Recevoir la newsletter

Accords majeurs

Article réservé aux abonnés

Dans les Hauts-de-Seine, l’association Aprahm a créé Alternote, un foyer spécialisé, pour sept jeunes adultes autistes et musiciens. Une initiative originale où la pratique artistique, partagée entre résidents et éducateurs, est devenue le vecteur de leur développement personnel et de leur intégration sociale.

« Moi, je parle lingala, de Congo Kinshasa… » Devant son bol de café au lait, Milène M. répète la chanson que Sophie Zamaroczy, éducatrice spécialisée au foyer Alternote, est en train de peaufiner. L’idée lui est venue de phrases en lingala que la jeune femme de 20ans, dont la famille est originaire de République démocratique du Congo, ne cessait de répéter. Pierre-Yves Navarro, un autre éducateur d’Alternote, a, lui, composé la musique. Raphaël S., qui a rejoint la salle à manger, reprend les paroles à contre-temps, suivant les instructions de Sophie. Bientôt, lorsqu’il sera prêt, le morceau sera joué sur scène par Percujam, le groupe auquel appartiennent Sophie, Milène et Raphaël, et qui réunit travailleurs sociaux et jeunes adultes autistes.

Alternote est l’un des deux services du foyer d’accueil médicalisé (FAM) Alternat d’Antony (92). Il a ouvert en 2009 et a été conçu spécifiquement pour accueillir sept jeunes adultes autistes passionnés de musique. Tous sont issus de l’institut médico-éducatif Alternance de Bourg-la-Reine, géré par l’association Aprahm (1), qui place au cœur de sa prise en charge l’apprentissage artistique. « Nous avions constaté combien la musique contribuait à construire certains de ces adolescents, explique Michel Pinville, ancien chef de service de l’institut médico-éducatif (IME) et désormais directeur du FAM Alternat. Des jeunes, par exemple, sont arrivés à Alternance en léchant le sol ou en marchant à quatre pattes, et on ne les reconnaissait plus après quelques années de prise en charge. Ils ont grandi, se sont construits face à l’image que leur renvoient l’activité artistique et les concerts en public. » A la clé, revalorisation personnelle et affirmation de l’identité, pour des jeunes qui le plus souvent, en milieu ordinaire, font peur ou suscitent le rejet.

Avec ceux qui révélaient un réel talent musical, l’IME a créé en 1999 un petit groupe, les Travailleurs du dimanche. A l’époque, deux éducateurs et deux jeunes le constituent. Et en 2002, Catherine Boni, chanteuse lyrique, met en œuvre au sein d’Alternance un atelier chant, puis la chorale d’Al (une initiative qui réunit de jeunes autistes, avec ou sans compétences artistiques). Progressivement, le quatuor initial s’étoffe : « Chaque fois qu’un jeune qui passait à l’IME révélait dans ces ateliers un talent artistique, on l’intégrait dans le groupe », poursuit Michel Pinville. Laurent Milhem, éducateur spécialisé et musicien, rejoint l’ensemble. Le groupe se transforme et devient finalement Percujam, fort aujourd’hui de neuf jeunes et de six éducateurs dotés également de compétences musicales. « Il y a là des jeunes qui ont vraiment une oreille musicale parfaite. Ils sont capables de reproduire un morceau après l’avoir écouté seulement trois fois, sans connaître le solfège, s’enthousiasme Laurent Milhem. D’autres qui ouvrent à peine la bouche en temps normal mais se révèlent capables de chanter. » L’ensemble se produit régulièrement dans des MJC ou des festivals, a expérimenté de grandes scènes – le Zénith de Nantes, en première partie du groupe Tryo, le Casino de Paris, l’Olympia – et a déjà enregistré trois albums (2). « La construction du groupe rend ces jeunes adultes acteurs d’une dynamique de vie, souligne Michel Pinville. En observant cela, nous avons eu envie de porter un projet qui leur donne ce dont ils avaient besoin pour s’épanouir et se construire. »

