« C’est la grosse voiture qui est dehors ? » En remplissant les papiers pour l’achat de la voiture, Michaele P. jette un coup d’œil à la fois satisfait et inquiet sur la berline qui l’attend sur le parking. La voiture qu’elle vient d’acheter lui paraît bien imposante par rapport à la petite cylindrée qui lui permettait jusqu’ici d’emmener ses deux enfants à l’école, de se rendre à des entretiens d’embauche et d’aller faire ses courses au supermarché du coin. En début d’année, sa vieille Fiat est tombée en panne. Et les ennuis ont commencé. « Avec plus de 1 000 € de réparations, j’ai été obligée de la mettre à la casse. Et un peu après, j’ai commencé à travailler comme aide à domicile. Sans voiture, j’ai beaucoup marché et pris le bus. Ma directrice me donnait des visites à faire chez des personnes qui n’habitaient pas trop loin de chez moi parce que je ne pouvais plus me déplacer sur Angers. Mais à la fin, je n’en pouvais plus », explique la jeune femme. Invalide à 80 %, Rémi Pouneau raconte quant à lui comment il bricolait lui-même sa Clio parce qu’il n’avait pas les moyens de la faire réparer dans un garage normal… Jusqu’à ce qu’elle le lâche définitivement. « Avant, c’était le système débrouille. Là, c’est moins cher et je sais que je vais avoir un suivi à tarif réduit pour la voiture. »
Luc Cousseau acquiesce. Désireux d’aider des personnes comme Michaele et Rémi, ce quinquagénaire souriant a décidé, en 2009, de quitter son travail à La Poste et de créer, avec l’appui du Secours catholique, un garage solidaire et d’insertion à Trélazé (Maine-et-Loire), à quelques kilomètres d’Angers. Après avoir œuvré comme bénévole durant plusieurs années au sein de l’équipe d’accueil d’urgence du Secours catholique d’Angers, il lance Solidarauto 49 en octobre dernier (1), avec l’aide de son frère Cyril, ancien garagiste. Pour cet homme de convictions et d’engagement, il s’agit d’apporter des réponses concrètes aux problèmes de mobilité des personnes en situation de précarité en leur permettant de faire réparer leur voiture ou d’en acheter une à très bas prix. « Dans l’équipe d’accueil d’urgence, je voyais de plus en plus de personnes qui ne s’en sortaient plus. Certaines disaient que les boîtes d’intérim ne les appelaient plus parce qu’elles n’avaient plus de voiture, d’autres qu’elles ne pouvaient plus assurer des horaires de travail atypiques parce que leur voiture était en panne, relate le directeur de Solidarauto 49. En milieu rural, des femmes qui font, par exemple, quelques heures de ménage le matin et le soir ne peuvent pas s’en sortir sans voiture. Je me souviens d’une dame qu’on accompagnait pour trouver des meubles pour son nouveau logement. Elle n’avait plus de freins. Elle conduisait très lentement et ne freinait plus qu’avec son frein à main parce qu’elle n’avait pas d’argent pour faire réparer sa voiture… »
Lors du montage du projet, Luc Cousseau rencontre l’ensemble des acteurs sociaux et des associations locales pour présenter son idée de garage solidaire et d’insertion. Le constat est le même partout : les problèmes de mobilité s’accentuent et les demandes de microcrédits dans ce domaine ne cessent d’augmenter. « Solidarauto 49 est un enfant du microcrédit, souligne Damien Rouillier, délégué départemental du Secours catholique. Dans le Maine-et-Loire, les dossiers de microcrédits que nous montons pour des raisons de mobilité représentent aujourd’hui plus de 80 % du total des demandes. Pour des personnes en situation très fragile, le moindre pépin mécanique se traduit par des impayés, et nous voulions sécuriser l’achat d’un véhicule par le biais des microcrédits. »
Pour élaborer son projet, Luc Cousseau s’inspire des expériences de garages solidaires qui émergent un peu partout en France. Mais contrairement aux structures existantes qui ont pris la forme de chantiers d’insertion, le responsable de Solidarauto 49 opte pour le statut d’entreprise d’insertion. Un choix qu’il ne regrette pas aujourd’hui, car il peut ainsi concilier les différentes dimensions d’insertion, de solidarité et de viabilité économique du projet. Pour les réparations, le garage propose un tarif préférentiel de 28 € l’heure aux bénéficiaires du RSA et aux personnes dont le quotient familial est inférieur ou égal à 400 €. Parallèlement, Solidarauto 49 fonctionne comme un garage traditionnel en facturant un prix normal à tous les clients désireux de faire un geste solidaire.
