Avec la loi de 1970, la France possède l’une des législations sur les stupéfiants les plus répressives d’Europe. S’est-elle révélée efficace pour faire reculer la consommation ?
Force est de constater qu’elle n’a pas été très efficace pour contenir l’explosion des usages, tous produits confondus, principalement le cannabis et la cocaïne, mais aussi l’héroïne et l’ecstasy. Même si les quatre produits ne sont pas consommés de façon équivalente, les chiffres sont impressionnants. En France, en 2005, on estimait que 12,4 millions de personnes avaient expérimenté le cannabis au moins une fois dans leur vie. En 2010, on comptait 5,5 millions de consommateurs occasionnels, 1,2 million de consommateurs réguliers et 550 000 usagers quotidiens. Et on peut penser que ces chiffres sont sous-évalués, une part de la consommation réelle n’étant pas repérée par les institutions répressives et sanitaires. Cette tendance est d’ailleurs confirmée par d’autres indices plus qualitatifs, comme la banalisation de l’usage dans les villes. Pour la cocaïne, les chiffres sont nettement plus faibles. Chez les 16-18 ans, on compte 250 000 usagers au moins une fois au cours de la vie. Mais il y a là aussi une sous-estimation, dans la mesure où l’entrée dans cette consommation se fait davantage vers 20 ou 25 ans. Un certain nombre d’éléments qualitatifs soulignent en outre la démocratisation de ce produit. Enfin, pour l’héroïne, la consommation s’est fortement développée au tournant des années 1980, avec des effets tragiques sur les plans social et sanitaire. Puis il y a eu une chute à partir du milieu des années 1990, avec la mise en œuvre des programmes de substitution. On constate néanmoins ces dernières années un « retour de l’héroïne », notamment en milieu festif.
Ces dernières années, les interpellations pour infraction à la législation sur les stupéfiants ont fortement augmenté. Pourquoi ce durcissement ?
Le taux d’élucidation pour les stupéfiants est supérieur à 100 %. Et quand on s’inscrit, comme c’est le cas depuis quelques années sous l’impulsion du président de la République, dans une culture du résultat, c’est extrêmement rentable pour les services de police. Environ 100 000 interpellations pour usage et détention de stupéfiants étaient enregistrées dans les années 2000. Nous en sommes aujourd’hui à 150 000. Il existait une dépénalisation de fait et donc une certaine tolérance dans les années 1990. On assiste aujourd’hui à une repénalisation du cannabis, avec un nombre croissant de personnes condamnées pour usage ou détention. Parallèlement, tout un dispositif de contrôle social se redéploie, par exemple avec les dispositions sur la conduite en état d’ivresse cannabique. Mais, là aussi, les résultats de cette forme diffuse d’encadrement et de contrôle peuvent laisser perplexe, car on ne s’attaque pas à la racine du problème qui est double. Tout d’abord, la société a changé depuis 1970 et la loi n’est plus adaptée. Sur le plan sociologique, il est évident que l’interdit pénal s’est effrité et a perdu de son sens. Ensuite, il faudrait surtout s’interroger sur la façon de faire face à l’explosion des consommations sur les plans sanitaire, social, éducatif et aussi en termes de prévention, tout en dissociant cette question de la lutte contre le crime organisé et le trafic. Mais tant que le socle législatif restera ce qu’il est, nous aurons du mal à avancer.
L’interdit qui existe en France est-il, selon vous, un facteur incitatif à l’usage du cannabis ?
La question de la transgression de l’interdit, caractéristique de l’adolescence, me semble un peu dépassée. Bien sûr, la loi symbolique existe. Mais en matière d’usage nous n’en sommes plus là. L’interdit, qui est à la fois pénal et moral, dissuade sans doute les non-usagers. La fonction première de la loi de 1970 est ainsi d’ordre symbolique. Elle n’est ni efficace ni juste, mais au moins elle rassure les gens. Par ailleurs, parmi les jeunes en particulier, c’est plutôt la non-consommation qui est devenue déviante. La norme, c’est de consommer. Mon regard est peut-être un peu déformé, mais il suffit d’observer ce qui se passe dans le métro et les lieux publics. Les consommateurs de cannabis ne se cachent pas.
Les sondages montrent que les Français sont majoritairement opposés à une dépénalisation du cannabis. Est-ce une question de génération ?