Une extension du foyer existant

C’est en 2005 que Catherine Allier, directrice d’Alternance, élabore le projet d’Alternote : un FAM spécifiquement dédié aux jeunes du groupe, dont certains sont déjà devenus des adultes. « La spécificité de l’Aprahm est là : créer de petites structures pour des personnes autistes qui ont un projet bien spécifique », résume Michel Pinville. Mais construire un nouveau foyer pour sept jeunes (deux des membres du groupe résident encore dans leur famille), avec une équipe éducative et thérapeutique (3) aussi nombreuse que l’effectif des résidents, apparaît trop coûteux aux tutelles auxquelles le projet est présenté. Alternote sera donc finalement construit en 2009 comme une extension du FAM Alternat, ce qui permet de mutualiser le coût de certains postes : direction, chef de service, infirmière, psychologue, psychiatre… Le financement est constitué d’un prix de journée alloué par le conseil général et d’une contribution de l’agence régionale de santé. Les activités artistiques sont, elles, mises en place grâce à des subventions (Mairie de Paris, Fondation Orange, Les Amis d’Arthur, etc.) et aux ressources dégagées par les concerts. Une association spécifique – Trampoline Caméra – a été créée par l’Aprahm pour gérer l’aspect logistique et financier de l’activité. « Au début, je me souviens, j’étais un peu indécise à l’idée que mon fils intègre Alternote quand la construction du service a été envisagée, se souvient Nicole Durand, mère d’un des membres de Percujam. Je pensais préférable qu’il ait un travail à mi-temps et qu’il continue de pratiquer la musique à titre de loisir. Mais quand je l’ai vu arriver sur scène, je l’ai vu tellement heureux de vivre que j’ai été immédiatement convaincue. » Agés de 18 à 30 ans, les sept jeunes adultes d’Alternote sont tous originaires de la région parisienne. Ils présentent un taux d’invalidité de 80 % et bénéficient d’une allocation pour adulte handicapé.

Organiser dans la clarté

Dans le quartier résidentiel d’Antony où il est installé, l’établissement ne se distingue guère des autres immeubles que par une plaque apposée à l’entrée. Il est formé de plusieurs bâtiments construits sur un petit terrain arboré. Une grande maisonnée de bois abrite les chambres de neuf adultes présentant des pathologies autistiques avec troubles associés (épilepsie, surdité, problèmes moteur et troubles sévères du comportement) qui ont intégré Alternat lors de son ouverture en 2001. Un autre bâtiment, tout de béton clair, comprend les sept chambres d’Alternote, qui disposent toutes de leur propre salle de bains, d’une large baie vitrée et d’une sortie sur le jardin. Chacun des deux services possède également ses installations de jour (salles de réunion, cuisine, salle à manger, salles d’activités) dans deux autres constructions. Avec, en plus, un studio de répétition pour les musiciens. Compte tenu de leurs différences, il y a peu d’échanges entre les résidents des deux structures.

Après leur petit déjeuner, les sept jeunes musiciens et chanteurs sont d’abord réunis par leurs éducateurs afin de revenir sur l’organisation de la journée. « Il faut toujours bien expliquer le déroulement de la journée et son organisation, quels sont les professionnels présents, quelles sont les activités organisées et si des concerts sont prévus, note Théo Gaugain, éducateur d’externat. Il faut leur donner des repères. » Ce matin-là, on revient également sur un récital donné la veille dans une église d’Antony par la chorale d’Al, à laquelle les résidents d’Alternote participent. « J’étais très heureux, j’ai chanté un nouveau morceau », confie tout sourire Aurélien D.