Le choix de l’entreprise d’insertion s’est révélé également très intéressant pour les cinq personnes employées par Solidarauto 49. Embauchées en CDD d’insertion pour une durée maximale de deux ans, ces mécaniciens voient en effet passer des modèles récents et peuvent ainsi se frotter aux derniers systèmes mis en place par les constructeurs automobiles. « Notre statut d’entreprise d’insertion nous permet d’être ouverts à tout le monde et les personnes en insertion peuvent travailler en conditions réelles. Nous avons d’ailleurs investi 60 000 € pour avoir un matériel performant. Nous avons notamment une valise électronique pour permettre aux gars de travailler sur les voitures actuelles qui ont beaucoup d’électronique », explique l’ancien bénévole. Reconnu d’intérêt public, le garage angevin profite en outre des déductions fiscales prévues par la loi pour récupérer des voitures données par des particuliers en vue de leur redonner une nouvelle jeunesse et de les vendre aux personnes disposant de faibles ressources. Rangées sur le parking et dans l’allée jouxtant le garage, une trentaine de voitures sont prêtes à partir. Et, au total, une petite centaine de voitures ont été données au garage depuis l’ouverture. La plupart proviennent de dons de particuliers, comme cette Renault Espace rutilante qu’un bénévole vient de ramener de Nantes. D’autres ont été offertes par le conseil général ou par une congrégation religieuse… Les prix de vente varient d’environ un millier d’euros à un peu plus de 2 000 €, après remise en état par les mécaniciens en insertion. Seule condition pour que le système reste viable : qu’il n’y ait pas plus de dix heures de travail sur la voiture et pas plus de 400 € à débourser pour les pièces détachées.
Dans l’atelier, deux jeunes s’activent autour des voitures aux capots ouverts et se glissent sous les ponts élévateurs pour vérifier l’état des freins ou la distribution. Le nez dans un moteur, Cyril Foin jette un coup d’œil à une courroie de distribution. Il est arrivé en octobre, après avoir vu une annonce à Pôle emploi. A 23 ans, son BEP de mécanicien en poche, il fait de rares et courts passages dans des garages de la région, avant d’enchaîner les petits boulots dans le bâtiment, aux impôts ou comme livreur. Puis il se retrouve au chômage pendant un an et demi. « A la différence d’un chantier d’insertion, nous sélectionnons des personnes qui ne sont pas trop éloignées de l’emploi. Toutes ont au moins un niveau CAP ou BEP de mécanique automobile. Mais toutes ont également connu des accidents de parcours, et leur passage par le garage est une étape indispensable pour revenir sur le chemin du travail », note Luc Cousseau.
