Recevoir la newsletter

Des villages en métropole

Article réservé aux abonnés

Quatre villages d’insertion accueillant 15 familles rom ont réussi leur intégration au sein de la métropole lilloise, grâce au choix de petites structures composées de quelques mobile homes, d’un fort déploiement de moyens et d’un accompagnement très individualisé. Mais l’expérience est-elle reproductible ?

Ce sont deux mobile homes coquets le long d’un petit cours d’eau, à Halluin (Nord), avec du gravier au sol ; une petite table est sortie pour profiter du beau temps. Les enfants sont à l’école. Assistante sociale à l’AFEJI, une association nordiste de lutte contre l’exclusion (1), Michèle M’Pondo est venue saluer les parents et leur rappeler les échéances pour les renouvellements des récépissés préfectoraux, nécessaires pour avoir le droit de rester et de travailler en France. L’AFEJI est chargée de l’accompagnement social de 15 familles rom, soit un total de 84personnes (dont 52 enfants) hébergées dans les quatre villages d’insertion créés dans la métropole lilloise. « Pour l’hébergement, le choix a été fait de petites unités, afin de faciliter l’intégration dans le tissu social », expose Isabelle Serres, éducatrice spécialisée, qui travaille elle aussi à l’AFEJI.

Morgane Thomas, la chef de service, conseillère en économie sociale et familiale, cadre les objectifs : « Il ne s’agit pas d’une simple mise à l’abri, qui n’est pas ici une fin en soi. C’est une passerelle pour aller vers l’insertion. Nous leur expliquons que cette situation n’est pas pérenne, qu’il faut qu’ils exploitent ce temps qui leur est donné pour rebondir. » Tel celui d’Halluin, les trois autres villages – composés au maximum de quatre mobile homes – sont lovés dans des recoins des villes : près d’une friche industrielle à Roubaix et à Fives (un quartier de Lille), derrière les restes d’une courée murée à Faches-Thumesnil. Ils sont situés sur des terrains appartenant aux municipalités et dont les projets de réhabilitation ou de construction ne sont pas encore entamés.

Pour assurer sa mission d’insertion, l’AFEJI a mis en place une organisation spécifique, avec un chef de service, deux éducateurs spécialisés et une assistante sociale occupant deux postes équivalents temps plein, ainsi que deux médiatrices employées sur des postes d’adultes-relais financés par la préfecture. Le budget de fonctionnement annuel est de 425 000 €. Chaque famille est liée à un travailleur social référent qui l’aide dans le montage de ses dossiers et l’avancée de ses projets, et qui décrypte pour elle les arcanes de la société française – en particulier, ceux de la sécurité sociale. Les médiateurs, eux, sont chargés de faciliter l’intégration des villages dans leur environnement immédiat. « C’est un public qui est davantage victime de stigmatisations », signale Morgane Thomas. De fait, l’annonce de leur arrivée a provoqué des levées de boucliers. Parfois au point que le projet soit abandonné, comme dans le quartier de Lille-Sud. « Les riverains craignaient un appel d’air, de voir arriver un campement sauvage de 100 personnes, avec des vieilles caravanes, raconte Morgane Thomas, Quand ils ont vu que ce n’était pas le cas, que le nombre de personnes restait le même, qu’ils étaient dans un hébergement avec des règles précises, des droits de visite limités, ils ont été rassurés. » Pour faciliter l’intégration des familles rom, les médiateurs ont instauré des temps de rencontre, par exemple l’organisation d’une fête des voisins à Fives. Ils leur font aussi découvrir les services offerts par la commune (bibliothèque, piscine…).

