilités et la lourdeur des cas. « Elles se retrouvent ainsi avec un panel de situations qui les oblige à la créativité et à l’adaptation permanente », constate Béatrice Lorrain.
Si leur objectif commun est de maintenir le plus longtemps possible les aînés chez eux, les gestionnaires de cas l’affirment : « Nous ne sommes pas des apparatchiks du domicile ! On se rend bien compte qu’il y a des situations où ce n’est plus possible, auquel cas nous travaillons “l’après”, c’est-à-dire l’entrée en institution. » Quand la personne âgée entre en EHPAD, elle continue à être suivie par la MAIA pendant deux mois. Isabelle Bourdon se souvient de ce monsieur, en processus de clochardisation, pour lequel l’entrée en établissement a permis une fin de vie digne. « Une assistante sociale qui devait faire un rapport pour une demande d’expulsion a rencontré ce septuagénaire et l’a signalé au guichet intégré. Il ne payait plus ses factures, avait rompu tous liens sociaux et vivait dans l’insalubrité la plus extrême. Je lui rendais visite tous les quinze jours et il ne se souvenait pas de moi d’une fois sur l’autre. Alors j’ai décidé de le voir plus régulièrement, même s’il me refermait souvent la porte au nez ! A force de persistance, j’ai réussi à gagner sa confiance et, avec nos partenaires, à le faire hospitaliser. A l’hôpital, il a été si bien pris en charge qu’il a retrouvé le goût de vivre. Cela a été une satisfaction pour la MAIA. Sans notre intervention, ce monsieur aurait sans doute été envoyé aux urgences, et qui sait comment sa vie se serait terminée ? »
Isabelle Bourdon poursuit son programme de visites. Elle a rendez-vous cet après-midi chez le couple O., qu’elle suit depuis un mois. « Monsieur a des légers troubles cognitifs et madame s’en occupait jusque-là. Mais elle souffre depuis quelques semaines d’une terrible sciatique. C’est leur voisine, leur aidante la plus proche, qui nous a appelés. » Au premier rendez-vous, la gestionnaire de cas a rencontré le couple et leur aidante pour évaluer leur situation à l’aide de grilles multidimensionnelles (outils OEMD et SMAF). Il a été décidé de mettre rapidement en place une aide à la toilette via un service prestataire. A la deuxième rencontre, Isabelle a monté le dossier pour l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Et pour ce troisième entretien, elle fait le point sur la prestation mise en place : « La situation de crise est résolue, mais je continue le suivi de M. et Mme O. à travers une veille. Je téléphonerai régulièrement et resterai en contact avec les intervenants. Et ils peuvent me joindre en cas de problème. »
La CNSA a choisi le site de Mulhouse pour en faire une maison pour l’autonomie et l’intégration des malades Alzheimer expérimentale, parce qu’il représente à la fois la population la plus pauvre et la plus dense du département du Haut-Rhin. Les autres sites expérimentaux se situaient en milieu rural, dans un arrondissement de Paris, dans des zones disposant d’une large offre de services ou, au contraire, mal pourvues… L’objectif étant de comparer les résultats obtenus sur des sites contrastés. Aujourd’hui, ces expérimentations ont fait leurs preuves et la généralisation du dispositif à l’échelon national a été actée depuis janvier dernier. Quand la MAIA 68 aura finalisé sa transition vers le droit commun, elle sera gérée par l’agence régionale de santé. Actuellement, 37 nouvelles MAIA voient le jour. L’an prochain, une centaine d’autres viendront les rejoindre, l’objectif étant une couverture complète, avec 400 à 600 unités en 2014. Pour le moment, reste à mieux faire connaître le dispositif et à convaincre tous les partenaires afin qu’ils adoptent le « réflexe MAIA ». « Ce n’est pas toujours facile de se faire reconnaître des professionnels, admet Isabelle Bourdon. D’autant que notre dénomination n’est pas limpide. » Elle termine donc sa journée de travail par quelques coups de fil à des médecins traitants, pour lesquels la gestionnaire de cas doit être le référent. Par des contacts réguliers et par l’échange d’informations, cette dernière doit faciliter leur travail. A elle de leur prouver son utilité sur la durée. « Je me souviens d’une personne âgée dont le généraliste avait changé le traitement, ce qui lui avait provoqué un problème de transit. Cela peut vite être grave pour une octogénaire, relate Isabelle Bourdon. Son auxiliaire de vie sociale s’en était rendu compte, mais elle ne savait pas à qui transmettre cette information. Le problème a dégénéré et la dame a atterri aux urgences – et on sait combien une hospitalisation soudaine peut avoir des conséquences de grabatisation au grand âge. D’un problème bénin, on était arrivé à un scénario catastrophe, qui peut désormais être évité par notre intermédiairepuisque la gestionnaire de cas organise la transmission de l’information et actionne les bons interlocuteurs. »
Depuis juillet 2009, 184 personnes ont été accompagnées par les gestionnaires de cas de la MAIA 68, dont 70 % de femmes. La moyenne d’âge est comprise entre 85 et 89 ans. Dans la moitié des cas, les personnes vivent seules à leur domicile, 88 % ont des troubles de la mémoire, 85 % des problèmes de santé graves (cardiaques, sensoriels, moteurs), 62 % souffrent de problèmes nutritionnels (amaigrissement, oubli de s’alimenter, alimentation inappropriée), et 34 % de soucis financiers. Un tiers est en situation d’isolement familial ou social.
Les sorties de la gestion de cas correspondent à 44 % à une entrée en institution.
(1)
(2) Le métier est en train de prendre corps. L’Association française des gestionnaires de cas a créé son propre forum de discussion (
(3) MAIA : 61, rue de Pfastatt – 68100 Mulhouse – Tél. 03 89 59 68 88 –