Ainsi, malgré sa longue expérience de mécanicien, Michel V. s’est retrouvé sur la touche après un grave accident de travail. Le voyant limité dans ses mouvements, les garages de la région n’ont plus voulu de lui. « Plus rentable… », s’agace le directeur de Solidarauto 49. De même, GuillaumeK. a perdu pied et a connu un temps la vie dans la rue, avant d’intégrer l’équipe. Pour nombre d’entre eux, la reprise avec un cadre et un rythme de travail se révèle difficile. « On ne peut pas avoir avec eux les mêmes relations que dans un garage classique. Certains ont beaucoup de mal à se lever le matin à heure fixe et sont très fatigués le soir. Ici, on leur demande donc de faire un minimum de 3 heures facturées sur 7 heures de travail parce qu’ils n’arriveraient pas à encaisser la pression d’un atelier classique, où il y a des barèmes et où le temps, c’est de l’argent », reconnaît Cyril Cousseau, qui joue le rôle d’encadrant technique. Cyril Foin apprécie l’ambiance de ce garage pas comme les autres. « Quand je travaillais dans des garages de la région, les mécaniciens de l’atelier ne faisaient rien pour que je m’intègre au groupe. Ici, j’ai appris à travailler en équipe. Et c’est motivant de travailler dans un garage qui cherche à aider les gens en difficulté. Les personnes avec qui je discute de ce qu’on a fait sur leur voiture sont joyeuses, elles nous remercient. »
Dans le bureau, Michaele tente de joindre son assureur pour pouvoir être en règle avant de partir. Elle plaisante avec le directeur et raconte les recherches qu’elle a faites sur Internet avant d’être dirigée vers Solidarauto 49 par le centre communal d’action sociale. « On trouve des voitures pas cher sur Internet, mais on ne sait pas sur qui on tombe et si on a une panne, on doit se débrouiller tout seul. Ici, les voitures sont révisées et j’ai pris une adhésion au tarif préférentiel pour l’entretien pendant un an. » La confiance accordée à ce garage solidaire porté par le Secours catholique est l’une des clés de la réussite du projet. Un grand nombre de clients sont des femmes qui hésitent, lorsqu’elles ont une panne, à acheter à des particuliers ou à s’adresser à des garages traditionnels parce qu’elles ont peur de se faire berner. Quant à Maryvonne Ploquien, chargée de mission départementale de l’association Familles rurales, elle a vu exploser les demandes de microcrédits liées à la mobilité et se dit soulagée de pouvoir désormais orienter ses publics vers une structure comme Solidarauto 49. « Avant, je me demandais parfois si ce que l’on faisait était très sérieux par rapport aux véhicules qui étaient achetés grâce au microcrédit et dont on ne connaissait pas du tout la fiabilité. On se disait que les personnes risquaient de se retrouver avec une voiture bonne pour la casse au bout de six mois, alors que certaines d’entre elles s’étaient engagées à rembourser près de 90 € par mois pendant trois ans. Ce qui est lourd pour des gens qui ont déjà un tout petit budget. Dans ce garage solidaire, on sait qu’ils ne sont pas dans une démarche purement commerciale, et c’est sécurisant. »
Lors de l’achat d’une voiture, le garage prend à sa charge le coût du contrôle technique, le prix de la carte grise et offre une garantie de trois mois avec un tarif préférentiel pour l’entretien durant un an. L’équipe n’hésite pas non plus à proposer des règlements étalés, à informer les personnes des aides supplémentaires qu’elles pourraient solliciter auprès de leur assistante sociale, et ne réalise que les réparations urgentes lorsque la note devient trop salée. Des facilités qui ont attiré un nombre croissant de personnes dans le besoin, et une démarche qui a séduit nombre de donateurs ou de clients. Près de huit mois après son ouverture, le garage compte quelque 265 adhérents prioritaires et plus de 140 personnes qui soutiennent le projet en payant le tarif normal pour les réparations. Après les inquiétudes du début, Luc Cousseau se dit aujourd’hui « rassuré et content » de s’être lancé dans l’aventure. Avec plus de 550 factures enregistrées, la structure est en passe d’atteindre l’équilibre financier. Les responsables se disent surtout confortés dans leur choix de faire appel à la générosité du public pour constituer un parc de voitures bon marché. Malgré un contexte de crise et la fin de la prime à la casse qui incite les propriétaires à conserver leur ancien véhicule, l’équipe a vu les dons augmenter en milieu d’année. « Au-delà de l’intérêt que représentent les déductions fiscales, on sent qu’il y a chez les personnes qui nous donnent un véhicule un véritable sentiment de solidarité. On a, par exemple, des couples qui arrivent à la retraite et préfèrent donner au garage une de leurs deux voitures pour qu’elle aide quelqu’un à conserver son travail ou à en trouver un », constate avec satisfaction Damien Rouillier. Pas question pour autant de tomber dans un optimisme béat, s’empresse d’ajouter le délégué départemental du Secours catholique, qui explore avec l’équipe de Solidarauto 49 de nouvelles pistes pour attirer d’autres donateurs. Dans le bureau du directeur, des prospectus sont déjà prêts à être distribués aux grandes entreprises de la région pour les inciter à céder leurs voitures au garage de Trélazé lorsqu’elles renouvelleront leur parc automobile.