Une médiation pour libérer la parole

Ce mercredi après-midi les deux médiatrices de l’association, Ouria Marty, animatrice socio­culturelle de formation, et Ana Iancu, de nationalité roumaine, dotée d’un master 2 Relations et échanges internationaux, passent dans les mobile homes du village de Roubaix pour informer les familles de l’existence des centres aérés pendant les vacances d’été. Elles en profitent pour prendre des nouvelles des enfants. « Samuel, en quelle classe passes-tu ? » Dans un français fluide, le petit garçon répond : « Je vais en CE2, c’est sûr. » Ouria Marty s’inquiète d’Estena, en fin de troisième : « Elle arrête ? Car si elle veut s’inscrire au lycée, c’est maintenant qu’il faut s’en occuper. » Iosif, le père, avec son borsalino blanc, pense avoir signé un papier pour le choix de la seconde, mais n’en sait guère plus. La médiatrice, qui a repéré la problématique, en référera au travailleur social chargé du suivi. « Les familles ne s’expriment pas de la même manière avec les médiateurs, souligne Morgane Thomas. C’est une parole plus libérée, hors du contexte plus formel des entretiens avec les travailleurs sociaux, surtout quand il s’agit des enfants. » Une réunion d’équipe se tient chaque semaine pour faire le lien, et le point, sur chaque dossier. Les salariés bénéficient également d’une supervision toutes les trois semaines, avec la venue d’un psychologue extérieur à la structure.

L’expérience a démarré au début 2009 dans les villes qui se sont portées volontaires : en février, à Halluin et à Faches-Thumesnil ; puis à Fives, en mars. A Roubaix, le village a ouvert plus tardivement, en janvier 2010. Mais le projet s’est bâti nettement en amont. Un an auparavant, pour faire face à l’installation en nombre relativement important de familles de culture rom dans la métropole lilloise, le préfet du Nord avait confié à l’AFEJI une mission d’évaluation des besoins. Un campement sauvage étendu s’était installé sur un carrefour lillois très fréquenté, la porte de Valenciennes. Pour expliquer le choix de son association, Patrick Morvan, directeur du pôle insertion de l’AFEJI et diplômé du certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement social ou de service d’intervention sociale (Cafdes), rappelle : « Nous avions déjà eu l’expérience, en 2002-2003, d’un hébergement de 130 personnes venant d’ex-Yougoslavie dans des bungalows, sur les pistes de l’ancien aéroport militaire de Lesquin, après l’expulsion d’un campement sauvage situé entre deux bretelles d’autoroute, où un enfant était mort en tentant de traverser les voies. »

En quête d’une réponse adaptée

L’AFEJI a alors constaté l’inadéquation des réponses habituelles, l’hébergement d’urgence ou les centres d’hébergement et de réinsertion sociale. « Ce public n’acceptait pas les contraintes imposées, poursuit Patrick Morvan. La notion de parentalité, par exemple, n’est pas la même, et les gens supportaient mal que les enfants ne soient pas surveillés par les parents. » Si, en Roumanie, les familles rom étaient sédentaires, elles vivaient dans des bidonvilles, sans eau et sans électricité, avec de lourdes difficultés dans l’accès aux soins et à la scolarisation. Difficile pour elles de se plier du jour au lendemain aux règles de vie collectives françaises. Et les « métiers de la débrouille » – ferraille ou atelier de mécanique sur la voie publique – qu’elles pratiquent pour survivre ne pouvaient être tolérés à proximité des lieux d’hébergement. « Il fallait travailler autrement, et c’est alors qu’est apparue la notion de petites structures éparpillées sur le territoire de la métropole lilloise », relate Patrick Morvan. L’idée, indique-t-il, vient de Martine Aubry elle-même, présidente socialiste de la communauté urbaine de Lille. « Elle estimait que, sinon, l’idée de village ne passerait pas auprès des populations. » C’est l’originalité de l’expérimentation lilloise, face à des villages plus grands qui nécessitent un gardiennage – tel celui de Saint-Ouen, en banlieue parisienne.

A la fin 2008, Lille Métropole, l’Etat et le conseil général du Nord arrivent à un accord pour un programme d’insertion concernant 200 personnes. La communauté urbaine de Lille prend en charge la viabilisation des terrains. Le département s’engage pour sa part à verser l’allocation mensuelle d’aide sociale à l’enfance (AMASE) aux familles engagées dans le dispositif. Quant à la préfecture, elle finance les mobile homes et remet aux familles un récépissé, renouvelable tous les trois mois, qui légalise leur présence sur le territoire et autorise les adultes à travailler dans le secteur qu’ils souhaitent. Une dérogation importante, car les ressortissants de Bulgarie et de Roumanie, pays nouveaux entrants dans l’Union européenne, doivent normalement trouver un travail dans une liste imposée de métiers pour lesquels un manque de main-d’œuvre a été repéré.

Le repérage des familles concernées

En partenariat avec le 115 et l’AREAS (une autre association intervenant auprès des populations de culture rom), l’AFEJI, missionnée par l’Etat, effectue au préalable un travail de repérage des familles qui peuvent entrer dans le dispositif, parmi les 1 000 Roms présents en moyenne dans la communauté urbaine de Lille. Les critères tendent à mesurer la volonté d’intégration : scolarisation des enfants, maîtrise du français, ancienneté sur le territoire, démarches administratives entreprises, appels réguliers au 115. « Les familles les plus proches de ces critères ont eu des entretiens de préadmission, pour leur présenter le projet, explique Isabelle Serres. Puis les dossiers ont été validés par les services de l’Etat [à l’époque, par la DDASS, ndlr]. Grâce au travail important en amont des associations, nous n’avons pas eu de soucis sur les orientations proposées. » La sélection faite était un mal nécessaire, insiste Morgane Thomas : « Pour assurer la pérennité du dispositif, il fallait donner le plus de chances possible aux familles, les choisir pour qu’elles puissent assumer le cadre très contraignant. Il ne fallait pas les mettre en difficulté dans un programme qu’elles n’auraient pas pu tenir, ce qui nous aurait obligés à mettre fin à l’hébergement. » Les familles signent un contrat d’hébergement de six mois (accompagné d’un règlement de fonctionnement du village) ainsi qu’un contrat d’accompagnement individualisé. « Celui-ci fixe les objectifs que la famille a souhaité atteindre, précise Morgane Thomas. Nous faisons un bilan tous les six mois avec elle, le travailleur social référent, le chef de service et un représentant de la commune. » La décision de renouvellement de l’hébergement en mobile home est ainsi prise conjointement.

Or, ce vendredi après-midi, ces entretiens semestriels se déroulent à Faches-­Thumesnil. Morgane Thomas dirige l’examen de la situation, accompagnée de Michèle M’Pondo. La directrice du centre communal d’action sociale, absente, verra les familles individuellement plus tard. « Aujourd’hui, nous venons pour signer le contrat d’hébergement, de mai jusqu’en octobre », annonce Morgane Thomas, qui s’enquiert tout d’abord de la grossesse de Mirela Raducan, et s’inquiète des dispositions à prendre pour l’accouchement. « Qui va s’occuper de vos quatre enfants ? » La famille pensait aller en groupe à l’hôpital. La chef de service rappelle les règles : « L’accouchement est une affaire qui se passe entre le père, la mère et le bébé. Et les enfants doivent aller à l’école, c’est obligatoire. » Un moment de réflexion… Finalement, la grand-mère, qui vit dans un campement sauvage sur la métropole, viendra garder ses petits-enfants. Mirela Raducan insiste sur le côté exceptionnel du séjour, car elle n’ignore pas que le règlement des villages d’insertion interdit l’accueil de personnes extérieures au contrat. D’un sourire, Morgane Thomas la rassure.

Vient ensuite le point sur la situation professionnelle. « Monsieur a suivi une formation de nettoyage industriel, avec des cours de français commencés au mois de mars. Il travaille depuis le 25 février à Triselec. Vous avez déposé une demande de titre de séjour de un an. Vous êtes européens, mais en période transitoire. Ce qui veut dire que Triselec doit payer une taxe pour le contrat d’embauche de votre mari. » Mirela Raducan est très attentive, mais a du mal à comprendre le problème. En effet, quand l’employeur (ici, l’entreprise de gestion des ordures ménagères de la métropole) utilise les services d’un ressortissant étranger, il a l’obligation de payer une redevance à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). Celle-ci varie de 70 à 900 €, selon la durée du contrat et le salaire perçu. « C’est un papier rose, précise Morgane Thomas. Dès que vous l’aurez, il faudra appeler tout de suite l’AFEJI, car on en a besoin pour la préfecture. Quand vous aurez votre titre de séjour, on commencera à travailler la question du logement. »