Il faut d’abord préciser que, même si le nombre de Français opposés à cette dépénalisation est de 60 %, ce chiffre est en baisse. Il me semble que cela reflète une fracture générationnelle. Les personnes socialisées dans les années 1970-1980 ont rencontré les produits à un moment ou à un autre. Certaines personnalités, comme Bill Clinton ou Barack Obama, ont même avoué en avoir consommé. Le tabou est plus fort en France mais les expériences sont sans doute identiques. En revanche, les gens qui ont été socialisés avant ont un rapport aux produits complètement différent. L’usage des stupéfiants était alors localisé dans certains milieux, les médecins, les artistes… Toute une partie de la population n’a donc ni expérience personnelle ni culture sur ce sujet. On peut comprendre que lorsque les députés parlent de l’usage de drogues, ils apparaissent comme venant d’une autre planète, déconnectés par rapport à l’expérience des plus jeunes.
Vous dites que plus l’usage des drogues sera socialisé, moins elles seront dangereuses. Des milliers de personnes meurent pourtant chaque année de l’abus de tabac ou d’alcool…
C’est l’évidence. On compte 60 000 morts pour le tabac et 40 000 pour l’alcool. Ce qui est d’ailleurs à comparer à la mortalité induite par la consommation des drogues illicites. Mais pour des raisons morales et du fait d’une certaine hypocrisie, on préfère se concentrer sur ces dernières. Or, plus la loi et le contrôle social sont contraignants, plus il est difficile de faire de la régulation au sein de la famille et des groupes de pairs afin d’éviter les abus et les risques. Et l’autorégulation par l’individu est aussi plus compliquée. Si on lâchait un peu de lest en décriminalisant la consommation de cannabis, comme l’ont fait le Portugal et d’autres pays européens – sans d’ailleurs que la consommation explose –, cela permettrait aux parents et aux enfants de discuter plus librement de cette question. Faut-il interdire aux jeunes de boire de l’alcool ou de fumer du tabac ou du cannabis ? Ou faut-il considérer que, de toute façon, ils rencontreront ces produits et qu’il y a des messages de prévention à faire passer. De ce point de vue, la dépénalisation n’empêche pas la dangerosité sanitaire mais la socialisation la diminue.
Le socialiste et ancien ministre de l’Intérieur Daniel Vaillant propose de créer une filière nationale du cannabis. Cette proposition vous paraît-elle réaliste ?
C’est exactement le débat qui a eu lieu aux Etats-Unis en 2009 avec un argument pragmatique : cela permettrait de peser sur les organisations criminelles qui vivent du trafic, et l’argent économisé sur l’incarcération massive des usagers pourrait être déployé dans les domaines sanitaire, éducatif, social… C’est un raisonnement similaire que l’on trouve dans le rapport Vaillant. Sur les 150 000 personnes qui sont interpellées pour usage de drogues, 80 à 85 % sont des usagers simples de cannabis. Hiérarchisons donc les priorités et attaquons-nous d’abord au trafic organisé, à la criminalité transnationale et à la violence systémique qu’ils engendrent. Et mettons en place une autre politique en direction des usagers. Le problème, c’est que, en France, nous ne parvenons ni à nous attaquer vraiment aux logiques de l’offre, parce que nous ne remontons pas suffisamment loin dans les réseaux, ni à affronter la demande, c’est-à-dire l’attractivité des produits. C’est sur ce sujet qu’il faudrait avoir un débat, et pas simplement sur une éventuelle réforme de la loi de 1970.
Comment alors poser le débat ?
La question fondamentale est : qu’est-ce qui fait que les gens consomment ? Il y a pour moi deux réponses possibles. Tout d’abord, la drogue est un « multiplicateur d’individualités », comme disait Baudelaire. Or nous sommes dans une société qui valorise l’individualisme et la culture des sensations. Les drogues ont ainsi une fonction sociale d’accès à soi et aux autres. Ensuite, on en demande de plus en plus à l’individu. Les produits sont donc une manière de faire face aux contraintes sociales. C’est une manière de gérer, d’être performant. Si l’on réalise un diagnostic sérieux, force est de constater qu’on ne peut pas rester dans le statu quo actuel. Malheureusement, les enjeux sont tels que l’on repousse toujours à plus tard. Il y avait une petite fenêtre avant l’été pour discuter de la nécessité de dépénaliser le cannabis. Mais elle se refermera vite car la campagne pour la présidentielle va occuper tout l’espace.
Michel Kokoreff enseigne en tant que sociologue à l’université de Nancy 2 et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est également membre du Laboratoire lorrain de sciences sociales (2L2S). Il est l’auteur de La drogue est-elle un problème ? Usages, trafics et politiques publiques (Ed. Payot, 2010).