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Indicateurs sociaux : « Nous sommes en retard dans la mesure des inégalités »

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PIB, PNB, croissance, inflation… Omniprésents, les indicateurs économiques laissent dans l’ombre tout un pan des réalités sociales. Depuis les années 1960, des chercheurs travaillent à développer des indicateurs sociaux capables de mesurer l’état global de la société. Les explications du sociologue Frédéric Lebaron, qui publie un ouvrage sur le sujet.

Les grands indicateurs économiques, tels que le produit intérieur brut (PIB), ne suffisent-ils pas à appréhender l’état d’une société ?

Ils n’y ont jamais suffi, mais après la Seconde Guerre mondiale ils sont devenus centraux dans le débat public. On a alors mesuré la richesse des nations à partir de la comptabilité nationale, des grands agrégats, et en particulier à partir du PIB et de ses variations. Ce que l’on a appelé la « croissance » est devenu l’un des objectifs principaux des politiques publiques. Et cela au détriment d’autres indicateurs que l’on aurait pu construire. Un indicateur social peut être défini comme la mesure scientifique d’un phénomène ou d’un processus social, entendu au sens large du terme et allant au-delà de la seule sphère monétaire. Il peut concerner une ou plusieurs dimensions de la vie sociale : scolarisation, santé, précarité, égalité hommes-femmes…

A quel moment sont nés ces indicateurs sociaux ?

Ils sont apparus sous ce nom dans les années 1960, mais la mesure du social est, bien sûr, plus ancienne. Elle remonte à la naissance de la sociologie empirique, de la démographie, et même de certains développements de l’économie politique. Mais dans les années 1960, on a pris conscience qu’il fallait essayer de faire contrepoids face à l’hégémonie de la mesure économique. Le pionnier en France a été Jacques Delors. En 1968, il était alors au commissariat général du plan et a proposé à de jeunes énarques de travailler avec lui à la construction d’un tableau de bord permettant de mesurer divers éléments de la réalité sociale.

Quelles différences y a-t-il entre les indicateurs synthétiques et les tableaux de bord ?

La grande force de l’indicateur synthétique est de contrebalancer le PIB, qui est aussi un indicateur unique. Il est très facilement communicable et son impact peut être fort dans le débat public. Il permet en outre d’effectuer des classements entre pays. La contrepartie est qu’il est, par définition, unidimensionnel. Les défenseurs du PIB ont ainsi eu beau jeu d’expliquer que l’indicateur de développement humain (IDH) du programme développé par les Nations unies pour le développement (PNUD) était fortement corrélé au PIB par habitant, qui est l’une de ses composantes. Mais ce n’est pas une surprise majeure de voir un indicateur synthétique évoluer en partie en fonction de l’un des sous-indicateurs qui le composent. Plus anciens, les tableaux de bord sont davantage fidèles aux indicateurs de base. Ils n’ont pas le caractère « boîte noire » des indicateurs synthétiques. En revanche, toute la difficulté est de savoir combien d’indicateurs de base retenir pour qu’ils ne deviennent pas illisibles. On estime actuellement dans les organismes officiels qu’entre 10 et 15 indicateurs fournissent une vision à peu près complète d’une situation sociale globale. L’inconvénient est que ces tableaux de bord ne sont pas très faciles à diffuser et qu’ils peuvent, dès lors, être assez aisément instrumentalisés par la communication politique.

Les indicateurs sociaux relèvent de diverses approches théoriques. Lesquelles ?

La première peut être dite subjectiviste ou utilitariste. Elle est centrée sur le bien-être – notion subjective s’il en est – et trouve son débouché dans l’utilisation des enquêtes d’opinion qui sont le moyen de mesurer la santé sociale et la qualité de vie. Une approche intermédiaire consiste à considérer que l’objet essentiel de cette qualité de vie est de l’ordre de la confiance, elle-même reliée à un capital fait de relations sociales et d’insertion dans des réseaux et des institutions. On n’est pas très loin des notions de « lien social », d’« exclusion » et de « désaffiliation ». On trouve ensuite une conception plus sociologique mettant en avant la notion de normes sociales. En clair, on ne peut pas penser le bien-être et la qualité de la vie sans prendre en compte des normes sociales changeantes. Ce qui conduit à être prudent sur l’interprétation des indicateurs. Enfin, dans une dernière grande approche, l’économiste indien Amartya Sen (1) propose de dépasser une vision subjective du bien-être social en s’appuyant sur la notion de « capacités » (« capabilities » en anglais). Celles-ci étant conçues comme des opportunités objectives de liberté offertes aux individus. Il s’agit de données structurelles, objectives, dont les individus ne sont pas forcément conscients mais qui déterminent très fortement le niveau global de leur qualité de vie. Mon approche se situe plutôt de ce côté, avec une perspective ouverte par les travaux de Pierre Bourdieu autour d’une conception étendue de la notion de « capital ».

