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Tissage de lien

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A Colmar, le Diaconat, clinique et maison d’accueil pour personnes âgées dépendantes, a ouvert ses portes pendant plus de deux mois à une artiste plasticienne, Viviane Rabaud. Celle-ci a intégré les résidents dans un processus de création à partir de techniques de tissage, autour de la notion de plaisir.

Viviane Rabaud remballe ses pelotes de laine dans sa valise, remise son tricotin mécanique et s’apprête à fermer définitivement la porte de son « bureau des bilans artistiques ». C’est la fin de sa résidence d’artiste à la clinique et maison d’accueil du Diaconat, département de gériatrie du groupe hospitalier du centre Alsace, établissement privé à but non lucratif de Colmar (1). Pendant deux mois et demi, elle a noué, enveloppé, rassemblé, raccordé, recomposé, accroché, bouclé, pour créer une œuvre unique inspirée par les résidents atteints de la maladie d’Alzheimer. Viviane Rabaud est une artiste plasticienne diplômée des beaux-arts de Lorient (Morbihan). L’an dernier, ses « rencontres tricotinées » ont été retenues parmi quarante projets pour « susciter un autre regard des proches, des soignants, des bénévoles, des artistes, de la société sur le patient et le résident ; en espérant que ce regard se répercute sur le comportement de chacun ».

Décloisonner l’institution…

Tout a commencé en 2007, quand Alette Wyman, gériatre de l’établissement, et Sabine Rost, cadre de département et infirmière de formation, toutes deux particulièrement sensibles à l’art contemporain, ont repéré un appel à projets de la Fondation Alliance intitulé« L’amélioration des conditions de vie des personnes âgées : la qualité de vie et la notion de plaisir ». Elles ont aussitôt souhaité bâtir un projet artistique et médical pour les 39 résidents de l’Accueil 3, atteints de la maladie d’Alzheimer à un stade avancé, et pour ceux qui sont reçus à l’hôpital de jour, moins dépendants mais également désorientés. « Nos intentions étaient multiples, explique Sabine Rost. Nous pensions d’abord qu’ouvrir nos portes à l’art permettrait le décloisonnement de l’institution. Ensuite, il nous semblait possible d’abattre les murs hiérarchiques entre professionnels puisque, face à une œuvre d’art, nous sommes tous égaux. Pour les personnes âgées démentes, l’art devait permettre de s’ouvrir à d’autres types de communication. Enfin, plus globalement, nous voulions faire entrer l’art dans un lieu de soin et enrichir la politique culturelle de l’établissement. »

Le projet a mis du temps à mûrir. Il a fallu trouver des partenaires, des financements (le budget s’élève à 40 000 €), signer la convention « Culture et santé » du ministère de la Santé et des Sports et de celui de la Culture et de la Communication, recruter en contrat à durée déterminée une chargée de mission qui coordonne l’action et, enfin, sélectionner une artiste qui réponde aux critères définis par le jury. Ce dernier, composé de professionnels de la gérontologie et du milieu artistique – Sabine Rost, Alette Wyman, Sandrine Wyman, sa sœur, directrice d’un centre d’art contemporain à Mulhouse, Corinne Climent, l’animatrice du Diaconat, deux délégués de la direction régionale des affaires culturelles et un représentant de l’association culturelle colmarienne Le Lézard – est rapidement tombé d’accord. « Au cœur du projet de Viviane Rabaud, il y avait le tissage et, pour nous, cela signifiait tisser du lien. Ce qui nous a plu, aussi, c’est qu’à travers sa technique elle prônait la communication non verbale ; sans oublier que ses matériaux de travail de base (la laine, le fil) sont doux et aériens, ce qui plaît aux personnes dépendantes. Enfin, les “rencontres tricotinées” ont été retenues parce que, contrairement à beaucoup d’autres, le projet n’était pas abouti… »

