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« L’innovation sociale doit être au centre d’une démarche politique »

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« Pour une autre économie ». C’est le slogan des « états généraux de l’économie sociale et solidaire » qui se tiennent du 17 au 19 juin dans ce lieu symbolique qu’est le palais Brongniart, l’ancienne Bourse, à Paris. Pour Claude Alphandéry, pionnier de l’économie sociale et solidaire, à l’origine de cette manifestation, il est temps que ce secteur prenne toute sa place dans une économie qui tienne davantage compte des valeurs non marchandes.

L’économie sociale et solidaire (ESS) apparaît-elle comme une alternative crédible dans une économie financiarisée et mondialisée ?

Ce n’est pas aussi simple. Nous n’espérons pas le grand soir. Il ne s’agit pas de passer du capitalisme à l’économie sociale et solidaire. Plus que d’une alternative, je parlerais de l’émergence d’une économie plurielle, avec de plus en plus de place pour des initiatives sociales et solidaires ne visant pas d’abord le profit, ancrées territorialement et gérées démocratiquement. L’ESS, c’est en effet une multitude de projets menés de façon éthique, sans recherche du profit pour le profit et grâce à une mobilisation citoyenne.

Quel est le dénominateur commun d’un secteur qui réunit des organisations très différentes ?

Ce qui les rassemble, c’est d’abord de mettre en œuvre des projets économiques ayant une finalité sociale, sociétale ou environnementale. Un autre trait commun, c’est l’existence d’une gouvernance démocratique. En effet, quand on est sous la coupe d’actionnaires anonymes et lointains, il y a peu de chances que l’on soit dans un système démocratique soucieux de l’intérêt de la collectivité. Je ne prétends pas que de grandes entreprises ne soient pas capables de faire de temps en temps des gestes environnementaux ou sociaux. Mais cela ne peut pas être leur premier mobile. Enfin, ce qui est commun aux organisations de l’économie sociale et solidaire, c’est d’être soutenues par des citoyens en tant qu’épargnants, que consommateurs ou que bénévoles.

Les entrepreneurs sociaux sont à la mode. Mais ont-ils tous quelque chose à voir avec l’économie sociale et solidaire ?

S’il s’agit de faire plus d’argent en ciblant la clientèle nombreuse des pauvres, on ne peut pas parler d’entrepreneurs sociaux, mais d’entrepreneurs tout court. Par exemple, il est évident qu’une grande surface vise une clientèle plus nombreuse et moins fortunée qu’une boutique de luxe. Et pourtant, je ne suis pas certain que Carrefour soit davantage un entrepreneur social qu’Hermès. Les vrais entrepreneurs sociaux essaient d’apporter aux gens des services de qualité à des conditions que ne proposent pas les entreprises cherchant uniquement leur profit. Bien entendu, le risque existe toujours que certains se prétendent entrepreneurs sociaux alors qu’ils n’en sont pas. C’est pour cette raison que j’insiste sur le caractère démocratique de l’économie sociale et solidaire. C’est une garantie. Autrement, certaines associations ou coopératives, conçues avec les meilleures intentions du monde, peuvent rapidement dériver.

Le microcrédit rencontre dans certains pays des problèmes liés à son essor. La finance solidaire est-elle, par nature, limitée dans sa croissance ?

Le microcrédit a été créé dans les pays les plus pauvres pour ouvrir le crédit aux gens qui, autrement, n’y auraient jamais accès. Mais cela ne doit pas se traduire par des taux d’intérêt abusifs, comme c’est le cas dans certains pays. Dans sa pratique du microcrédit, France Active a toujours défendu les taux les moins élevés possible. Actuellement, ils sont inférieurs à 4 %. Maintenant, l’économie sociale et solidaire est-elle condamnée à n’occuper qu’une position marginale ? Je ne le crois pas. Nous sommes encore dans la protohistoire du secteur. Dès lors que les comportements changent, on peut passer à une toute autre dimension. Nous ne voyons aujourd’hui que l’amorce d’une économie véritablement plurielle. Airbus ou la fusée Ariane ne s’inscriront sans doute jamais dans le champ de l’ESS. En revanche, toute une série de productions nuisibles ou inutiles peuvent disparaître au profit d’activités où les besoins sont énormes, comme la petite enfance, la vieillesse, le handicap, la culture populaire… Et la finance solidaire fera partie du plan de sortie de crise.

L’évolution actuelle du fonctionnement de l’Etat met-elle en danger l’économie sociale et solidaire ?

Nous sommes en effet inquiets. Un certain nombre de structures qui sont obligées de recourir aux subventions afin de financer le volet social de leur activité se trouvent aujourd’hui en grande difficulté. En outre, dans son désir de réduire ses déficits, l’Etat a tendance à lancer des appels d’offres auprès de gens qui ne se soucient pas nécessairement de la qualité du travail fourni, ni de l’accompagnement des salariés. A cela s’ajoutent la politique européenne des services et les directives sur la concurrence, qui peuvent mettre en danger des associations qui vont se retrouver face à des opérateurs ayant les moyens de s’emparer des marchés.

Vous proposez, à l’inverse, que l’Etat devienne un investisseur social. C’est-à-dire ?

L’ESS intervient sur le marché. Elle propose des biens et des services qui peuvent s’acheter. Mais elle a aussi une action en matière de coûts et de risques évités, de cohésion sociale, avec des retours sur investissement lointains. Cela ne se vend pas. C’est par définition une économie hybride qui ne peut être uniquement financée sur le marché. Ce que nous voulons dire par « investisseur social », c’est que l’Etat ne doit pas considérer le seul coût immédiat. Le domaine social représente non seulement une dépense annuelle mais aussi un investissement à plus ou moins long terme. Il s’agit donc d’évaluer autrement la richesse nationale en prenant aussi en compte l’amélioration des rapports sociaux, le recul des discriminations, l’amélioration de la parité hommes-femmes, l’accès à la culture, etc.

Le Labo de l’ESS, dont vous êtes l’initiateur, anime les « états généraux de l’économie sociale et solidaire ». Pourquoi une telle initiative ?

A la fin 2010, le Labo de l’ESS avait publié 60 propositions visant à permettre à l’économie sociale et solidaire de changer d’échelle (1). Avec les « états généraux », nous voulons aller plus loin. Il s’agit de mettre en mouvement les acteurs de terrain. Nous souhaitons faire en sorte que cette grande nébuleuse de salariés, de bénévoles, d’épargnants se connaissent et reconnaissent qu’ils ont une réelle capacité de transformation de la société. Notre deuxième but est de mobiliser l’opinion. Il faut lui prouver que l’ESS existe et que nous ne sommes pas condamnés au cruel dilemme qui consiste soit à continuer comme aujourd’hui en allant vers la catastrophe économique et environnementale, soit à tout arrêter avec encore plus de problèmes sociaux. Il faut montrer qu’il existe d’autres solutions. Enfin, le troisième objectif est d’influencer les décideurs. Nous voulons porter notre voix dans le débat public et, pour cela, il fallait organiser une démonstration massive.

Quels engagements souhaitez-vous que les responsables politiques prennent ?

Pour préparer ces « états généraux », 300 cahiers d’espérance sont remontés du terrain. Il en ressort en priorité que l’innovation sociale doit être au centre d’une démarche politique. On ne peut pas se contenter d’une politique d’innovations technologiques. C’est trop réducteur. Les « états généraux » ont précisément été conçus pour rassembler toutes ces idées et montrer au public, dans la grande nef du palais Brongniart, qu’il existe des projets innovants significatifs. Nous avons aussi prévu un marché citoyen pour rappeler qu’il existe des circuits commerciaux courts, des produits biologiques, du commerce équitable. Nous voulons frapper l’opinion par cet événement, et faire en sorte que l’économie sociale et solidaire prenne toute sa place dans l’économie.

Vous avez participé à la création du secteur de l’ESS. Quel regard portez-vous sur cette histoire ?

Il y a trente ans, quelques rares expériences cherchaient encore leur voie. L’ESS n’était pas dans l’air du temps et les gens impliqués ne se rendaient pas vraiment compte de ce qu’ils faisaient. Il existait pourtant déjà une tradition de l’économie sociale en France, avec des mutuelles, des coopératives et des associations. Mais on ne voyait plus quel pouvait être leur rôle. La croissance se faisait alors par la recherche technologique et celle du profit maximal. Depuis, il y a eu une prise de conscience, principalement ces dernières années en raison de la crise financière et économique ainsi que des risques naturels de plus en plus évidents. Les gens se rendent compte qu’on les met dans une situation sans issue, et cela a ouvert un champ d’intérêt très large en faveur de l’économie sociale et solidaire. L’opinion commence à s’apercevoir que ce secteur n’est pas seulement réparateur des effets de la crise, mais porteur en soi d’une force réformatrice.

REPÈRES

Ancien résistant et militant communiste, Claude Alphandéry a été tour à tour attaché d’ambassade, haut fonctionnaire, expert économique, banquier, avant de s’engager dans le développement de l’économie sociale et solidaire. Il a ainsi créé en 1988 l’association France Active et mis en œuvre en 1991 le Conseil national de l’insertion par l’activité économique, deux organismes dont il demeure président d’honneur. Son entretien avec Thomas Bout, Une si vive résistance, est publié aux éditions Rue de l’échiquier (voir dans ce numéro, page 40).

Notes

(1) www.lelabo-ess.org.

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