Autre projet dans les cartons : permettre à des personnes en contrat à durée déterminée, en mission d’intérim ou qui doivent se rendre à un entretien d’embauche de louer une voiture pour 5 € par jour, sans qu’elles soient obligées de s’engager sur l’achat d’un véhicule. « Pour cette idée de location, nous pourrions, en nous appuyant sur le réseau du Secours catholique, mettre deux voitures à la disposition de chacune des 80 équipes réparties sur tout le département, et avoir de cette manière un bon maillage de ce territoire rural », précise Luc Cousseau. Concernant le volet insertion, le directeur de Solidarauto 49 souligne qu’il faut là aussi passer à une nouvelle étape. Si les premiers mois ont davantage été consacrés à consolider l’activité du garage et ont permis aux cinq mécaniciens de reprendre progressivement pied dans un univers de travail, il apparaît aujourd’hui indispensable de renforcer l’encadrement technique, véritable pivot du système, en termes d’expertise et de qualité du travail.
L’arrivée prochaine d’un deuxième encadrant technique dans l’atelier aidera à développer le suivi des personnes en insertion en lien avec les partenaires, tel Pôle emploi. Ce sera l’occasion également de mettre en place des réunions individuelles régulières afin d’examiner les projets professionnels de chacun. Un travail d’autant plus nécessaire que la mécanique constitue un bon support technique pour emmener les personnes en insertion vers l’emploi, observe Damien Rouillier : « Contrairement à des activités comme le tri, dans le secteur du textile, qui sont peu exploitables en industrie classique, la mécanique va toucher un ensemble assez large de métiers connexes. Elle peut permettre aux personnes en insertion de se diriger vers des activités de chauffeur de taxi, de poids lourds ou encore de contrôleur technique automobile. »
Sur le parking, Michaele s’apprête à partir au volant de sa nouvelle Xsara. Les mécaniciens ont changé la courroie de distribution, la pompe à eau et deux flexibles de freins. « Je voudrais partir en week-end au bord de la mer avec ma famille. Elle pourra m’emmener à Nantes ? », interroge la jeune femme. Cyril Cousseau la rassure : « Si vous l’entretenez bien, elle peut encore rouler 150 000 kilomètres. » Il lui donne les derniers conseils, lui dit quand faire la prochaine vidange et lui montre comment régler la hauteur de son siège et les commandes du tableau de bord. Luc et Cyril Cousseau sourient en la voyant partir. Visiblement émus, les deux hommes évoquent ces départs qui résonnent comme autant de petites batailles gagnées contre la précarité. A l’exemple de cette femme qui faisait des ménages dans les zones industrielles de la région et rentrait à pied chez elle à 2 heures du matin avant que sa nouvelle voiture ne lui change la vie. Ou de cette autre, qui pleurait en quittant le garage. Toute l’équipe s’était mobilisée pour qu’elle ait sa voiture à temps pour se rendre à son nouveau travail, le lendemain. « Ça fait mal de voir les gens arriver ici la tête baissée, honteux lorsqu’ils nous tendent leur feuille de RSA, de les sentir gênés de demander s’ils peuvent payer en plusieurs fois. Mais quand on les voit retrouver le chemin de l’emploi et repartir avec le sourire, c’est que du bonheur », confie le responsable.
Pari gagné aussi pour le Secours catholique, qui envisage d’ores et déjà d’ouvrir ailleurs d’autres Solidarauto. « Finalement, c’est quelque chose qui correspond bien à notre culture. On est sur le champ de la solidarité, de l’aide aux personnes, et sur celui du don, dans lequel on a une vraie légitimité. Et on pourrait s’appuyer sur notre réseau de donateurs pour lancer d’autres garages de ce type », conclut Damien Rouillier.
(1) Solidarauto 49 : 50, boulevard Charles-de-Gaulle – 49800 Trélazé – Tél. : 02 41 35 10 50.