En effet, l’équipe souhaitait encourager la spontanéité, « que l’artiste s’immerge dans l’EHPAD avant de développer son œuvre, qu’elle comprenne le rapport entre les professionnels et les résidents, les envies des personnes âgées, ce qu’elle peut leur apporter ». D’où la volonté d’accueillir Viviane Rabaud en trois temps : une semaine de « repérage », du 20 au 25 septembre 2010, une première immersion de un mois destinée à la création, entre le 12 octobre et le 9 novembre 2010, puis une seconde, du 1er avril au 7 mai derniers, pour la production et la restitution. Au cours de ces deux résidences prolongées, la jeune femme s’est installée littéralement dans l’établissement puisqu’elle dormait au troisième étage. « Je ne connaissais pas grand-chose à la maladie d’Alzheimer avant de venir, et je n’ai pas souhaité me renseigner davantage, raconte-t-elle. Dans mon travail, j’ai toujours été intéressée par l’interactivité et la place de l’autre. En réfléchissant aux dispositifs que je pouvais mettre en place pour “rencontrer” les personnes âgées de la maison d’accueil, j’ai rapidement pensé à la main, car c’est une partie du corps particulièrement symbolique. Quant au tricotin, c’est une technique que j’utilise depuis des années pour transformer le fil et créer des installations. Il se trouve que, pour les personnes âgées, cette petite machine à faire des cordons a beaucoup de sens : elles en ont toutes fait dans leur jeunesse. Au Diaconat, j’ai trouvé un espace de création artistique de choix. »

… tout en ravivant la mémoire

Lors de sa semaine de découverte, Viviane Rabaud assiste à des réunions de transmission, déjeune avec les résidents, s’adapte aux horaires de la maison et, surtout, découvre le jargon propre à la gérontologie. Ce qui lui donne l’idée d’imaginer son propre vocabulaire : lorsqu’elle transforme la bibliothèque pour y installer son atelier de création, elle le baptise BBA, soit « bureau des bilans artistiques », et calque ses horaires d’ouverture sur le planning des soignantes ; elle instaure un JDB (« journal de bord ») où elle note et commente toutes les RT (« rencontres tricotinées »), les sessions de TACM (« tricotin à choix multiple »), de TIC (« tricotin interactif et collectif »)… Ses premières « rencontres tricotinées » ont lieu lors de sa résidence du mois d’octobre. « C’est un dispositif artistique nomade, commente-t-elle. Je me déplaçais avec ma valise pleine de pelotes, dans la salle d’activités, les chambres, le jardin, et les gens (résidents, bénévoles, soignants ou familles) pouvaient choisir une texture et une couleur de laine, que je tissais entre leurs doigts par un jeu de maille. » Monique Jarnaud, aide-soignante, a prêté sa main et accompagné les résidents quand c’était nécessaire : « Ce que j’ai trouvé magique, c’est que cela ravivait la mémoire des personnes âgées. On aurait moins été dans la réminiscence si l’artiste avait fait de la sculpture ou de la peinture. Même si beaucoup de résidents n’ont pas bien compris ce qui se passait, ce qui était important, c’était l’événement : on sortait de l’ordinaire. Ici, les vieux ne se projettent pas dans ce qu’ils vont faire, mais quand ils le font, ils le vivent intensément. »

Chaque tissage a ensuite été punaisé sur un gigantesque tableau, avec le nom de la personne ayant prêté sa main. Au bout de 38 « rencontres tricotinées », l’ensemble a formé une œuvre originale et chatoyante. Même démarche pour le « tricotin interactif et collectif », mais cette fois l’artiste a invité les gens à lui rendre visite dans son BBA pour tisser eux-mêmes un cordon avec son tricotin mécanique. Elle notait là aussi les noms et prénoms du participant et mesurait la longueur de son cordon. « Le fait que mon BBA soit idéalement situé – dans l’entrée de l’établissement, avec une porte ouverte sur le couloir et l’autre sur la grande salle – a contribué à la réussite de cette performance, en encourageant les visites à l’improviste et en titillant la curiosité des familles. » Tant et si bien qu’une œuvre dans l’œuvre a même vu le jour, avec le lancement d’un concours imprévu. « Un matin, une patiente de l’hôpital de jour est entrée au BBA et a claironné : “Je viens battre le record !” Sa voisine de chambre avait tricotiné un cordon de six mètres et elle voulait faire plus ! Je n’avais pas du tout envisagé cet aspect – dans l’art, on appelle cela une “zone d’inconnu” – mais je me suis emparée de cette idée et j’ai surenchéri en affichant les scores. Finalement, c’est formidable que, dans un lieu où les gens sont plutôt passifs, on ait pu instituer cette notion de record à battre. »