Environ 60 % des activités proposées par le service ont trait à la musique : répétitions, cours d’improvisation, travail avec la chorale, initiation à l’écriture… Aussi les éducateurs ont-ils été recrutés en conséquence, chacun ayant tenté à un moment ou un autre une expérience dans la musique. La plupart sont aussi passés par Alternance. Ainsi, Sophie Zamaroczy pratique le chant, le violon et la guitare « en amateur » et affiche quelques années de conservatoire. « Après ma formation d’éducateur et un premier emploi dans un foyer pour adultes handicapés, je suis entrée à Alternat en 2003 et en parallèle, par intérêt personnel, j’accompagnais les résidents dans leur participation à la chorale d’Al, chaque mardi. » A la création d’Alternote, il était donc tout naturel qu’elle rejoigne l’équipe. Ludmilla Brenelière, elle, a d’abord suivi les cours d’une école de théâtre, avant de réaliser qu’il lui serait difficile de vivre de son art. Tout en s’orientant vers la formation d’éducatrice spécialisée, elle poursuit ses activités artistiques et a enregistré deux albums avant d’intégrer l’IME, quelques années avant l’ouverture d’Alternote. Elle en prépare actuellement un troisième, en solo, sur son temps libre. Quant à Pierre Dagnet et Pierre Meinvielle, ils sont « dumistes » (4), formés à l’intervention musicale en milieu scolaire, mais recrutés ici comme faisant fonction d’éducateurs. A leur arrivée, ils ont complété leur cursus par une formation consacrée à l’autisme. « Parce que même si notre accompagnement est profondément fondé sur la relation humaine, estime Laurent Milhem, il y a quand même des choses à connaître par rapport aux spécificités de la pathologie. » Des sept éducateurs du service, seul Théo Gaugain n’a pas de compétences musicales. « Mais il faut bien que certains restent disponibles lorsque les autres doivent récupérer des déplacements liés aux concerts », indique Michel Pinville. Dans ce cas, les deux éducateurs d’externat, Pierre-Yves Navarro (également musicothérapeute) et Théo Gaugain prennent le relais, appuyés par l’ergothérapeute. L’emploi du temps des jeunes – et donc celui de leurs éducateurs – est en effet joyeusement désorganisé par leurs prestations en public. Leur prochain concert prévu doit ainsi avoir lieu au Maroc, dans le cadre des rencontres franco­marocaines « Autisme, art et recherche ». Cinq jours d’absence en tout. « En termes de temps de travail, nous devons parfois jongler avec la convention collective, mais nous restons toujours dans son cadre légal », résume Michel Pinville. A voir le plaisir des éducateurs, qui combinent ici passion artistique et engagement professionnel, il semble toutefois difficile d’imaginer l’un d’eux se plaindre des aléas de leur emploi du temps…

Le reste du temps, d’autres activités sont proposées. Chaque jeudi matin, les jeunes adultes se répartissent entre une session de judo, organisée dans un gymnase voisin, à Fresnes, avec d’autres jeunes autistes, et un atelier scolarité. « La moitié des résidents lit, et il s’agit donc de renforcer leurs acquis dans ce domaine », déclare Laurent Milhem, chef des deux services d’Alternat. L’atelier est proposé par l’ergothérapeute de l’équipe, Elizabeth Pimmel, qui propose également dans la semaine une activité peinture, une session cuisine et un atelier « transport en commun » pour ceux qui sont en mesure de se déplacer seuls, notamment pour partir en week-end dans leur famille. « Je suis quasiment la seule à ne pas utiliser la musique comme médiateur, observe Elizabeth Pimmel. Mon rôle est de leur apprendre à vivre avec leur handicap, de travailler sur la compensation et de contribuer à leur redonner confiance en eux, car certains ont vécu un véritable échec dans d’autres institutions. »

A l’image de MaximeS., dont le père raconte qu’avant d’intégrer Alternance, le jeune homme, scolarisé dans une classe spécialisée pour jeunes autistes, manifestait des comportements violents. « On nous avait même imposé de le mettre sous médicaments, se souvient Philippe S. Depuis qu’il est entré à Alternance, puis à présent avec Alternote, il s’est beaucoup apaisé. Il a toujours un tempérament assez vif mais il a énormément progressé, au niveau du langage notamment. Et il est content de vivre ici, il le dit. » Sur scène, Maxime, qui chauffe la salle avec talent, rappelle tout de même en chanson les excès de sa personnalité : « J’m’appelle Max le terrible avec deux mains gauches en cadeau/ J’kiffe les liquides que t’as placés dans ton frigo/ Si par hasard dans ta cuisine j’trouve une bonne vieille paire de ciseaux/ J’me tape une coupe à la Billy Jean pendant qu’tu t’tapes ton apéro. »

Respect, écoute, concentration…

L’activité est exigeante pour les membres du groupe : respect et écoute des autres dans le travail collectif, concentration pendant l’exécution des morceaux, patience lorsqu’il s’agit d’attendre son tour pour prendre le micro. « Ils ont fait beaucoup de progrès sur scène, mais parfois il faut les aider à canaliser leur énergie, à rester concentrés sur ce qu’ils font, ou à occuper celui qui ne participe pas au morceau qu’on est en train de jouer », constate Sophie Zamaroczy. D’où l’intérêt de la présence de nombreux éducateurs dans le groupe.