Les indicateurs sociaux se heurtent à un problème de manque et de régularité des données. Pour quelle raison ?

Tout simplement en raison d’un sous-investissement social et public dans leur construction. Il n’y a pas assez d’enquêtes régulières. Il existe certes des enquêtes réalisées par la statistique publique et les instituts de sondage, mais elles sont souvent trop ponctuelles. Il faudrait beaucoup de moyens pour construire un certain nombre d’indicateurs fins. On ne dispose pas de séries longues sur les phénomènes sociaux. Ce qui fait la grande force des indicateurs économiques. Quand on observe les données que, heureusement, l’INSEE publie depuis quelques années pour brosser le tableau des inégalités dans la société française, on ne peut qu’être frappé par le nombre de trous dans les séries. La question de la régularité est, elle aussi, cruciale. Une partie des variations des indicateurs sociaux est conjoncturelle, avec des fluctuations rapides. Or les données sont souvent très lacunaires. La conséquence est que nous sommes en retard dans la mesure des inégalités dans toute leur multidimensionnalité. C’est d’autant plus vrai qu’il s’agit de phénomènes que les sociétés tendent à cacher à elles-mêmes car ils renvoient à des enjeux politiques forts.

En quoi le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi (2), paru en 2009, marque-t-il un tournant ?

Avant ce rapport, il y a eu une étape fondamentale en 1990, avec la naissance de l’IDH. Cet énorme travail conceptuel et méthodologique a notamment été effectué autour d’Amartya Sen. Contrairement aux tableaux de bord des années 1960, l’IDH est synthétique, c’est-à-dire qu’il essaie de résumer en un seul chiffre différentes dimensions. De ce point de vue, il est apparu comme un instrument clé. Depuis, avec la montée progressive de la crise écologique et l’augmentation des inégalités et de la précarité, on a vraiment mesuré les dégâts du progrès et pris conscience que l’insécurité économique érode les sociétés et détruit la cohésion sociale. Dans ce contexte, le rapport Stiglitz, qui propose d’élaborer de nouveaux indicateurs de richesse, a eu d’autant plus d’échos qu’il est arrivé pile au moment de la crise financière mondiale. En outre, ce rapport souligne le décrochage entre la perception par les citoyens des grandes évolutions sociales et économiques et les chiffres officiels mis en avant par les pouvoirs publics.

A terme, peut-on voir se concrétiser une comptabilité sociale nationale, voire internationale ?

C’est un peu mon utopie. Pour le moment, les projets avancent plutôt en ordre dispersé, soutenus par des institutions internationales (l’ONU, l’OCDE), nationales (l’INSEE, le Conseil d’analyse économique), mais aussi des groupes de chercheurs, des ONG et des « think tanks », qui ont souvent des approches plus innovantes. Du fait de cet éparpillement des initiatives, le débat public est un peu « heurté ». Chaque fois que sort un nouvel indicateur, les médias s’en font l’écho, mais le soufflé retombe rapidement. Il n’y a pas cette continuité qui permet à l’information économique et financière d’être omniprésente. Il faut donc essayer de faire converger les forces. Ce qui suppose d’aboutir à des consensus, mais ce n’est pas du tout facile car entre les différentes approches, les écarts sont assez forts.

Le développement d’indicateurs sociaux préfigure-t-il une manière plus qualitative de piloter les politiques économique et sociale ?

Qualitative, je ne sais pas, mais sans doute différente, car prenant en compte de manière bien plus sérieuse l’impact social des mesures prises par les gouvernements, les collectivités, etc. J’y crois beaucoup, même si je ne pense pas que la redéfinition des mesures par les chercheurs se traduise par une transformation immédiate des politiques publiques car il existe une inertie de celles-ci, et les objectifs dépendent d’abord du politique. Mais je pense que c’est l’un des chantiers qui devraient permettre de mener des politiques plus sensibles à l’enjeu de la cohésion et du bien-être social, et pas seulement à la maximisation des profits.

REPÈRES

Frédéric Lebaron est sociologue à l’université de Picardie-Jules-Verne, à Amiens. Il dirige le Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique, épistémologie et sciences sociales. Il publie Les indicateurs sociaux au XXIe siècle (Ed. Dunod, 2011). Il est également l’auteur de Le savant, le politique et la mondialisation (Ed. du Croquant, 2003) et de La croyance économique (Ed. Seuil, 2000).

Notes

(1) Prix Nobel d’économie en 1998.

(2) Présidée par l’économiste Joseph Stiglitz, la « commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social » a remis en septembre 2009 un rapport remarqué à Nicolas Sarkozy.

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