« Je cherche toujours des projets innovants et qui collent aux besoins des personnes âgées. Alors, de toute évidence, je me suis passionnée pour cette aventure », commente Corinne Climent, l’animatrice coordinatrice du Diaconat, qui note : « Ce n’est pas facile d’entrer en communication avec certains résidents, et la démarche de Viviane Rabaud était totalement appropriée. » Tout au long de la résidence, Corinne Climent a continué à proposer les activités habituelles, tout en restant disponible pour l’artiste. Comme pour cette résidente très affaiblie à qui, elle le savait, la « rencontre tricotinée » allait plaire, mais dont les doigts étaient très contractés. Par des effleurements, elle les lui a assouplis afin qu’elle participe. « A travers le regard, Viviane Rabaud a vécu des moments très forts avec cette dame. » L’animatrice a elle-même prêté sa main pour un tissage. « Je voulais vivre cet instant et comprendre ce que les résidents ressentaient – même si, évidemment, chacun vit cette résidence à sa façon. » Contrairement aux animations qui sont souvent très cadrées, réfléchies, anticipées, la création artistique n’a jamais d’objectifs définis à l’avance, elle est faite de libertés. « Cette expérience a changé ma façon de voir l’animation, assure Corinne Climent. Viviane m’a appris qu’il y a des moments où l’on peut se laisser porter par ce qui se passe. »

La création des BIMS

C’est d’ailleurs sur le mode de l’improvisation que la plasticienne a construit son second temps de résidence. Que faire avec ces 47 bouts de tricotins, certains longs de 18 mètres ? Elle a d’abord invité les résidents à les installer dans leur espace de vie. « Des personnes les ont suspendus dans leur chambre, d’autres dans les couloirs, raconte Viviane Rabaud. Et puis, je me suis dit que j’allais récupérer les plus longs et les réunir pour en faire une grosse boule, je ne savais pas encore pourquoi, mais je voulais cette matière pour rendre palpable un état de rencontre et de complicité. » Mis bout à bout, les 123 mètres de tricotins ont formé une boule multicolore, et de ce chiffre a découlé une toute nouvelle création. « En la déroulant, en la déplaçant, j’ai proposé 123 mètres de discussion, 123 mètres de promenade… » On a ainsi pu voir l’artiste s’asseoir à une table et commencer à débobiner la boule en une spirale, avant qu’une résidente la rejoigne spontanément ; elle s’est baladée dans le parc pour photographier la boule placée ici sous le marronnier, là près des plantes aromatiques ; elle s’est installée sur la terrasse et a entouré une chaise avec le cordon, très vite aidée par deux résidents. Puis le nombre 123 l’a inspirée pour donner naissance à deux gigantesques « boules interactives manipulsables » (BIMS), seules œuvres qu’elle laisse derrière elle. En aluminium et recouvertes de cordage rouge, ces BIMS de 12,3 m2 de surface sont inclinées à 12,3 degrés, l’une sur un socle dans le jardin thérapeutique propre à l’Accueil 3, l’autre dans le parc de l’établissement. « L’idée m’est venue après avoir passé de longs moments dans le jardin thérapeutique. J’ai été interpellée par le grillage le séparant du grand parc – j’ai appris plus tard que c’était pour éviter que les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ne fuguent. Je voulais donner l’envie aux gens de l’intérieur comme de l’extérieur de circuler entre ces deux espaces verts. Et aussi de laisser les personnes âgées vivre ce qu’elles avaient envie de vivre avec ces BIMS. »

Branle-bas de combat à l’Accueil 3. Après l’animation loto, les aides médico-psychologiques aident les résidents à enfiler leur veste, les aides-soignantes poussent les fauteuils roulants : direction le jardin, pour un « après-midi BIMS ». « On détache les boules de leur socle et on les laisse en liberté », s’enthousiasme Corinne Climent. En partant, Viviane Rabaud n’a laissé qu’une consigne : elle a demandé à l’animatrice d’organiser, une fois par mois, une activité BIMS. « Pousse, pousse, t’as des forces, bonté ! », crie madame L. à une autre résidente. Certaines personnes âgées font rouler la boule en lui donnant une impulsion, d’autres l’accompagnent, un troisième manque de l’envoyer valdinguer sur les résidents en fauteuil qui regardent la scène, ébahis. Monique Jarlaud et Mireille Rami, aides-soignantes, les aident et les encouragent. « D’habitude, nous avons du mal à les mobiliser, et là ils participent sans problème. C’est le kiné qui va être surpris, quand nous allons lui raconter que madame L., qui se plaint toujours d’avoir trop mal aux genoux pour marcher, court presque après le BIMS ! » Une quinzaine de personnes âgées assistent à l’animation ; plusieurs membres du personnel sont là aussi ; des familles profitent de l’événement et une poignée d’étudiants de l’institut de formation en soins infirmiers voisin, en pause dans le parc, reçoivent une leçon de vie. « C’est comme au cinéma », s’émeut une dame en chaise roulante qui préfère rester spectatrice. « Moi ça ne m’emballe pas, je suis juste venu prendre l’air », affirme un monsieur suivi à l’hôpital de jour. Très vite, il esquisse un sourire, puis rit à gorge déployée en regardant les résidentes s’amuser. Par peur de sentir tous les yeux braqués sur lui, il ne se décidera pas à pousser les BIMS, une pudeur dont les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, souvent désinhibées, font fi. Mireille Rami commente la scène : « Des boules posées dans un jardin, en soi, ça ne veut rien dire, mais là il y a un échange, des sourires communicatifs. Avec quelque chose de finalement simple et banal, on arrive à faire de grandes choses. »