Un après-midi par semaine est consacré aux répétitions du groupe, avec la présence des cinq éducateurs et de Laurent Milhem, qui officie au chant et à la batterie. Il est également l’auteur et le compositeur de nombreux titres du groupe. Des titres dont une bonne partie évoque le handicap, la différence, les discriminations. « Nous partons d’eux, de leurs centres d’intérêt, de leur caractère, de leurs compé­tencespour élaborer la plupart des compositions », détaille Pierre Dagnet. Comme J’ai des tics, j’ai des tocs, entonné par un Raphaël impressionnant de puissance lorsqu’il passe derrière le micro : « Pas d’panique, j’ai des tics/ Ça te choque, j’ai des tocs/ Diagnostic, j’ai des tics/ Pas d’médoc, j’ai des tocs », scande-t-il sur une rythmique rock, lui qui a l’habitude de s’exprimer presque en murmurant. Aurélien D. est lui aussi transformé, le visage barré par un large sourire, entre les refrains qu’il reprend en chœur. Plus de trois heures durant, Percujam – rejoint par Jean-Rodrigue au clavier, qui réside en famille et travaille en ESAT – enchaîne les titres de son dernier album, sorti à la fin mai. Dans le studio abondamment équipé de claviers, percussions en tous genres, amplis et micros, il faut préparer le futur concert marocain. Fatigué par la sortie de la veille, Maxime s’éclipse un peu avant la fin. « Dans ces cas-là, on n’insiste pas, commente Théo Gaugain, sinon il risque de craquer. » Les éducateurs en profitent pour travailler la mise en place du morceau que Milène et Raphaël chantaient au petit déjeuner. Sébastien C., lui, se prépare déjà pour aller rejoindre l’institutrice spécialisée qui continue de le suivre chaque jeudi soir.

Un travail adapté à chaque jeune

Au final, c’est vraiment un travail à la carte qui est proposé à chacun de ces jeunes par Alternote. « Nous devons faire avec leurs spécificités, leurs troubles ne s’exprimant pas de la même manière, précise Nicolas Marquès. Ce n’est possible que parce qu’on les connaît bien, depuis longtemps, et que nous avons noué à travers la musique une relation très particulière sur laquelle on s’appuie pour partir vers de l’éducatif. » Aux activités proposées dans le cadre du FAM peuvent aussi être ajoutées, en fonction des besoins de chacun, des séances de psychothérapie, d’orthophonie, à l’extérieur de la structure. Et s’il reste difficile de définir ce qui, dans les progrès réalisés en matière d’autonomie et d’intégration sociale des résidents, est lié à la musique ou à la prise en charge globale qui est proposée, l’émotion qu’ils expriment sur scène et le professionnalisme qu’ils affichent suffisent à justifier l’intérêt du dispositif.

« Je n’suis pas une cloche/ Y’en a dans ma caboche/ Même si parfois je décroche/ Contretemps et double croches », chante Milène, ce 21 juin, dans la cour du ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, à l’occasion de la Fête de la musique. Ce titre a été inspiré à Pierre Dagnet par l’intérêt de la jeune femme pour un instrument d’éveil qu’elle a découvert il y a quelque temps dans la salle de psychomotricité d’Alternat. Son déhanchement est un peu mécanique mais la voix et les cloches qu’elle manipule collent parfaitement au rythme. Ce soir-là, programmés entre chorales et chanteurs lyriques, les jeunes adultes autistes de Percujam et leurs éducateurs ont réussi à faire sortir les costumes-cravates de leurs bureaux, et même à faire chanter la ministre. « Le handicap quand il se voit/ Te suit de l’ombre à la lumière/ Mais disparaît quand c’est de l’art. » Pourtant, l’objectif d’Alternote n’est pas de faire de ces jeunes des musiciens professionnels, mais simplement de leur permettre de s’épanouir.

Notes

(1) Association pour la recherche, la prévention et la création de structures pour adolescents et adultes handicapés mentaux.

(2) Disponibles chez Alternote : 37-41, rue Alfred-de-Musset – 92160 Antony – Tél. 01 46 11 40 60.

(3) Un chef de service, sept éducateurs, une ergothérapeute et deux veilleurs de nuit.

(4) Titulaire d’un diplôme universitaire de musicien intervenant.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur