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Evaluer… sans perdre le sens de l’action

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Pour imprégner la culture du travail social, l’évaluation doit être conçue comme une expérience à capitaliser et comme un savoir que les professionnels doivent élaborer tous ensemble. Telle est la conviction de Baptiste Cohen, psychologue et directeur territorial des Apprentis d’Auteuil pour la Seine-et-Marne.

« Le 3 novembre dernier a été publié le décret n° 2010-1319 relatif au calendrier des évaluations, internes et externes, qui s’imposent désormais au secteur social et médico-social et dont les résultats devront être communiqués aux autorités de tutelle (1). Après de savants calculs, il a été décidé d’un rythme d’évaluations fixé selon des périodes de trois, cinq ou sept ans et qui tient compte de la date de promulgation de la loi, de la date d’autorisation d’existence des établissements puis de celle leur renouvellement ainsi que du rythme propre à chaque contrat pluriannuel d’objectifs. Bref, rien de bien compliqué ! D’ailleurs, de nombreux observateurs – et évaluateurs potentiels – ont aussitôt élaboré des tableaux synthétiques et explicatifs permettant à chacun de comprendre à quel titre et à quel moment il serait concerné et, le cas échéant, par qui il pourrait être évalué…

Quel processus de synthèse ?

Mais a-t-on vraiment mesuré ce qu’il allait être fait de ces milliers d’évaluations (près de 25 000 établissements sont concernés) portant sur des dizaines de milliers d’items analysés, dans le cadre de démarches participatives, par des centaines de milliers de professionnels, sans parler des usagers et de leur entourage et sans compter les millions d’euros facturés par les prestataires externes ? Quel processus de synthèse permettra de comprendre où résident la qualité et les failles d’un système dont chacun sait à quel point il est atomisé, de mettre en œuvre des actions correctrices qui, pour être efficaces, devraient être mutualisées, programmées dans le temps, inscrites dans des stratégies mobilisant gestionnaires, professionnels, organismes de formations, bailleurs, chercheurs et jusqu’aux agences et autres conseils supérieurs de l’évaluation, de la recherche, de la qualité, de la performance… ? Autrement dit, comment l’évaluation pourra-t-elle imprégner la culture du travail social si elle n’est pas conçue comme une expérience à capitaliser et comme un savoir à élaborer tous ensemble ?

Comme s’il était évident que l’“autorité de tutelle” saurait comment lire et comprendre ces milliers de rapports, avec quels critères qualifier le service rendu aux usagers, le respect de leurs droits et de leur dignité, la pertinence des actions éducatives, l’adaptation des pratiques aux nouvelles formes d’exclusion sociale. Il faut craindre que la logique principale qui permettra d’analyser ces résultats – car il n’y a pas de politique publique sans logique – soit, conformément au dogme nouveau de la révision générale des politiques publiques (RGPP), celle de la convergence tarifaire.

Risque de dérapage démagogique

“L’amour du métier : évaluations, souffrance, conflit”, tel était le thème de la journée de L’Appel des appels du 17 novembre 2010, également organisée à l’appel de cinq syndicats (CFDT, Solidaires, FSU, CGT et Syndicat de la magistrature). Un temps d’échange, finalement assez rare, entre personnes d’horizons différents (travailleurs sociaux, médecins, ouvriers, téléopérateurs, chercheurs, enseignants, etc.) qui traduisait une réelle volonté de dialogue et de partage, ce qui est souvent généré par une volonté commune de résister. En l’occurrence, au rouleau compresseur de la performance… et de l’évaluation. Mais sur ce terrain, il y a aussi risque de dérapage démagogique, en tous cas dans le secteur médico-social. Car s’il y a de bonnes raisons de rejeter les méthodes de l’évaluation lorsqu’elles réduisent le travail humain et les relations qui lui donnent sens à un ensemble de tâches à quantifier, l’évaluation est parfois refusée par les professionnels parce qu’elle met le doigt sur des pratiques imprécises, des manques de rigueur, des habitudes injustifiées, des formes d’individualisme qui confondent pratique clinique et pratique libérale, etc. Lorsque Roland Gori, président de L’Appel des appels, en appelle à “une évaluation collégiale des pairs invités à se constituer en instance de contrôle, de débat, de décision et de proposition” (2), il milite pour une action sociale de qualité, fondée sur une déontologie et un ordre professionnel. Lorsque Jacques Ladsous – pour qui la résistance caractérise le travail social – postule l’existence chez les professionnels d’un “devoir d’engagement social et politique” (3), il milite aussi pour une action sociale de qualité, nourrie de l’investissement personnel. De fait, le travail social suppose déontologie et engagement, et seul ce retour aux sources permet de dépasser le registre de la plainte (fût-elle justifiée) en évitant de jeter le bébé de l’évaluation avec l’eau du grand bain de la financiarisation ou de la “chalandisation” (4) des rapports humains.

Dans le meilleur des cas, la méthode évaluative passe en revue l’ensemble des points sur lesquels il convient d’être attentif, exigeant, voire intransigeant, pour assurer un accueil et un accompagnement de qualité. Mais à force d’entrer dans les détails, l’évaluation peut finir par proposer une lecture binaire d’événements dont la compréhension exige nuances et subtilités. Alors la méthode risque de faire perdre le sens. Sur ce point, Laurent Barbe, consultant dans un cabinet habilité par l’ANESM à mener des évaluations externes, compare certaines situations d’évaluation à celle de l’homme qui, la nuit, cherche ses clés sous un réverbère, non parce qu’il les y a perdues, mais parce que c’est le seul endroit éclairé (5). En matière d’action sociale et médico-sociale, l’échelle de mesure de la qualité ne peut se substituer à celle des valeurs qui la fondent. Les phares éclairent la route mais n’indiquent jamais la direction à suivre.

Une double contrepartie

A l’inverse, l’évaluation peut aussi être une manière de démasquer des pratiques professionnelles et institutionnelles gravées dans le marbre des certitudes expertes et devenues ininterrogeables, inévaluables, quand ce n’est pas inavouables. A la capacité des professionnels de se cacher derrière le petit doigt de leur spécificité pour éviter d’avoir à se rendre mutuellement des comptes ou de faire évoluer leurs pratiques, il faut également résister. Car la rigueur méthodologique de l’évaluation n’est que la double contrepartie du professionnalisme revendiqué comme un acquis moderne du travail social et de la délégation de service public qui lui reconnaît sa légitime contribution à l’intérêt général. Aussi comment rejeter le principe d’une évaluation fiable et quantifiable, dès lors qu’en contrepartie de l’action sont versées, en cascade, subventions publiques et rémunérations, souhaitées fiables et également quantifiables ? Mais si l’action sociale a pris la mesure de sa valeur économique, elle doit faire attention à ce que l’économie ne soit pas la seule discipline à lui imposer des indicateurs de mesure. Il est donc essentiel que l’action sociale, pour ne pas rester soumise aux seules contraintes de convergence tarifaire, revendique et élabore elle-même, au-delà de son humanité et de son éthique, des indicateurs objectifs qui permettent de comprendre son action, sa complexité, sa temporalité, ses contraintes, sa cohérence, ses effets, etc. Car si l’action sociale ne peut avoir d’obligation de résultats, elle a néanmoins des résultats, bien réels, et qu’il faut donc mesurer, comparer, relier aux pratiques, afin de vérifier et d’améliorer, par la recherche, la pertinence des méthodes utilisées. N’est-ce pas la condition d’un “savoir social” si complémentaire au “travail social” et si nécessaire à l’amélioration des pratiques autant qu’à la transmission des compétences ? Déontologie, recherche et formation sont les conditions de la qualité à côté desquels l’éclairage de l’évaluation n’est que celui d’une lampe de poche.

Un engagement responsable

Si l’engagement du travailleur social trouve son sens dans les valeurs qui fondent son action (solidarité, justice, droits fondamentaux, etc.), celles-ci “ne valent que par ce qu’en font ceux qui les mettent en pratique”, comme le dit Jacques Ladsous (6). Autrement dit, pour que l’engagement ne soit pas réduit à la seule expression du vœu pieux de faire du bien et qu’il traduise une responsabilité plus qu’une posture, il doit énoncer ses intentions. Non pour y faire croire mais pour les partager, non pour les louer mais pour les lier aux actes, non pour les faire apprécier mais pour en apprécier les effets. Par les temps qui courent, il est clair que le risque de désengagement des pouvoirs publics à l’égard de l’action sociale est extrêmement sérieux. Or les besoins d’une action sociale protectrice et préventive sont d’autant plus élevés que les difficultés de la vie touchent plus durement des personnes déjà fragilisées. En cette période de crise globale et systémique, la résistance à l’évaluation est emblématique de la résistance aux causes mêmes de cette crise que la chute des valeurs humaines explique mieux que celle des valeurs boursières. Probablement parce qu’elle la précède. Pour autant et si l’action sociale engage nécessairement la responsabilité des pouvoirs publics, elle n’en demeure pas moins une action civique enracinée dans l’engagement de chacun autant qu’une exigence que les professionnels doivent apprendre à évaluer et à contrôler… par eux-mêmes. »

Contact : baptiste.cohen@apprentis-auteuil.org

Notes

(1) Voir ASH n° 2682 du 12-11-10, p. 12.

(2) In « Le pouvoir vise la tête » – 1er novembre 2009 – Disponible sur www.psychasoc.com, rubrique « Textes ».

(3) Voir ASH n° 2377 du 15-10-04, p. 35.

(4) Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation – Michel Chauvière – Ed. La Découverte, 2007 – Voir ASH n° 2550 du 21-03-08, p. 35.

(5) Voir le blog de Laurent Barbe : http://blog.laurentbarbe.fr.

(6) In L’action sociale aujourd’hui – Ed. éres, 2004.

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