Résumant le bilan de la résidence d’artiste, la gériatre Alette Wyman assure : « Dans ma profession, on a l’habitude de rester modeste quant aux objectifs car on soigne des gens qui ne guériront jamais. Mais chaque petit pas est important, et là on en a fait plusieurs. Notre objectif était finalement d’apporter aux aînés des moments de bonheur, et c’est gagné. » Difficilement quantifiables scientifiquement, les effets des « rencontres tricotinées » sur les troubles du comportement sont néanmoins en cours d’analyse par un médecin, Nathalie Munoz, qui, après son internat au Diaconat, a décidé d’y consacrer sa thèse : « J’ai construit une échelle et travaillé auprès d’une trentaine de résidents en amont puis en aval des interventions de Viviane Rabaud. Peu importe, au final, les résultats qui émergeront, j’estime que cette résidence est une réussite car elle a permis à des personnes de l’extérieur de venir dans la structure, notamment lors de la grande inauguration fin avril. La presse a parlé du projet, et il y a eu les paroles et surtout les sourires de certains résidents. »

« Je ne peux absolument pas dire le bénéfice que les personnes âgées ont tiré de ma résidence, renchérit Viviane Rabaud, mais au fur et à mesure des rencontres, j’ai noté tout ce qu’elles me disaient. Ça n’est pas toujours cohérent, mais c’est très fort – “je me laisse vivre” ; “moi, ce que j’aime, c’est le contact” ; “on est rentré dans la vie”…Une femme m’a montré son cœur en me disant : “Ça me touche là.” Beaucoup de choses se sont passées sur le plan émotionnel. » Corinne Climent ajoute : « Lors du premier après-midi BIMS, une résidente a murmuré : “Je retourne en enfance.” Non pas que la démarche soit infantilisante, mais elle s’étonnait de prendre autant de plaisir à faire rouler une boule. Le dire avec des mots, c’est difficile, il faut le vivre. Le plus incroyable, c’est que lorsqu’on finit de déplacer les BIMS, il faut les fixer à un nouvel endroit. En temps normal, les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ont du mal avec l’espace. Or, la fois dernière, plusieurs d’entre elles m’ont spontanément demandé de les placer sous le grand marronnier. Des gens d’habitude incapables de donner leur avis ! »

Certains professionnels réticents

Le « décloisonnement » chez les professionnels est moins satisfaisant. Au cours de la résidence, des réticences se sont même fait sentir. « La question “à quoi ça sert ?”, j’y ai eu droit plus d’une fois », raconte Viviane Rabaud, qui a aussi pâti de remarques sur l’argent investi pour son projet, alors que l’établissement manque de personnel. « Tout le monde ne comprend pas la création contemporaine, et ce n’est pas grave ; ces interrogations font même partie du dispositif. Il faut dire que les soignants, tout comme les résidents, n’ont pas choisi de venir voir une exposition. C’est moi qui me suis introduite sur leur lieu de travail et de vie. » Même ceux qui ont accueilli favorablement le projet ont eu du mal à y adhérer complètement : ils accompagnaient volontiers les personnes âgées dans le BBA, mais n’osaient pas participer. « Certains culpabilisaient de se détacher du soin pour faire un “loisir” », pointe Sabine Rost. La cadre de département, qui a pourtant tenté de battre le record du tricotin le plus long, admet : « Ce n’était pas évident de m’amuser devant tout le monde pendant mon temps de travail. Mais il fallait s’autoriser à le faire, car en prenant du plaisir d’un côté, on en redonne forcément de l’autre. L’idéal serait de pouvoir monter d’autres projets de ce genre pour que cela devienne moins extraordinaire, plus spontané. »

Notes

(1) Clinique et maison d’accueil du Diaconat : 18, rue Charles-Sandherr – 68000 Colmar – Tél. 03 89 21 22 00.

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