Une nouvelle exigence préfectorale

Vivre dans un vrai appartement, c’est l’objectif posé pour les Raducan, comme pour trois autres familles du site, proches d’une situation de droit commun avec des revenus stables. Mais il y a une pierre d’achoppement : le récépissé, valable trois mois. Une durée trop courte pour monter un dossier auprès d’un organisme HLM. La sortie du dispositif est donc conditionnée à l’obtention d’un titre de séjour. De plus, précise Morgane Thomas, « nous devons faire face à une nouvelle exigence de la préfecture, qui ne délivre le récépissé de trois mois que s’il y a contrat de travail ». Responsable du pôle insertion de l’AFEJI et titulaire d’un Cafdes, Karim ­Louzani regrette ce changement de « la règle du jeu », annoncé fin mars. Car sur le village de Roubaix les familles n’ont leur document que depuis avril, à cause de retards administratifs. Elles ont vécu jusqu’ici avec l’AMASE – 270 € par mois pour deux enfants, 324 € pour trois – ainsi qu’avec le complément de l’aide alimentaire d’urgence. Des ressources nécessaires pour que les travailleurs sociaux puissent les inciter à quitter les « métiers de la débrouille » pour entrer sur le marché du travail. Mais l’inscription des adultes à Pôle emploi a été retardée d’autant. Or l’insertion par le travail passe d’abord par des contrats aidés, avec des conditions de durée d’inscription minimale en tant que demandeur d’emploi. Ces familles risquent donc de ne pas pouvoir remplir la condition supplémentaire demandée, par manque de temps. Inquiète, l’association a donc mobilisé des ressources nouvelles. « Un collègue vient de nous rejoindre. Il est chargé des relations avec les entreprises », signale Morgane Thomas.

L’équipe de l’AFEJI, rompue au travail d’insertion auprès d’autres publics plus classiques, doit apprendre à composer avec la dimension politique de l’accueil des Roms en France. Les villages d’insertion représentent un symbole et un enjeu politique majeur : en cas d’échec, c’est toute la communauté rom qui en pâtirait. Les familles se doivent d’être exemplaires, et elles le savent. « C’est une population sous observation, qui vit une pression au quotidien », constate Morgane Thomas. Ce qui complique la tâche des travailleurs sociaux. « Comment expliquer à un père dont la fille de 15 ans vient de fuguer, sans doute pour retourner en Roumanie, qu’il doit absolument se mobiliser pour trouver un contrat de travail ? Il y a des histoires de vie, avec lesquelles nous sommes obligés d’avancer », insiste la responsable du service. Néanmoins, de réelles avancées ont été obtenues en deux ans : l’ensemble des enfants sont scolarisés ; un médecin traitant référent suit chaque famille ; les cours de français ont été généralisés ; quatre adultes disposent de contrats de travail pérennes, un autre est en intérim et trois ont des contrats de courte durée. « Nous avons réussi à expliquer un autre mode de fonctionnement à un public qui vivait jusqu’ici de la mendicité ou de la ferraille. Ils ont accepté de s’inscrire dans un plus long terme, il faudrait admettre qu’ils font des efforts importants et accepter de donner du temps au temps », argumente-t-elle.

Pour l’heure, au CCAS de Faches-Thumesnil, chargé de la coordination de l’opération entre la ville et l’AFEJI, le bilan de l’opération est positif. « Nous avons prouvé qu’en mettant les gens et les moyens, les populations de culture rom s’intègrent plus facilement », assure Idrissia Ghoudane, la directrice. Elle pointe cependant la conjonction hors normes des efforts pour permettre la réussite de ces villages d’insertion : « Il est plutôt rare de mobiliser autant d’acteurs autour de trois familles : un chef d’équipe, deux travailleurs sociaux et deux médiateurs. Ce qui veut dire que l’on apporte des réponses immédiates aux problématiques rencontrées, avec un accompagnement très individualisé. »

Si cette manière d’opérer est efficace sur un petit nombre de cas, il est difficile d’imaginer l’extension d’un tel prototype à grande échelle. Les acteurs politiques de l’expérience ont cependant la volonté de poursuivre en ouvrant d’autres villages d’insertion dans la métropole lilloise, pour atteindre le chiffre initial de 200 personnes accompagnées. L’AFEJI espère aussi libérer des places dans les ­villages déjà existants, pour qu’un parcours d’insertion allant jusqu’au bout de sa logique soit enfin validé, avec titre de séjour, logement en dur et travail pérenne.

Notes

(1) AFEJI : lieu-dit La Phalecque – 59840 Lompret – Tél. 03 20 21 81 70.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur